"Il faut briser l'omerta" : la France va-t-elle vers un #MeToo des maltraitances envers les adultes vulnérables ?
Avant de franchir le seuil de la gendarmerie, Linda a longuement hésité. "Si je dénonce mon frère, ma maman ne me parlera plus. Et lui, comment réagira-t-il ? Il est violent." C'est l'histoire d'un dilemme moral, quelque part en Haute-Savoie, impliquant une veuve de 88 ans, sa fille de 53 ans et son fils de 56 ans. En guise de décor, la maison de l'octogénaire, où s'est réfugié l'aîné après s'être échappé d'un centre de désintoxication.
Linda accuse son frère, "toxicomane lourd", de faire subir "un enfer" à leur mère. "Il l'insulte, la rabaisse, la rackette", affirme la fille. Elle évoque des violences psychologiques, "peut-être physiques". "Il ne veut plus que l'aide-ménagère entre, les repas du service de portage sont déposés à la porte et je n'ose plus y aller seule", énumère-t-elle. Au fil des ans, le huis clos s'est fait plus oppressant, selon son récit. La vieille dame, prise entre l'amour pour son fils et son propre bien-être, serait "coincée" et dépassée.
A la mi-mars, Linda s'est décidée. Elle s'est présentée devant les gendarmes. "Ils m'ont dit que je ne pouvais pas déposer plainte pour ma mère, se désole-t-elle. Ils ont juste accepté une plainte contre mon frère pour injure, car il m'insulte régulièrement, mais mon dossier a tout de suite été classé sans suite." Elle accuse le coup. "Depuis le temps que je préviens tout le monde et qu'il ne se passe rien… C'est désespérant."
Faciliter les signalements
En France, les maltraitances envers les adultes les plus fragiles restent un profond tabou. Le concept même de maltraitance n'a fait son apparition dans la loi qu'en 2022, défini comme tout "geste, parole, action ou défaut d'action" portant atteinte à une personne vulnérable dans le cadre d'une "relation de confiance, de dépendance, de soin ou d'accompagnement". Souvent commis à l'abri des regards, les faits contre les personnes âgées ou handicapées sont rarement dénoncés par les victimes. Celles-ci, pas toujours en état de s'exprimer, craignent de ne pas être prises au sérieux ou de subir des représailles. Les témoins, quand il y en a, tendent aussi à s'enfermer dans le silence.
Comment sortir de ce cercle vicieux ? Le gouvernement s'apprête à présenter, lundi 25 mars, une stratégie nationale de lutte contre les maltraitances. La ministre déléguée chargée des Personnes âgées et des Personnes handicapées, Fadila Khattabi, en dévoile le contenu en exclusivité à franceinfo. Sur le modèle des inspections lancées dans tous les Ehpad après le scandale Orpea, "nous lançons un nouveau plan de contrôle qui concernera à terme tous les établissements sociaux et médico-sociaux accueillant des personnes en situation de handicap", annonce-t-elle.
Cette stratégie intègre aussi des avancées de la proposition de loi "Bien vieillir", qui doit être adoptée définitivement par le Sénat mercredi. "Nous allons créer, dans chaque département, des cellules permettant de centraliser et de mieux répondre aux signalements de maltraitances", se félicite la députée Renaissance Annie Vidal, rapporteuse du texte, qui appelle à "briser l'omerta". La future loi est toutefois jugée insuffisante par des parlementaires de tous bords, dont Annie Vidal, qui attendent de l'exécutif un projet de loi plus ambitieux sur le grand âge.
Le domicile, un huis clos propice aux abus
Désemparée face à la situation de sa mère, Linda a toqué à plusieurs portes. Début mars, elle a composé le 3977, un numéro national d'appel lancé par les pouvoirs publics en 2008. L'une des 14 écoutantes professionnelles a recueilli son témoignage et l'a orientée vers une association spécialisée de son département. Comme Linda, quelque 7 000 personnes ont été accompagnées par le 3977 l'an dernier. La majorité des appels provenaient de proches de la victime, selon des données internes. Dans moins d'un quart des cas, c'est la principale intéressée, généralement une femme, qui avait décroché son combiné.
"Les situations qui nous sont décrites, dans 65% des cas, ont lieu à domicile", souligne Bruno Dessailly, le responsable de la plateforme d'écoute de la Fédération 3977 contre les maltraitances faites aux personnes âgées et aux adultes en situation de handicap. "Bien souvent, la personne mise en cause est un autre membre de la famille. Cela va de la négligence, pas forcément consciente, jusqu'à la violence, qui peut être favorisée par des addictions ou des problèmes psychiques."
"La maltraitance en dit long sur l'état de notre société : des gens en difficulté dans leur quotidien se retrouvent parfois maltraitants avec leurs proches."
Bruno Dessailly, responsable de la plateforme d'écoute du 3977à franceinfo
Les formes de maltraitance signalées à domicile auprès du 3977 sont multiples. La plus récurrente est d'ordre psychologique, avec des propos irrespectueux, une infantilisation ou une culpabilisation de la personne. Vient ensuite la maltraitance physique (gestes brutaux, enfermement, alimentation forcée…) et financière (vol, procuration abusive, héritage anticipé…). En institution, il est davantage question de privations de soins, d'abus de neuroleptiques ou encore de mauvaises manipulations, "le tout souvent lié à un manque de personnel formé", selon la fédération.
