"Les enfants n'ont pas de voix, alors on n'en parle pas" : les infanticides, "angle mort" de la lutte contre les violences faites aux mineurs
"Je n'ai pas pu sauver mon fils. Pour lui, c'est trop tard, lâche Aude Lafitte. Mais si mon histoire et mon combat peuvent permettre de sauver ne serait-ce qu'un enfant, alors tout ça n'aura pas servi à rien." Timothée est mort en mars 2019, à l'âge de deux mois, du syndrome du bébé secoué (SBS). Le père de l'enfant, mis en examen pour "violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner", comparaît aux assises de Nanterre (Hauts-de-Seine) à partir du lundi 2 décembre.
Pour Aude Lafitte, qui a cofondé en 2023 l'association Action contre les violences infantiles (AVI), ce procès est l'occasion de mettre en lumière l'ampleur des sévices infligés aux mineurs. En France, un enfant est tué tous les cinq jours dans le cadre familial, selon un rapport remis au gouvernement en 2019. Un bilan sous-évalué car "il ne tient pas compte du 'chiffre noir' que constituent les meurtres non révélés de nouveau-nés tués à la naissance et les meurtres d'enfants non repérés, principalement ceux victimes du syndrome du bébé secoué", pointe le document.
Des faits qui ne sont pas officiellement recensés
Fiona, Tony, Célya... En dépit de rares affaires médiatisées, "les violences faites aux enfants restent très invisibilisées" et leurs ressorts sont mal connus, regrette Claire Bourdille, fondatrice du collectif Enfantiste. "Les enfants n'ont pas de voix, alors on n'en parle pas", abonde Martine Brousse, présidente de l'association La Voix de l'Enfant. Les deux femmes dénoncent le désintérêt de la recherche et l'absence de statistiques officielles. Le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) dispose bien, chaque année, du nombre d'infanticides familiaux connus des forces de l'ordre. Mais il ne recense ni l'âge des victimes ni les circonstances de leur mort. En 2022, 60 mineurs étaient concernés, selon ce décompte.
"Tant qu'on n'a pas de chiffres officiels sur les infanticides, les gens continueront de penser que ce ne sont que des faits divers, qui arrivent une fois de temps en temps."
Aude Lafitte, présidente d'Action contre les violences infantilesà franceinfo
Le collectif Enfantiste et la journaliste Marie Albert recensent depuis 2020 le nombre d'infanticides et leurs circonstances, en épluchant quotidiennement la presse. Une initiative inspirée par le décompte des féminicides réalisé par des collectifs féministes, qui a permis d'inscrire ce mot dans le langage courant, avant l'organisation d'un Grenelle des violences conjugales.
"En France, quand on parle d'infanticide, tout le monde pense aux néonaticides", souligne Claire Bourdille, en référence aux meurtres de nouveau-nés dont Véronique Courjault et Dominique Cottrez sont devenues les emblèmes. En 2011, la première a été condamnée à huit ans de prison pour avoir tué à la naissance trois de ses enfants – deux d'entre eux avaient été découverts dans le congélateur familial, à Séoul, en 2006. La seconde a été reconnue coupable en 2015 du meurtre de huit de ses nouveau-nés par étranglement. Les deux procès, très médiatisés, ont fasciné la France entière, le premier a même donné lieu à un film. Pourtant, "le terme d'infanticide est un terme générique qui recouvre des réalités très différentes", pointe la sociologue Julie Ancian, autrice de Les Violences inaudibles : récits d'infanticides, publié en 2022.
Une majorité d'enfants déjà violentés
La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) distingue cinq principaux types d'infanticides : la mort liée à des "violences répétées", celle qui survient "dans le cadre d'une séparation conflictuelle" (on parle alors de violences vicariantes), le néonaticide, le syndrome du bébé secoué et la mort inattendue du nourrisson par négligence. Enfin, d'autres types d'infanticides "moins courants" existent, "liés à un épisode psychotique ou à une volonté d'abréger les souffrances d'un enfant gravement malade ou lourdement handicapé", relève la commission. Dans plus de 8 cas sur 10, l'enfant tué à moins d'un an, note encore la CNCDH. Le très jeune enfant "ne parle pas encore, ou peu, et comme il n'est pas encore scolarisé, aucune institution n'agit comme vigie pour repérer les situations de maltraitances", explique Aude Lafitte. Ces violences sont pourtant très communes : "plus de la moitié des enfants" qui font l'objet de l'étude du rapport de 2019 (hors néonaticides) "avaient subi avant leur mort des violences graves et répétées".
