On vous raconte l'affaire de fichage raciste dans laquelle le réseau d'intérim Adecco est jugé, 22 ans après les faits
Salamata reste médusée à l'idée d'avoir pu être fichée par une entreprise d'intérim parce qu'elle est noire. "Je sais qu'il y a du racisme en France, mais je ne pensais pas que ça pouvait être aussi assumé", confie la quadragénaire. Elle fait partie des centaines d'hommes et de femmes qui se sont inscrits, entre 1997 et 2001, au sein de l'agence parisienne Adecco Montparnasse. Celle-ci est accusée d'avoir fiché 500 intérimaires "en raison de l'origine, de la nationalité ou de l'ethnie" à cette période.
Les deux anciens directeurs de cette agence et l'entreprise elle-même sont jugés devant le tribunal correctionnel de Paris, jeudi 28 septembre, après plus de vingt ans d'une bataille judiciaire acharnée, menée par des associations de lutte contre les discriminations, SOS Racisme et la Fédération nationale des Maisons des potes.
Un "tri ethnique" dénoncé par un stagiaire
L'affaire débute en septembre 2000, quand Gérald Roffat, stagiaire chargé des recrutements, dénonce à SOS Racisme les pratiques de cette agence du 14e arrondissement de la capitale, qu'il vient de quitter. Il affirme que chez Adecco Montparnasse, qui se spécialise dans le recrutement en hôtellerie et restauration, les salariés noirs sont fichés dans une catégorie à part.
Il décrit un vaste système de discrimination, dans lequel le chargé de recrutement associe un code à chaque intérimaire : "PR1", pour "très bonne présentation physique et orale" ; "PR2", pour "présentation moyenne" ; "PR3", qui n'a pas été clairement défini ; et "PR4", soit "les personnes noires", résume Samuel Thomas, à l'époque président de SOS Racisme. C'est lui qui a recueilli le témoignage de Gérald Roffat et mené toute la procédure. Lorsqu'un client d'Adecco cherchait un intérimaire, "il pouvait alors mentionner : 'Pas de PR4'", relate l'ex-stagiaire de l'agence dans son témoignage écrit, où il dénonce un "tri ethnique".
Les entreprises ayant recours à cette agence "ne voulaient pas que des personnes noires soient recrutées à des postes trop visibles, en contact direct avec leur clientèle", explicite Samuel Thomas. SOS Racisme dépose plainte début 2001 pour "discrimination raciale à l'embauche", et une information judiciaire est ouverte.
Des aveux enregistrés
Au départ, la procédure avance vite. Le 30 janvier 2001, un huissier de justice se présente dans les locaux d'Adecco Montparnasse pour se faire remettre le listing des intérimaires "PR4". En février, l'inspection du travail se rend à son tour à l'agence, et relève, en consultant les pochettes contenant les photos des intérimaires, que ceux dont les dossiers portent la mention "PR4" sont presque tous noirs, et qu'aucun n'est blanc.
Au cours de cette visite, le directeur de l'agence, Olivier Poulin, admet "qu'il existe un phénomène de rejet et de discrimination raciale à l'embauche dans la demande quotidienne de certains de nos clients. En conséquence, nous essayons de déléguer nos intérimaires possédant le critère 'PR4' chez d'autres clients plus 'accueillants'". Des propos consignés dans le rapport de l'inspection du travail versé au dossier, que franceinfo a pu consulter. Lors de l'enquête, plusieurs anciens salariés de l'agence confirment aussi l'existence de "l'équation 'PR4 = intérimaires de couleur'", est-il précisé.
En février, toujours, et avec la complicité de SOS Racisme, France 3 réalise un entretien avec la directrice régionale Ile-de-France d'Adecco, encore archivé sur YouTube. Face aux caméras, elle nie catégoriquement l'existence d'un "fichier à part" discriminatoire. Mais lorsque SOS Racisme l'interroge en caméra cachée, elle admet que "la liste saisie par l'huissier existe". Et poursuit : "C'est vrai que c'est une liste de gens de couleur. Ce n'est pas une liste de discrimination : ces types-là, ils bossent, ils bossent même beaucoup. En revanche, le matin, on ne les envoie pas au casse-pipe sur certains sites". Les deux séquences sont diffusées par la chaîne.
Une condamnation en 2007 pour des faits similaires
Dans les mois qui suivent, les témoignages de salariés ou d'ex-salariés d'Adecco s'accumulent pour dénoncer des méthodes qu'ils jugent discriminatoires. En février 2001, SOS Racisme est contacté par une ancienne responsable de recrutement passée par plusieurs agences du groupe d'intérim, qui affirme que l'un des plus importants clients de l'entreprise, dans le secteur du divertissement, et pour lequel elle travaillait entre 1997 et 1999, lui demandait "du personnel de 'type européen' principalement". Lors d'une audition par la police, dont franceinfo a consulté le procès-verbal, elle précise : "Pour les non-européens, j'avais un quota d'environ 20%."
