"J'ai besoin d'entendre ce qu'il a à dire" : face au père Preynat, jugé à Lyon, dix victimes marquées à vie
Le procès de l'ancien curé, réduit à l'état laïc à l'été 2019, s'ouvre lundi devant le tribunal correctionnel de Lyon. Sur les dizaines de témoignages recensés par l'association La Parole libérée, seules dix plaignants se retrouveront sur les bancs des parties civiles.
"On attaque une partie de la procédure beaucoup plus individuelle." Quatre ans après la création de l'association La Parole libérée, l'un de ses cofondateurs, François Devaux, s'apprête à affronter une nouvelle étape judiciaire dans l'affaire du père Preynat, devenue emblématique du scandale de pédocriminalité qui a éclaté au sein de l'Eglise catholique française. Bernard Preynat, ancien prêtre lyonnais âgé de 75 ans, comparaît à partir du lundi 13 janvier devant le tribunal correctionnel de Lyon pour des agressions sexuelles commises sur plusieurs jeunes scouts dans les années 1980-1990, alors qu'il officiait dans la paroisse de Sainte-Foy-lès-Lyon, commune huppée de la banlieue lyonnaise.
Ses agissements pédocriminels, qu'il a reconnus et qui étaient portés à la connaissance de sa hiérarchie depuis longtemps, ont conduit à la condamnation à six mois de prison avec sursis, en première instance, du cardinal Philippe Barbarin – la décision du procès en appel sera connue fin janvier. Une "victoire" collective pour La Parole libérée, à l'origine de la révélation du dossier. Ce nouveau rendez-vous judiciaire s'annonce beaucoup plus intime. "On sera moins dans le combat de société, ce conflit presque politique, mais davantage dans celui d'un préjudice personnel, avec des souffrances beaucoup plus profondes", anticipe François Devaux.
De nombreux faits prescrits
"Ce sera aussi le procès des absents", glisse Nadia Debbache, son avocate. Sur les dizaines de personnes qui se sont signalées comme victimes du curé auprès de l'association, seules dix devraient prendre place sur les bancs des parties civiles, aux côtés de cinq associations de protection de l'enfance. En cause, la prescription de nombreux faits dénoncés, dont ceux de viols. Bernard Preynat est ainsi renvoyé pour agressions sexuelles sur mineurs de 15 ans par personne ayant autorité. L'instruction a écarté une trentaine de dossiers pendant l'enquête, dont ceux des anciens louveteaux Alexandre Hezez, Christian Burdet, Didier Bardiau ou encore Laurent Duverger, dont les témoignages poignants avaient soufflé la salle au procès du cardinal Barbarin.
Parmi les dix plaintes retenues figure celle de Stéphane Hoareau, qui s'était associé à la procédure à l'encontre du cardinal. "Il va affronter une troisième étape, peut-être plus dure car il ne s'agit pas de savoir si on a dénoncé des faits délictueux ou pas, mais de savoir ce dont il a été victime", relève son avocat, Yves Sauvayre. François Devaux et Pierre-Emmanuel Germain-Thill, incarnés à l'écran par Denis Ménochet et Swann Arlaud dans le film de François Ozon Grâce à Dieu, qui met en scène le combat des victimes, en seront également à leur troisième déposition à la barre.
J'ai besoin de finir de tout dire, de tout expliquer, de répondre aux questions, et d'entendre ce qu'il a à dire. Je n'ai pas d'appréhension mais de l'impatience à tourner cette page. On reste un peu enfermés là-dedans.
Pierre-Emmanuel Germain-Thillà franceinfo
"Il attendait ce procès depuis longtemps. C'est un nouveau maillon de la chaîne dans la libération de la parole", confirme son avocate, Emmanuelle Haziza. Matthieu F., dont le témoignage avait été publié sur le site de La Parole libérée, fera également de nouveau entendre sa voix, après avoir raconté lors du procès Barbarin comment "la trahison d'un prêtre" l'"a enfermé dans le silence" jusqu'à la mort de sa mère, à laquelle il n'a jamais pu révéler ce qu'il avait subi enfant.