Pire, ces violences "avaient été repérées pour plus d'un tiers" des cas, sans que l'alerte soit donnée efficacement, note cette étude, qui conclut à "des dysfonctionnements ou des 'occasions manquées' à tous les niveaux du dispositif de protection de l'enfance". C'est ce qui est arrivé à Lisa, 3 ans, retrouvée morte chez elle à Conches-en-Ouche (Eure), en septembre 2023, après des mois de sévices physiques reconnus par sa mère et son beau-père. Pourtant, les scènes de violences étaient connues des voisins de la famille et une connaissance du couple avait même appelé le 119 pour donner l'alerte, a révélé Mediapart. En vain. La directrice de l'école de la fillette a notamment été mise en examen pour non-dénonciation de mauvais traitements, selon La Croix.
Les pères tuent autant que les mères
Parmi les facteurs de risques conduisant à l'infanticide, la Commission nationale consultative des droits de l'homme pointe l'enfance difficile des parents, la désinsertion sociale et la précarité matérielle, mais aussi la violence conjugale, les addictions ou les troubles psychiatriques. Les parents qui passent à l'acte conjuguent souvent plusieurs vulnérabilités. Une meilleure connaissance du phénomène permet aussi de tordre le cou aux idées reçues, comme celle qui veut que l'infanticide soit un crime féminin. En réalité, la moitié des auteurs des meurtres d'enfants dans le cadre familial sont les pères et les beaux-pères, les mères constituant la seconde moitié.
Les hommes sont ainsi les principaux auteurs dans les cas de bébés secoués et de violences vicariantes, ces meurtres perpétrés afin de "faire souffrir la mère victime de violences conjugales, dans un contexte de séparation", rappelle Claire Bourdille. En 2019, un père de famille a ainsi tué ses deux enfants avant de mettre fin à ses jours à Landerneau (Finistère), détaillant dans une lettre qu'il s'estimait défavorisé par rapport aux aides financières apportées à son ex-femme. En 2023, un homme déjà condamné pour violences conjugales a avoué avoir tué ses trois filles à Dieppe (Seine-Maritime) par "crainte de ne plus les voir", alors que sa femme et lui étaient en instance de divorce.
Autre idée reçue, sur le syndrome du bébé secoué : les victimes "ne sont pas des bébés qui pleurent plus que les autres", souligne la neurologue Anne Laurent-Vannier, experte judiciaire spécialiste du sujet. Contrairement à l'imaginaire du "parent qui finit par craquer face aux pleurs", les bébés victimes ont en moyenne été secoués dix fois avant le diagnostic, relate la Haute Autorité de santé.
"Un bébé est secoué non pas parce qu'il pleure plus que les autres, mais parce que l'adulte qui s'occupe de lui est plus violent que les autres."
Aude Lafitte, présidente d'Action contre les violences infantilesà franceinfo
Les mères, pour leur part, sont les autrices des néonaticides, souvent conçus comme "une forme d'avortement post-partum", précise la sociologue Julie Ancian. Cependant, ces mères qui passent à l'acte ne présentent pas de pathologie mentale et la notion de "déni de grossesse" n'est quasiment jamais retenue par la cour lors des procès. Alors, qu'est-ce qui pousse ces femmes à tuer leur nouveau-né ? Elles se trouvent "dans des situations financièrement précaires et conjugalement difficiles", avec un échec de la contraception ou de l'accès à l'IVG et "se retrouvent à devoir gérer une maternité qui est pour elles ingérable", détaille Julie Ancian.
Pas de politique de lutte contre les infanticides
Un an après le lancement de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, Charlotte Caubel, alors secrétaire d'Etat chargée de l'Enfance, regrettait en juillet 2022 au micro de France Inter que les infanticides constituent "un angle mort" de la lutte contre les violences sur les enfants. "Il faut qu'on ait une vraie prise de conscience sur la réalité des chiffres", lançait-elle. Deux ans plus tard, le constat est toujours d'actualité.
Les associations saluent l'organisation d'une campagne de sensibilisation sur le syndrome du bébé secoué, le déploiement des unités d'accueil pédiatrique pour l'enfance en danger (UAPED) ou le retrait automatique de l'autorité parentale à un parent violent. Mais elles estiment qu'il reste beaucoup à faire : mieux recenser les cas d'infanticides, former davantage les professionnels sociaux-médicaux au repérage des violences, mieux accompagner les parents après la naissance, augmenter les moyens pour la protection de l'enfance ou garantir l'accès à la contraception et à l'IVG pour toutes.
"On demande une volonté politique très forte, il faut un plan d'urgence sur les infanticides", lance Claire Bourdille. De son côté, l'association La Voix de l'enfant réclame la mise sur pied d'un Haut-commissariat à l'enfance et à la jeunesse rattaché au Premier ministre, sorte de "ministère de l'Enfance bis" qui permettrait de réfléchir à une politique de long terme, en s'affranchissant de l'instabilité gouvernementale du moment. Sollicité, Matignon ne dit pas s'il retiendra la proposition. Mais une ministre déléguée chargée de la Famille et de la Petite enfance, Agnès Canayer, a été nommée afin de se "consacrer pleinement" au sujet, assure une conseillère gouvernementale. Sans pour autant engager, pour l'instant, de réflexion à ce sujet.
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