"J'ai moi-même été maltraitante"
Dans le centre d'appel, le téléphone sonne encore. "3977 bonjour ?" A l'autre bout du fil, Marie-Thérèse s'inquiète pour sa mère de 96 ans, hospitalisée en Essonne après une chute. "Ma maman a des problèmes intestinaux et a besoin qu'on lui change sa couche régulièrement, décrit-elle. Mais là, on la change le midi et on lui dit : 'Vous restez comme ça jusqu'à ce soir'. J'appelle ça de la maltraitance. Elle ne mange plus et je ne sais pas dans quel état je vais la retrouver."
L'écoutante, Kankoun, consigne le récit – toujours au conditionnel, faute de preuves. A 47 ans, cette ancienne aide-soignante ne connaît que trop bien ces situations. "J'ai moi-même été maltraitante, reconnaît-elle. J'ai travaillé dans un service de gériatrie en sous-effectif, où il fallait respecter une certaine cadence. Cela devenait machinal, déshumanisé. Un jour, un résident s'est réveillé en panique, parce que j'avais commencé sa toilette sans le prévenir. C'est là que j'ai pris conscience. Le lendemain, j'ai quitté le service."
Dans son box téléphonique, Kankoun se sent utile. Chaque dossier part aussitôt au conseil départemental ou à une association locale chapeautée par la plateforme. La Fédération 3977 s'appuie en effet sur un réseau territorial de plusieurs centaines de bénévoles, réunis au sein de centres Alma (Allô maltraitance personnes âgées et majeures handicapées) dans presque tout le pays, pas toujours très actifs. C'est à eux qu'il revient de recontacter les appelants, de qualifier les faits – qui ne relèvent pas toujours de la maltraitance – et de leur conseiller les démarches à entreprendre.
Depuis #MeToo, "les gens osent davantage appeler"
Dans la capitale, le centre Alma Paris dit constater une hausse continue des sollicitations depuis 2018, avec un doublement du nombre de dossiers créés. "Grâce à #MeToo, les gens osent davantage nous appeler", se réjouit son président, Claude Lepresle.
"La parole se libère dans toute la société, y compris chez les plus vulnérables."
Claude Lepresle, président d'Allô maltraitance Parisà franceinfo
Le responsable associatif évoque toutefois des freins persistants. "On est dans une société où l'accusation devient plus facile, mais pas encore contre son propre fils ou sa fille", expose-t-il. En 2022, la moitié des mis en cause lors d'un premier appel auprès d'Alma Paris étaient des professionnels, notamment des aides à domicile, cibles de reproches pour manque de respect, gestes brusques ou retards à répétition. "Mais quand l'appel vise un membre de la famille, la personne accepte rarement d'aller porter plainte", déplore Claude Lepresle.
La maltraitance intrafamiliale est d'autant plus difficile à dénoncer que l'emprise est forte. "Presque toute maltraitance se manifeste dans un huis clos, en l'absence de témoin", souligne le bénévole. "A domicile, pour peu que vous n'ayez pas de passage d'infirmière ou d'aide-soignante, le champ est libre. Tout notre travail consiste à briser ces huis clos. Il suffit parfois d'un rien. L'acte de nous avoir appelé peut permettre de faire de nous un tiers protecteur : 'J'ai appelé Alma, alors, maintenant, tu fais attention'."
Des violences sexuelles "sous-évaluées"
L'annonce d'une stratégie gouvernementale aidera-t-elle à libérer la parole ? "On n'a pas encore de têtes d'affiche à la Emmanuelle Béart ou à la Judith Godrèche, ni une Brigitte Macron pour porter la cause, mais quelque chose s'est enclenché", observe une source associée à l'élaboration du texte. L'an dernier, une enquête du Crédoc a révélé que la question de la maltraitance envers les personnes vulnérables inquiète 70% des Français, davantage que le risque d'agression dans la rue. L'organisme de recherche y voit le signe d'une plus "forte sensibilité" de la population, "moins tolérante aux atteintes aux personnes" depuis la crise du Covid-19 et le scandale Orpea dans les Ehpad.
Le documentaire de "Zone interdite" consacré aux "scandales" et aux "défaillances de l'Etat" dans le secteur du handicap, diffusé dimanche soir sur M6, pourrait faire office d'accélérateur. Les parents d'un jeune homme autiste de 27 ans y ont accusé un foyer d'accueil médicalisé de "maltraitance" envers leur fils, qui aurait été victime de violences physiques, de malnutrition et d'un possible surdosage médicamenteux qui a failli lui coûter la vie. "Dans le monde du handicap, c'est tellement plus facile d'être malveillant (...) parce qu'il n'y a pas de retour : nos enfants ne viennent pas nous raconter ce qu'ils subissent", se désole la mère.
"Vous ne verrez jamais une personne atteinte d'Alzheimer appeler le 3977 pour accuser son conjoint ou son ambulancier", appuie une source proche de l'exécutif, pour qui "le phénomène des violences sexuelles sur les personnes vulnérables reste largement sous-évalué". Début mars, la cellule investigation de Radio France a mis en lumière plus de 150 affaires de violences sexuelles commises par des chauffeurs de taxi, de bus ou des ambulanciers contre des personnes dont elles avaient la charge. Petit à petit, l'iceberg des maltraitances sort du brouillard. On n'en voit encore que la partie émergée.
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