Cet article date de plus de deux ans.

Lutte contre la propagande jihadiste : quel bilan tirer des fermetures de mosquées durant le quinquennat d'Emmanuel Macron ?

Article rédigé par Catherine Fournier, Eloïse Bartoli
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Trois des mosquées qui ont été fermées, au moins provisoirement, en France ces dernières années. (FRANCEINFO)

Fermer certains lieux de culte était l'un des axes majeurs choisis par le président sortant pour "combattre l'idéologie jihadiste". Cinq ans après, qu'en est-il ? Franceinfo s'est penché sur cette question, à la veille de l'élection présidentielle.

Les fidèles de la mosquée Al-Farouk de Pessac (Gironde) pourront assister à la prière du vendredi 8 avril. Ils ont obtenu gain de cause devant la justice administrative. Le tribunal a suspendu l'arrêté de fermeture pris pour six mois par la préfecture pour promotion d'"un islam radical" et d'une "idéologie salafiste". Aussitôt, le ministère de l'Intérieur a fait appel de cette décision. Il a en revanche renoncé à fermer la mosquée Al Madina Al Mounawara, à Cannes (Alpes-Maritimes), annoncée en janvier par Gérald Darmanin. Le ministre dénonçait alors la tenue de "propos antisémites" au sein du lieu de culte.

Ce revirement signe-t-il une inflexion dans la politique de fermeture des mosquées, renforcée depuis le début du quinquennat ? C'était l'une des promesses du candidat Emmanuel Macron, en 2017 : "Nous combattrons l'idéologie jihadiste" avec la "fermeture des lieux de culte qui promeuvent une propagande jihadiste" et "la dissolution des associations concernées". Proposition associée à l'idée que le "jihadisme se nourrit d'un climat social, d'une critique des valeurs républicaines communes". Cinq ans, trois lois et trois ministres de l'Intérieur plus tard, il est difficile d'interpréter le bilan chiffré de ces mesures, que le dernier locataire de la place Beauvau s'applique à communiquer.

Un arsenal législatif renforcé

Sur les 2 623 mosquées et salles de prière établies sur le territoire national, près de "90 étaient soupçonnées de séparatisme" au début de l'année 2021, selon le ministère de l'Intérieur. Après une série de contrôles, 36 sont restées ouvertes car "la loi de la République y était respectée", 22 ont été fermées et 31 "font l'objet d'investigations plus poussées". Mais, de l'aveu même de la majorité, un certain nombre de fermetures ont été réalisées pour non-respect de normes administratives (règles d'urbanisme, sanitaires, de sécurité incendie…) et non pour des motifs de radicalisation ou de séparatisme. 

Depuis la vague d'attentats commis sur le territoire à partir de 2015, un arsenal législatif a pourtant été mis en place pour faciliter ces fermetures. En octobre 2017, quelques semaines après l'attaque de militaires de l'opération Sentinelle à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), la loi Silt retranscrit dans le droit commun des dispositions jusque-là réservées à l'état d'urgence pour lutter contre le terrorisme. Elle autorise notamment les préfets à fermer des lieux de culte pour six mois. En 2021, le projet de loi antiterroriste (Prat) renforce ces mesures, en permettant à l'autorité administrative de fermer également des locaux dépendants des mosquées.

La même année, la loi "confortant le respect des principes de la République", d'abord appelée loi "séparatisme", voit le jour. Les fermetures de lieux de culte sont autorisées en dehors de tout état d'urgence ou de menace terroriste, pour une durée de deux mois, si un discours haineux ou raciste s'y tient. Un glissement s'opère vers une lutte contre "un jihadisme d'atmosphère", selon l'expression du politologue Gilles Kepel. Le texte accroît le contrôle du financement des cultes pour éviter toute "ingérence étrangère". Il élargit aussi les possibilités de dissolution des associations. Quinze l'ont été ces cinq dernières années, dont le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) et BarakaCity"Les critères permettant de justifier ces fermetures sont moins exigeants que ceux qu'impose la loi Silt, dans le cadre de la lutte antiterroriste", estime le juriste Julien Jeanneney, professeur à Sciences Po Strasbourg. 

Des notes blanches contestées

Malgré cet arsenal législatif, les procédures administratives pour fermer des mosquées sont régulièrement dénoncées par ceux qui les subissent. Elles se fondent essentiellement sur des "notes blanches" des services de renseignement, comme l'affirment plusieurs sources judiciaires à franceinfo. Celles-ci, "ni signées, ni datées", reposent sur "des données électroniques privées (les images ou l'historique de navigation des téléphones portables) ou sur le témoignage d'informateurs. Elles n'ont pas toujours la rigueur juridique et factuelle sur laquelle doit reposer tout élément de preuve"estimait en 2018 la rapporteuse spéciale de l'ONU sur la protection des droits humains et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, après une visite en France.

"Ces notes remettent indûment en cause la présomption d'innocence, ont pour effet de renverser la charge de la preuve et affaiblissent les droits de la défense devant les tribunaux."

