Ce que "La Tentation radicale" nous apprend sur la radicalisation religieuse des jeunes musulmans en France
Une vaste enquête sociologique publiée cette semaine se penche sur l'épineux sujet de la radicalisation des jeunes français. Pour le politologue Gérard Grunberg, les critiques qu'elle suscite ne sont pas justifiées.
Gérard Grunberg, auteur de cet article, est directeur de recherche émérite au CNRS. La version originale de cet article a été publiée sur le site Telos, dont franceinfo est partenaire.
L'ouvrage publié sous la direction d'Olivier Galland et Anne Muxel sur la tentation radicale (La Tentation radicale. Enquête sur les lycéens, éd. PUF, avril 2018), réalisé à partir d'une grande enquête sur les lycéens, constitue à l'évidence un jalon de première importance dans l'étude du phénomène de la radicalisation des jeunes en France. Il apporte en effet de nombreuses réponses aux questions que nous nous posons sur l'ampleur et les causes de cette radicalisation. La richesse de l'ouvrage nous oblige à nous focaliser ici sur l'un des thèmes majeurs traités, le phénomène de la radicalisation religieuse, étudié plus spécialement par Olivier Galland.
Une radicalisation religieuse dans un milieu religieux
Pour Olivier Galland, "la montée de la religiosité chez les jeunes musulmans semble être un phénomène de grande ampleur". Selon lui, le rôle fondamental de l'idéologie salafiste dans le processus de radicalisation, relevé par Gilles Kepel, est réel. Il s'agit bien d'une radicalisation de l'islam dans les jeunes générations de musulmans. N'ayant pas assez d'indicateurs pour étudier l'ensemble du phénomène de la montée du fondamentalisme religieux dans ces générations, il se limite à un indicateur d'absolutisme religieux construit à partir des deux opinions selon lesquelles "l'islam est la seule vraie religion" et "la religion a raison contre la science pour expliquer la création du monde". 75% des jeunes musulmans des lycées partagent entièrement ou plutôt la première opinion et 81% la seconde. Cette radicalisation religieuse ne constitue pas une rupture générationnelle avec les parents. Ces jeunes déclarent en effet avoir été élevés religieusement et ne font pas état de conflits avec leurs parents à propos de la religion. Il s'agit donc d'une radicalisation religieuse dans un milieu lui-même religieux.
La comparaison avec les élèves affiliés à d'autres religions ou sans religion montre clairement la spécificité des jeunes musulmans du point de vue de l'importance de la foi religieuse dans leur vie personnelle, leur forte pratique religieuse et leur attachement au respect des comportements et interdits religieux.
Gérard Grunberg, directeur de recherche émérite au CNRS
"Ces jeunes, écrit Olivier Galland, se situent bien dans un univers culturel et normatif très éloigné de la jeunesse majoritaire et très éloigné des valeurs centrales de la société." "Leur radicalisation religieuse, ajoute-t-il, est associée à un ensemble de valeurs qui font sens et qui sont largement en décalage avec celles qui dominent dans la société française."
Ils rejettent ainsi le libéralisme culturel qui est au contraire en progrès dans l'ensemble de la jeunesse française et plus largement occidentale. Leur anti-relativisme radical en matière religieuse et leur attachement à la domination des croyances religieuses sur les croyances séculières et la rationalité scientifique les isolent dans la société française, leur profil idéologique se démarquant ainsi très nettement de celui des autres jeunes. Il s'agit donc d'un phénomène de résistance de plus en plus radicale au mouvement de sécularisation dans lequel les sociétés occidentales sont engagées.
Un fossé croissant entre les jeunes musulmans et les autres lycéens
Il est particulièrement intéressant de remarquer que le rapport à la religion n'oppose pas les lycéens éloignés de la religion (près de la moitié de l'échantillon) à ceux qui ont une religion, quelle qu'elle soit, mais les jeunes musulmans aux autres lycéens, qu'ils aient ou non des croyances religieuses. Ainsi, 23% des chrétiens seulement estiment que leur religion est la seule vraie religion contre 75% des jeunes musulmans. Et sur la question de savoir qui détient la vérité à propos de la création du monde, tandis que 81% des jeunes musulmans optent pour la religion c'est seulement le fait de 27% des chrétiens, plus proches ici des sans-religion (5%). Un fort absolutisme religieux se manifeste ainsi chez 32% des jeunes musulmans et chez 6% seulement des jeunes chrétiens. Ces derniers sont beaucoup plus proches des sans-religion que des musulmans.
