Récit Le "long cheminement" de Judith Godrèche pour mettre des mots sur sa relation d'emprise avec Benoît Jacquot

L'actrice a porté plainte mardi contre le réalisateur pour "viol sur mineur", après des années de silence, mais également contre un autre cinéaste, Jacques Doillon, pour des faits similaires.
Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
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L'actrice Judith Godrèche (à droite) et sa fille, Tess Barthélemy, le 2 septembre 2023, au Festival du cinéma américain de Deauville (Calvados). (MARTIN ROCHE / OUEST-FRANCE / MAXPPP)

C'est une scène de la minisérie Icon of French Cinema, dans laquelle Judith Godrèche raconte sa propre vie. Une jeune fille de 14 ans vient passer un casting pour le film d'un réalisateur prénommé Eric. "Tu as un petit ami ?", lui lance-t-il assis dans l'ombre, derrière la caméra. "Oui, enfin pas vraiment", répond l'adolescente hésitante. S'approchant doucement d'elle, il lui lance : "C'est son jean que tu portes là ?" "Oui, comment vous savez ?", rétorque la jeune Judith d'une petite voix. "Ça ne te dérange pas de montrer ta peau comme ça ? Il doit faire un peu froid là-dessous", poursuit le réalisateur, sans répondre à sa question. 

Cet échange est inspiré du premier casting de Judith Godrèche, au printemps 1986, pour un rôle dans Les Mendiants de Benoît Jacquot, dont le tournage a eu lieu l'été suivant, au Portugal. Le cinéaste français est alors âgé de 39 ans. C'est le début d'une relation d'emprise qui a duré six ans.

Harvey Weinstein, un premier déclencheur

Dans un article publié par Le Monde, mercredi 7 février, Judith Godrèche, aujourd'hui âgée de 51 ans, raconte un rapport de domination et une sexualité douloureuse avec le réalisateur. Elle a porté plainte contre lui mardi, mais aussi contre le réalisateur Jacques Doillon, pour "viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans" commis par personne ayant autorité. Une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Paris pour "l'ensemble des faits dénoncés ayant eu lieu entre 1986 et 1992""Il n'y a pas si longtemps, je taisais mon histoire", écrit l'actrice dans une lettre, également publiée par Le Monde, adressée à Tess, sa fille de 18 ans. "Ça a été un long cheminement" avant d'oser parler, a expliqué Judith Godrèche jeudi matin sur France Inter. 

L'une des étapes majeures de cette prise de conscience se situe en 2017, lorsque l'actrice décide de se confier à Jodi Kantor, une journaliste du New York Times, sur la tentative d'agression sexuelle dont elle a été victime de la part d'Harvey Weinstein. Le producteur américain semble alors "intouchable, appartenant à cette caste dont l'impunité ne saurait être remise en question", décrit-elle au Journal du dimanche (JDD) quelques mois plus tard, en mai 2018. "Il fallait entreprendre de briser le silence et toute la construction intérieure de protection que j'avais mise en place." 

Lorsqu'elle décide de livrer son histoire, elle ne sait absolument pas qui, ni combien d'actrices vont témoigner : les dessous de l'enquête sont tenus secrets. Les faits que relate Judith Godrèche remontent au Festival de Cannes de 1996. Elle a alors 24 ans, et s'est fait remarquer pour son rôle dans Ridicule de Patrice Leconte, dont Harvey Weinstein vient d'acheter les droits. Le producteur se présente à elle et lui dit vouloir discuter du film dans sa suite d'hôtel, à Antibes. "J'étais si naïve et pas préparée à cela", se souvient-elle dans le New York Times. Une fois dans la chambre, Harvey Weinstein lui propose un massage, qu'elle refuse. "L'instant d'après, il se plaque contre moi et m'enlève mon pull", décrit l'actrice, qui parvient à quitter les lieux. 

Son témoignage, publié le 10 octobre 2017, s'ajoute aux récits de six actrices américaines, dont Gwyneth Paltrow et Angelina Jolie. Pour Judith Godrèche, c'est "un saut dans le vide, et peut-être aussi un soulagement", souligne-t-elle dans le JDD. D'autres femmes déclarent par la suite avoir été violées par le magnat du cinéma. C'est le début du mouvement #MeToo. 