Le même mois, l'association reçoit un autre témoignage, concernant cette fois L'Oréal. Une ex-salariée de Districom, ancienne filiale d'Adecco, explique que l'année précédente, en 2000, plus de 200 animatrices ont dû être recrutées pour des opérations de promotion de produits capillaires du géant de la beauté. Pour ce faire, la directrice de Districom avait envoyé un fax à la maison mère, Adecco, stipulant les critères de l'entreprise pour les candidates : elle y parle de profils "BBR", pour "Bleu, Blanc, Rouge", en référence au drapeau français. Un terme qui sous-entend "des candidates françaises blanches", résume Samuel Thomas, qui dépose plainte au nom de SOS Racisme à la suite de ce témoignage.
En 2006, le tribunal correctionnel de Paris met hors de cause Adecco, Districom et L'Oréal. Mais en appel, l'année suivante, les trois sociétés subissent un gros revers et sont finalement condamnées pour discrimination raciale. "Une victoire historique", se félicite alors Samuel Thomas dans Libération , saluant "un procès exemplaire".
Une procédure qui traîne et une nouvelle défense
La procédure concernant l'agence Montparnasse n'a pas été aussi diligente. En juillet 2006, le directeur de l'agence, Olivier Poulin, revient sur ses déclarations. Il assure, par la voix de ses avocats, que la mention "PR4" aurait en fait servi à recenser les personnes "ayant des difficultés à bien lire et/ou bien compter, et/ou des difficultés d'adaptation au poste". Samuel Thomas, le président de SOS Racisme, fournit alors aux juges les diplômes des membres de ce fichier qu'il est parvenu à contacter. "Non seulement ceux que l'on appelle au téléphone parlent très bien français, mais en plus, ils ont tous des BEP, des bac pro, des DESS...", explique-t-il à franceinfo.
Dans les années qui suivent, la justice traîne et les juges se succèdent. "Toutes les preuves sont là, mais Adecco est une entreprise extrêmement puissante, très bien accompagnée sur le plan juridique", analyse Samuel Thomas. Il relève que la société "a refusé les actes d'instruction demandés", et regrette "que le juge d'instruction ait refusé de les faire exécuter".
En 2017, c'est la douche froide pour SOS Racisme et la Fédération nationale des Maisons des potes (FNMDP), un réseau d'associations qui s'est joint à la procédure entre-temps : le juge ordonne un non-lieu, estimant que "les intérimaires figurant [sur le fichier 'PR4'] avaient obtenu un certain nombre de missions, et ce, en dépit de leur nationalité ou de leur couleur de peau". Mais il est contredit par la chambre de l'instruction, qui demande en 2018 la mise en examen de la société Adecco France, et des deux directeurs successifs de l'agence parisienne, Mathieu Charbon et Olivier Poulin.
En février 2021, vingt ans après la plainte de SOS Racisme contre l'agence de Montparnasse, la cour d'appel de Paris décide finalement le renvoi devant le tribunal correctionnel. Il faut attendre deux ans de plus pour qu'une date soit fixée pour le procès.
"Blessée qu'on me traite d'analphabète"
Depuis, Samuel Thomas, désormais président du réseau des Maisons des potes, tente de retrouver les centaines d'hommes et de femmes fichés par l'agence Adecco Montparnasse. Il est aidé d'élèves avocats et de militants de l'association, qui se basent sur le listing saisi en 2001. Mais la tâche est loin d'être évidente : la plupart des numéros de téléphones sont périmés et "90% des courriers nous sont revenus", regrette Samuel Thomas. Les membres de l'association se sont déplacés au domicile des 10% de destinataires restants.
Malgré leurs efforts, de nombreuses victimes restent introuvables, et ne pourront pas être indemnisées si Adecco est condamné. "On a réussi à joindre seulement vingt personnes sur les 500, dont quinze se sont constituées parties civiles", dit-il. Salamata en fait partie. A l'époque, elle avait "entre 18 et 20 ans", habitait en Normandie, et profitait des vacances chez son grand-père à Paris pour faire un peu d'intérim. "Adecco m'avait trouvé un poste chez Flunch, pour débarrasser les tables. J'étais étudiante en comptabilité et j'avais besoin de me faire un peu d'argent à côté", décrit-elle à franceinfo. Elle travaille aujourd'hui auprès d'enfants handicapés dans une école maternelle, et ne pourra pas assister au procès. Mais elle le suivra attentivement et espère qu'Adecco "reconnaîtra enfin les faits".
Michèle, 41 ans, compte bien être présente sur le banc des parties civiles, "les jours clés du procès". Cette gestionnaire de paie dit s'être sentie "humiliée" quand elle a appris que les gens annotés "PR4" étaient considérés par Adecco Montparnasse comme "illettrés". "J'ai été vraiment blessée qu'on me traite d'analphabète. Je compte bien montrer que c'est faux en apportant mon témoignage", déclare cette mère de deux enfants. "Je le fais aussi pour eux. Je me dis que demain, il peut leur arriver la même chose."
Suite à la publication de cet article, le groupe Adecco précise : "nous condamnons et sanctionnons tous les comportements pouvant être contraires à la loi et aux valeurs de notre entreprise (...) La consigne que nous donnons à nos agences est qu’aucune discrimination n’est acceptable ou justifiable et que nos recrutements doivent être fondés uniquement sur les compétences et les aptitudes."
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