Les mots des six autres plaignants résonneront, eux, pour la première fois dans l'enceinte d'un tribunal. "On a beaucoup parlé du silence de l'Eglise mais il y a aussi celui des victimes, pendant des années, note Nadia Debbache. Ce n'est pas simple de sortir de l'anonymat." Benoît P. est de ceux-là. Son nom a émergé au cours de la procédure et il a été contacté par les policiers. "C'est un garçon particulièrement fragile", qui s'est tenu loin de la médiatisation de l'affaire, souligne son avocat, Didier Briand. Celui-ci va demander un huis clos partiel pour son audition, en raison de son état psychologique. Jean-François G., "très réservé", ne veut pas non plus "être sous le feu des projecteurs". "La seule personne à qui il souhaite s'adresser est monsieur Preynat", indique son conseil, Martine Bouchet. Si cet homme de 41 ans fait partie des quatre parties civiles confrontées au prévenu pendant l'enquête, les autres le reverront pour la première fois à l'audience.
Des témoignages concordants
Anthony G., 39 ans, l'avait rayé de sa mémoire, jusqu'à ce que ses souvenirs ressurgissent en voyant sa photo sur internet dans des articles de presse. Comme il l'a dit aux enquêteurs, il s'est alors souvenu de ces trois années où le vicaire le prenait dans ses bras à l'église de Saint-Foy-lès-Lyon. Le jeune scout du groupe Saint-Luc subissait baisers sur le front, caresses sur les jambes et sur les fesses.
La lecture de l'ordonnance de renvoi de Bernard Preynat devant le tribunal donne le vertige, tant les témoignages semblent se dupliquer pour ne former qu'un seul récit polyphonique. Des victimes âgées de 7 à 10 ans, des agressions commises entre 1986 et 1991, dans la salle des archives de l'église, sous la tente dans les camps de scouts en Normandie, en Irlande ou en Italie. Le "gros ventre" étouffant du curé, son odeur très particulière, de tabac froid et d'after-shave mélangés, ses râles quand il pressait "ses chouchous" contre lui. Les baisers sur la bouche "avec la langue", les attouchements sur le sexe, les mots glissés au creux de l'oreille après ces étreintes imposées : "C'est notre petit secret", "tu es mon garçon spécial".
Je me rappelle certaines odeurs, celle de son corps, de son after-shave. Il avait arrêté de fumer et avait très souvent un cure-dents en bouche pour résister à l'envie de fumer. Je me souviens de certaines attentions 'privilégiées', qu'il m'a pris dans sa voiture sur la fin d'une randonnée, de photos de moi qu'il prenait en camp et m'offrait par la suite.
Matthieu F.Sur le site de La Parole libérée
Pierre-Emmanuel Germain-Thill dénombre une cinquantaine d'agressions et se rappelle que Bernard Preynat lui retirait son short et lui tournait le pénis "de façon circulaire". Stéphane S., 39 ans, se souvient qu'il le faisait asseoir sur ses genoux et lui frottait le sexe à l'intérieur du short, par-dessus le slip. Frédéric S., 43 ans, se remémore des attouchements lors d'un séjour à Rome, alors qu'ils étaient tous couchés dans le dortoir d'un couvent. Benoît R., 40 ans, raconte ces longues minutes, "une éternité", pendant lesquelles le prêtre le serrait très fort contre lui, "la tête sur son pantalon au niveau de son sexe", lui disant qu'ils avaient "un amour si pur que les autres ne pourraient pas comprendre". Ses parents, informés de la situation, n'ont pas porté plainte mais ont sollicité un entretien avec l'ecclésiastique, qui a avoué "s'être mal comporté" et s'est excusé.
C'est là l'une des particularités de cette affaire : Bernard Preynat a toujours reconnu être pédophile, au point d'interrompre ses études de séminariste pour effectuer, à la demande de l'Eglise, une thérapie chez un praticien missionné par la hiérarchie catholique, puis à l'hôpital du Vinatier, dans la région lyonnaise, en 1967 et 1968. En vain. L'assouvissement de ses pulsions n'a jamais cessé ni été stoppé. Le prêtre a juste été déplacé à la fin de l'année 1991 dans la paroisse de Neulise (Loire), avec interdiction de prendre en charge des groupes d’enfants, garçons, de 8 à 12 ans. "Depuis 1991, il ne s'est rien passé. Absolument aucune agression à me reprocher depuis 1991. D'aucune sorte", a-t-il juré auprès de "Complément d'enquête".