La découverte bouleversante du "Consentement"

L'actrice, qui vit depuis 2014 aux Etats-Unis, reçoit, dans la foulée, la visite de la procureure de New York, qui vient la rencontrer chez elle, à Los Angeles, en vue du procès d'Harvey Weinstein (aujourd'hui en prison après ses condamnations pour viols). Elle lui pose "beaucoup de questions, pendant une heure et demie", s'est souvenue Judith Godrèche au micro de France Inter jeudi. Elle lui propose de venir témoigner. "Je lui dis que je ne peux pas être témoin, que ma présence va lui foutre en l'air son procès", poursuit-elle. Dans "une forme de culpabilité", elle lui confie avoir été en couple à 14 ans avec un homme de 40 ans. "Cela faisait de moi une mauvaise fille, ou pire encore : quelqu'un dont il est normal d'abuser à nouveau." Pour autant, une première étape fondamentale est franchie : elle a dénoncé publiquement l'un de ses agresseurs.

Sa prise de conscience se poursuit en 2020, lorsqu'une amie lui fait parvenir le récit de Vanessa Springora : Le Consentement. L'autrice y décrit sa relation d'emprise avec Gabriel Matzneff, qui a débuté quand elle avait 14 ans et lui 50 ans. La lecture lui est insupportable. "Page après page. Je me noie. Une armure embrumée m'engloutit tout entière. Je sombre. Le referme", écrit-elle dans sa lettre à sa fille.

La similitude avec son histoire la frappe : deux hommes auréolés de prestige, l'un dans le milieu littéraire, l'autre dans le cinéma, ont des relations sexuelles avec de très jeunes filles. Sans que personne ne s'y oppose, pas mêmes leurs parents. Le père de Judith Godrèche l'a ainsi laissée voyager en France et à l'étranger avec Benoît Jacquot. Une lettre qu'il a écrite pour permettre à sa fille de se déplacer librement pour le tournage d'un film de Jean-Pierre Mocky est évoquée par l'actrice dans Le Monde. "Il me fallait une autorisation parentale pour circuler mais pas pour coucher avec lui [Benoît Jacquot], alors que c'était déjà illégal au regard du droit pénal de l'époque ?", réagit-elle. 

Devenue "un clown, une acrobate"

Le Consentement est un choc immense pour l'actrice, mais le désir de se protéger, de ne pas regarder en face "le sordide du réel", selon la formule adressée à sa fille, reste plus fort. "Il y a cette espèce de désir de repeindre la chambre en rose. De ne pas vouloir regarder son passé ou son enfance, comme quelque chose qui serait de l'ordre d'un traumatisme, ne pas se vivre en victime", a-t-elle disséqué sur France Inter. 

Le rire constitue alors un paravent. "Depuis quelques années, il m'arrive de vous parler de mon enfance, la plupart du temps en tournant les choses en dérision, comme un clown, une acrobate", observe-t-elle dans sa lettre introspective. Elle a d'ailleurs choisi de faire de sa vie une comédie pour son grand retour en tant qu'actrice et réalisatrice, avec Icon of French Cinema.

Mais, entre deux traits d'humour, elle aborde largement sa relation avec Benoît Jacquot, jamais cité, mais facilement reconnaissable sous les traits d'Eric. Des scènes rappellent son histoire personnelle. On y voit Eric attraper par le bras l'adolescente (jouée par Alma Struve) et lui hurler dessus en plein rue à New York. La réalité a été bien plus violente. "Il me donne un coup de poing dans le nez, puis part. Je reste là, muette sur Broadway", confie l'actrice au Monde

"La petite fille en moi ne peut plus taire ce nom" 

Pendant toute la promotion de la série, Judith Godrèche prend soin de ne jamais citer Benoît Jacquot, "par peur que le sujet disparaisse derrière un nom", explique-t-elle sur son compte Instagram, le 6 janvier. Ce jour-là, elle dénonce publiquement le cinéaste. "La petite fille en moi ne peut plus taire ce nom. Il s'appelle Benoît Jacquot", dit-elle dans sa story postée sur le réseau social.