Fionnuala Ní Aoláin, rapporteuse spéciale de l'ONU

dans un rapport

Dans le dossier de Pessac, auquel franceinfo a eu en partie accès, "90% des griefs [de la préfecture] sont liés à des publications Facebook qui ont été retirées", affirme l'avocat Sefen Guez Guez, qui représente l'association gestionnaire de la mosquée. Il dénonce "un décalage entre des accusations graves et la situation réelle" et voit dans cette décision de fermeture "une commande politique" du ministère de l'Intérieur. "On ne ferme pas une mosquée pour fermer une mosquée, mais parce qu'il s'y tient des propos graves ou qu'il existe des liens avec des activités terroristes", rétorque-t-on dans l'entourage de Gérald Darmanin. "C'est là où il y a un risque de radicalisation, cela reste un foyer, c'est ce qui remonte des services", appuie Raphaël Gauvain, député LREM de Saône-et-Loire et rapporteur de la loi Silt.

Pour autant, aucune des mosquées fermées "n'a fait l'objet d'une ouverture d'instruction judiciaire en lien avec du terrorisme", assure l'association Action droits des musulmans, dans son rapport "Punition collective". Si ces mesures administratives n'ont pas vocation à réprimer des infractions telles que l'apologie du terrorisme ou la provocation directe au terrorisme, elles donnent rarement lieu à l'ouverture d'une enquête pénale en parallèle, confirme à franceinfo le Syndicat de la magistrature, qui s'interroge sur "la véritable dangerosité de ce qui est proféré dans les mosquées".

Le tournant Samuel Paty

Les fermetures ont-elles permis de déjouer des attentats islamistes, de démanteler un réseau ou d'interpeller des terroristes ? A Lunel (Hérault), touchée par une vague de départs en Syrie en 2014, certains des jihadistes avaient bien fréquenté la mosquée de la ville. Mais un premier tournant intervient après les attentats de 2015. "Les mosquées sont dans l'œil du cyclone en France, donc les jihadistes les évitent", souligne Farhad Khosrokhavar, directeur de l'Observatoire de la radicalisation à la Maison des sciences de l'homme. "Sur les 1 900 Français qui sont partis faire le jihad de 2013 à 2016, les mosquées sont un point de départ dans 5% des cas, relève le sociologue. La majorité se fait par des réseaux [sur] internet, par les copains."

L'étude d'impact menée par les parlementaires sur la loi Silt en convient : "Aucune fermeture intervenue n'a pu être prononcée en prenant en compte les seuls propos tenus par l'imam au sein du lieu de culte, ceux-ci étant désormais 'lissés', jusqu'à contenir des condamnations expresses des actes de terrorisme." Pourquoi, dès lors, mettre l'accent sur ces fermetures ? "C'est une mesure d'affichage pour rassurer les Français", tranche Nabila Asmane, avocate de la mosquée d'Allonnes (Sarthe), fermée pour six mois en octobre 2021 pour "pratique radicale de l'islam".

L'affaire Samuel Paty constitue un autre tournant. L'assassinat de cet enseignant d'histoire-géographie par le terroriste Abdoullakh Anzorov, le 16 octobre 2020, en région parisienne, a étayé "l'idée reçue d'un lien mécanique entre rigorisme religieux musulman et passage à l'acte violent", analyse Haoues Seniguer, maître de conférences à Sciences Po Lyon, spécialiste de l'islamisme. En cause, notamment, la diffusion sur la page Facebook de la mosquée de Pantin (Seine-Saint-Denis) de la vidéo d'un parent d'élève relayant des propos mensongers sur ce professeur et son cours sur les caricatures du prophète Mahomet. Si la justice antiterroriste n'a pas officiellement établi de lien entre le terroriste et l'ancien recteur de la mosquée de Pantin – l'instruction est toujours en cours –, l'endroit a fermé ses portes pendant six mois.

Un sujet porteur pour plusieurs candidats à l'Elysée

Pour ses détracteurs, non seulement cette politique "se trompe de cible", mais elle risque d'être contre-productive.

"Est-ce que les avantages momentanés dans la fermeture d'une mosquée, sans autre forme de procès, sont prépondérants sur les désavantages de braquer les musulmans contre la société et participer au repli d'une communauté ?"

Farhad Khosrokhavar, sociologue

à franceinfo

A l'approche de la présidentielle, la classe politique reste prudente sur le sujet. "Ce n'est pas là-dessus que je contesterais l'action du gouvernement", souligne le socialiste Patrick Mennucci, coauteur d'un rapport d'enquête sur les filières jihadistes. S'il s'interroge sur la "stratégie", le député Les Républicains Julien Aubert estime "nécessaire" d'envoyer "un signal à toutes les autres mosquées" sur le risque d'accueillir "un pourcentage de gens fanatiques". La candidate LR, Valérie Pécresse, propose de poursuivre cette politique de fermetures et de dissolutions, à l'instar de ses adversaires d'extrême droite, Marine Le Pen et Eric Zemmour.

A gauche, le sujet n'est pas mentionné explicitement dans les programmes, même si Yannick Jadot (EELV) souhaite rattacher les cultes au ministère de la Justice et Jean-Luc Mélenchon (LFI) promet de combattre tous les communautarismes et l'usage politique des religions. Quant à Emmanuel Macron, il entend continuer "à déployer de manière méthodique" la "lutte contre les séparatismes", fermetures de mosquées comprises, tout en promettant la "refonte du modèle d'intégration républicain", corollaire social de cette politique. Une promesse déjà évoquée lors du discours des Mureaux, en octobre 2020. Le 24 avril, il saura s'il dispose de cinq ans de plus pour la mettre en oeuvre.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.