Se confirme ainsi que le mouvement de sécularisation religieuse est essentiellement un phénomène qui concerne la civilisation chrétienne dans son ensemble. Le fossé entre les jeunes musulmans et les autres jeunes est donc d'autant plus large que les premiers opèrent un mouvement en sens inverse de l'évolution des seconds dans leur rapport à la religion. Galland situe ici sa réflexion dans la suite de celle d'Hugues Lagrange, selon lequel les musulmans inversent la tendance au déclin des pratiques religieuses lié au mouvement de sécularisation de nos sociétés.
Galland met également en cause l'importance des "facteurs socio-économiques que beaucoup de travaux présentent comme une détermination évidente de la radicalisation". Ils "n'interviennent absolument pas comme facteurs prédictifs de l'absolutisme religieux ou de la justification de la violence religieuse", montre-t-il.
Une tolérance à l'égard de la violence religieuse
L'auteur s'interroge ensuite sur le phénomène de la violence religieuse ("il est acceptable de combattre les armes à la main pour sa religion") et de sa double relation avec d'une part la tolérance à "la violence-déviance" d'un côté et avec leur degré d'absolutisme religieux de l'autre, combinant ces deux variables pour construire son indicateur.
Notons d'abord que sur cet indicateur de tolérance à la violence-déviance 26% de l'ensemble des lycéens de l'échantillon occupent les positions les plus élevées. Les jeunes musulmans y sont surreprésentés (35%). La question est alors de savoir quelle est la part respective de la tolérance à la violence et de l'absolutisme religieux dans l'acceptation de la violence religieuse. La variable de tolérance à la violence-déviance joue le rôle principal dans l'acceptation de la violence religieuse. Chez les lycéens qui partagent cette tolérance sans être des absolutistes religieux, 19% acceptent la violence religieuse. Chez eux s'effectue donc un passage direct de la tolérance à la violence-déviance à l'acceptation de la violence religieuse sans que l'absolutisme religieux joue un rôle significatif dans cette acceptation. Mais, comme le montre Olivier Galland, c'est la combinaison de cette tolérance et de l'absolutisme religieux qui prédispose le plus massivement les jeunes à accepter la violence religieuse (42%). Or ce groupe est composé presque exclusivement de jeunes musulmans puisque l'absolutisme religieux, tel qu'il est mesuré, est quasiment absent chez les chrétiens et, bien sûr, totalement absent chez les sans religion. Ajoutons qu'il s'agit essentiellement de garçons, les filles n'exprimant aucune tolérance à la violence-déviance.
Une enquête sociologique, pas idéologique
Cette riche recherche confirme donc les résultats obtenus par d'autres enquêtes : la radicalisation religieuse des jeunes musulmans est un phénomène de grande ampleur dont il est crucial de prendre conscience d'autant que, comme nous l'avons dit, il se développe à rebours du phénomène général de sécularisation de notre société.
Cette enquête constitue donc un apport important de la recherche sociologique. Or, curieusement, Patrick Simon, chercheur à l'Ined, dans sa critique parue dans le Monde du 4 avril, accuse les auteurs de "construire un dossier à charge contre l'islam en cherchant à séparer la religion des conditions sociales de son appropriation et de ses expressions". Accusation étrange de la part d'un chercheur en sciences sociales ! Il critique, en particulier, l'indicateur d'absolutisme religieux qui, selon lui, "s'applique essentiellement aux musulmans".
Or, dans une société en voie de sécularisation où, comme l'enquête le montre, les jeunes musulmans adhérent massivement à une conception anti-relativiste de la religion et rejettent tout aussi massivement une approche scientifique de l'explication de la création du monde, il était au contraire capital d'utiliser des indicateurs permettant à ces jeunes d'exprimer la spécificité de leur rapport à la religion.
Gérard Grunberg, directeur de recherche émérite au CNRS
Cela s'appelle la sociologie. En outre, on pourrait ajouter que s'il y avait eu en France des "créationnistes" protestants, cet indicateur aurait certainement très bien fonctionné pour eux également. Le fait est simplement qu'ils ne sont pas présents en France…
Si une analyse scientifique de ce type de phénomènes est rejetée comme constituant un dossier "à charge contre l'islam", c'est que Patrick Simon mélange science et idéologie. La sociologie entend mettre en lumière les phénomènes sociaux. L'idéologie préfère parfois les cacher. C'est toute la différence !
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