L'ultime déclic a lieu lorsqu'une vidéo refait surface, une interview, extraite d'un documentaire intitulé Les Ruses du désir : l'interdit, réalisé par Gérard Miller en 2011 (le psychanalyse est lui-même désormais accusé de viols ou d'agressions sexuelles par plus de 40 femmes). Benoît Jacquot y revient sur sa relation avec Judith Godrèche, lorsque celle-ci était âgée de 15 ans selon lui (l'actrice assure que leur histoire a débuté lorsqu'elle avait 14 ans). "Une fille comme elle, comme cette Judith, qui avait en effet 15 ans, en principe, et moi 40, j'avais pas le droit, je crois pas… Mais ça, elle n'en avait rien à foutre et même elle, ça l'excitait beaucoup, je dirais", lâche le cinéaste. 

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Le réalisateur, 77 ans aujourd'hui, et auteur d'une trentaine de films, reconnaît ensuite que son métier lui a permis d'avoir une relation avec une mineure sans être inquiété. "D'une certaine façon, faire du cinéma est une sorte de couverture, au sens où on a une couverture pour tel ou tel trafic illicite, c'est une sorte de couverture pour des mœurs de ce type-là", déclare-t-il. Sur Instagram, le 6 janvier, Judith Godrèche s'est, elle, adressée à "la culture française", lui reprochant de "trouver des excuses aux artistes qui profitent de leur statut pour mettre dans leur lit des femmes très jeunes, voire des adolescentes"

Judith Godrèche est finalement parvenue à mettre des mots, y compris les plus crus, sur son passé, en livrant son "histoire d'enfant kidnappée" au Monde. Elle dénonce les rapports sexuels brutaux qu'elle a subis, décrit comment Benoît Jacquot l'a attachée à un escalier, et pris sa ceinture pour la frapper. "Je le laisse faire un coup, deux coups, mais je ne peux pas." Elle se souvient avoir protesté : "Ce n'est pas drôle, ça fait mal." Dans son sillage, plusieurs comédiennes ont également dénoncé des violences et du harcèlement sexuel de la part de Benoît Jacquot, qui nie la majorité des faits qui lui sont reprochés.

Mais le cinéaste n'est pas le seul que Judith Godrèche accuse. Sur France Inter, elle a assuré que le cinéaste Jacques Doillon, lui a fait "la même chose". Selon son récit, les faits ont eu lieu au moment du tournage du film La Fille de 15 ans, sorti en 1989, et dans lequel elle tenait le premier rôle. La comédienne évoque des faits qui se seraient produits "dans la maison de Jane Birkin", qui était alors la compagne de Jacques Doillon.

Le tournage, pour sa part, "était hallucinant", dit-elle. Jacques Doillon avait "viré l'acteur qui jouait [s]on petit ami pour prendre sa place". Il a "tout à coup décidé qu'il y avait une scène d'amour, une scène de sexe" avec la jeune Judith Godrèche. Au total, "45 prises" ont été nécessaires pour cette scène. "J'enlève mon pull, je suis torse nu, il me pelote, me roule des pelles", ajoute-t-elle, annonçant qu'elle a également porté plainte contre le réalisateur, aujourd'hui âgé de 79 ans.

Ce dernier a réagi par l'intermédiaire de son avocate : Jacques Doillon a "découv[ert] ces accusations ce matin par voix de presse". Il "les réfute avec force et a hâte de s'expliquer devant la justice", a affirmé Marie Dosé à l'AFP. Après Judith Godrèche, les actrices Anna Mouglalis et Isild Le Besco ont à leur tour dénoncé les comportements du réalisateur dans Le Monde, jeudi.

"C'est parce que j'ai une fille adolescente que je parviens à réaliser ce qui m'est arrivé, à me dire que j'ai navigué seule dans un monde sans règles ni lois", déclarait Judith Godrèche au magazine Elle, début décembre 2023. "Je comprends qu'il est temps de raconter mon histoire, écrit-elle à Tess, dans sa lettre publiée dans Le Monde. Pour vous, pour toutes celles et ceux qui vivent encore dans un silence imposé. Dans la peur. Il est temps. Il faut que vous sachiez. Il faudra se cacher les yeux, par moments. J'espère que vous me pardonnerez. Je sais, il se fait tard, mais je viens de comprendre. Ce truc — le consentement — je ne l'ai jamais donné. Non. Jamais au grand jamais. Alors, il est temps."

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