"Le fait que Preynat reconnaisse les faits met un peu de baume sur les blessures mais elles sont tellement profondes…" glisse l'avocat de Stéphane Hoareau, Yves Sauvayre. "Sa reconnaissance des faits est tout de même à géométrie variable", pointe son confrère Didier Briand, évoquant un "pédophile prédateur" à la mémoire sélective. Confronté aux déclarations de ses accusateurs, Bernard Preynat avoue souvent à demi-mot, confirmant certains gestes mais pas d'autres. Les experts psychologue et psychiatre qui l'ont examiné après sa mise en examen en janvier 2016 diagnostiquent "une personnalité pathologique et clivée", avec un "fonctionnement narcissique et autocentré", peu capable d'empathie envers ses victimes. Ils décrivent "un système de séduction, d'emprise perverse, instauré auprès des enfants" et "un déni de la gravité des infractions commises".
"Regarder en face le traumatisme d'une agression sexuelle"
Alors, qu'attendre de ses déclarations à l'audience ? "C'est un homme âgé qui a des soucis de santé, mais cela ne l'empêchera pas de participer aux débats. Il attend ce procès avec beaucoup d'angoisse mais il faut qu'il se tienne, c'est important pour les victimes et pour lui", fait valoir son conseil, Frédéric Doyez, qui déposera des conclusions dès l'ouverture des débats pour contester la non-prescription des faits.
"Je vois Preynat comme un homme que je qualifierais de malade. Là où il est, il ne fera plus grand-chose. Mais on ne peut pas minimiser toute la souffrance que cet homme-là a générée", observe François Devaux. L'ancien "gourou", qui subjuguait parents et enfants par ses talents d'"orateur" et son autorité, a été réduit à l'état laïc par la justice ecclésiastique l'été dernier.
Le père Preynat est un ovni, entre l'aura qu'il dégageait et les pulsions sexuelles dans lesquelles il a été enfermé pendant des années. C'est l'un des plus grands prédateurs que l'on ait judiciairement identifiés.
Jean Boudot, avocat de la partie civileà franceinfo
"C'est un dossier qui oblige à regarder en face ce qu'est le traumatisme d'une agression sexuelle. Les garçons, on les retrouve trente ans après et on voit les ravages", poursuit l'avocat de Jérôme F. Selon Jean Boudot, c'est l'un des enjeux de ce procès, alors que l'affaire Gabriel Matzneff a réimposé dans le débat public la question de l'impact des violences sexuelles commises sur des mineurs. Si l'ancien scout est parvenu à se construire professionnellement, sa vie familiale et sentimentale est beaucoup plus "compliquée".
Jean-François G. porte lui aussi les stigmates de ces agressions. "C'est quelqu'un de très inhibé, il ne supporte pas qu'on soit tactile avec lui depuis les faits", explique son avocate, Martine Bouchet. Anthony G. indique pour sa part souffrir de timidité excessive, de spasmophilie et de crises d'épilepsie. Stéphane Hoareau, lui, est "un type en colère", selon les mots de son avocat. Placé en famille d'accueil après avoir été "déraciné" de La Réunion, le jeune garçon a subi les assauts de Bernard Preynat. "Il dit toujours : 'si je n'étais pas venu en métropole, tout cela ne serait pas arrivé'. On lui a pris son destin. Maintenant, il le reprend et essaie de le gérer comme il peut", résume Yves Sauvayre.
Quelle peine, trente ans après ?
Le passage de la justice peut-il réparer, un tant soit peu, ces maux-là ? "On dit souvent que ça répare les choses, mais ça rafistole", relativise l'avocat. Quels dommages et intérêts demander ? "Je suis en difficulté pour estimer le préjudice. Mon client [Benoît P.] veut être reconnu comme victime mais n'est pas dans cette démarche financière. C'est inchiffrable de toute façon", estime Didier Briand.
"Quand bien même Preynat irait en prison ou serait puni de manière significative par la justice, cela ne changera pas les faits et, j'en ai l'impression, ne me procurera pas véritablement de soulagement", écrivait Matthieu F. sur le site de La Parole libérée. Aujourd'hui, "il attend une déclaration de culpabilité, assure son avocat. Mais sur le terrain de la peine, il reste très digne et très respectueux de l'institution judiciaire." Bernard Preynat encourt dix ans de prison et 150 000 euros d'amende.
Ce procès va poser la question du sens de la sanction pénale. Est-ce qu'on doit le juger en 2019 comme on l'aurait jugé en 1992 ?
Jean Boudot, avocat de la partie civileà franceinfo
L'interrogation est la même du côté de la défense : "Est-ce qu'on tiendra compte du fait que la société a évolué et que c'est pour cette même raison qu'un procès se tient trente ans après ?" se demande Frédéric Doyez. Les magistrats auront une semaine pour répondre à cette question.
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