Peut-on vraiment dire "qu'une personne blanche sur sept" est victime de racisme en France ?
Laurent de Béchade, militant qui dénonce l'existence d'un "racisme anti-Blancs", a affirmé, jeudi sur CNews, que cette statistique figurait dans une étude de l'Ined. Mais l'enquête en question ne dit pas tout à fait ça.
A écouter Laurent de Béchade, le "racisme anti-Blancs" serait "la forme de racisme la plus répandue en France", celle "qui se propage le plus aujourd'hui". "Des millions" de Français seraient ainsi victimes de "discriminations" et de "violences physiques" et "verbales" à cause de la blancheur de leur peau, a-t-il affirmé en réaction aux propos controversés de l'ancien champion du monde 1998 Lilian Thuram dénonçant la présence de racisme "dans la culture blanche" et affirmant : "Les Blancs pensent être supérieurs."
Et le militant Laurent de Béchade, cofondateur de l'Organisation de lutte contre le racisme anti-Blancs (Olra), d'asséner cette statistique, jeudi 5 septembre sur le plateau de CNews : "Il y a une personne blanche sur sept en France qui a déjà été victime de racisme anti-Blancs." Le militant précise, dans un tweet, avoir trouvé ce chiffre dans une enquête de l'Ined, l'Institut national d'études démographiques, datant de 2016. Vrai ou "fake" ?
Les propos de Lilian #Thuram sont racistes et doivent être condamnés sans ambiguïté. J'ai rappelé sur CNEWS que le racisme anti-Blancs est le racisme le plus fréquent (1 personne blanche sur 7 touchée selon l'INED). Thuram se rend désormais complice de ces agressions. pic.twitter.com/bQYDuA6ifu
— Laurent de Béchade (@LaurentDBE) September 5, 2019
D'où sort cette statistique "d'une personne blanche sur sept" victime de racisme ?
L'étude dont parle Laurent de Béchade est l'enquête Trajectoires et origines, de quelque 600 pages, publiée en 2016 par l'Ined et portant sur "la diversité des populations en France". Son quinzième chapitre aborde "la place du racisme dans l'étude des discriminations". Les personnes interrogées par l'Ined ont notamment répondu à cette question : "Au cours de votre vie, avez-vous été la cible d'insultes, de propos ou d'attitudes ouvertement racistes en France ?" Si la réponse est oui, deux questions complémentaires sont posées afin de déterminer où ces faits se sont produits et s'ils ont eu lieu au cours des douze derniers mois.
Dans le tableau présentant les résultats de ce questionnaire (page 449), une catégorie correspond à peu près à la statistique brandie par Laurent de Béchade : celle de la "population majoritaire non paupérisée". Au sein de cette catégorie, 15% des personnes ont déclaré qu'elles avaient "vécu une situation raciste au cours de [leur] vie". A peu près les 1 sur 7, soit 14,3%, évoquées par le militant.
Le terme "population majoritaire" a été créé par l'Ined pour définir un ensemble "toujours difficile à nommer". Il désigne, précise l'Institut dans son lexique (page 35), "l'ensemble des personnes nées françaises de parents eux-mêmes français qui résident en France métropolitaine et qui ne sont ni immigrées, ni natives d'un DOM, ni descendantes de personne(s) immigrées(s) ou native(s) d'un DOM".
Mais résumer cette "population majoritaire" à des Blancs (c'est-à-dire des personnes d'origine européenne) serait une erreur, pointe l'Ined en préambule. Car il s'agit d'"un groupe hétérogène qui ne peut être réduit à des personnes supposées 'blanches'". En effet, "au sein de cette population sont présentes des personnes dont les ancêtres sont des migrants". Cette "population majoritaire" comprend également les "rapatriés de l'ancien empire colonial" et leurs descendants. Cet ensemble n'est donc pas exclusivement composé de personnes blanches, mais "on peut quand même considérer que la plus grande partie de cette 'population majoritaire' est blanche", reconnaît Patrick Simon, sociologue et démographe à l'Ined, qui a codirigé cette enquête.
Est-ce vraiment "la forme de racisme la plus répandue" ?
Si 15% de cette "population majoritaire" déclare avoir été victime de racisme en France, dans l'enquête de l'Ined, la proportion est bien supérieure dans d'autres catégories de la population française. Cette expérience du racisme concerne 60% des personnes dont les parents sont nés en Afrique centrale, 58% pour l'Afrique sahélienne, 54% pour les DOM ou l'Asie du Sud-Est et 50% pour l'Algérie, entre autres.
Et cette statistique atteint 55% chez les personnes nées en Afrique centrale, 47% pour celles nées dans les DOM, 44% pour l'Afrique sahélienne, 38% pour le Maroc ou la Tunisie, 37% pour l'Asie du Sud-Est. Avec 15% des personnes se disant victimes de racisme, la "population majoritaire non paupérisée" est la catégorie ayant la plus faible statistique du classement.
Quels faits se cachent derrière ce "racisme anti-Blancs" ?
Etre victime de "racisme anti-Blancs" implique d'être discriminé parce qu'on a la peau blanche. Mais pour ces 15% de la "population majoritaire" se disant victimes de racisme, la réalité est plus complexe. "Une partie de ces personnes issues de la 'population majoritaire' sont exposées au racisme par intermédiaire, par exemple parce que leur conjoint lui-même est 'racisé'. Elles perçoivent et reçoivent le racisme que vit leur conjoint. Ou alors elles sont elles-mêmes prises à partie comme étant associées à la personne 'racisée'", explique Patrick Simon.
"Cela a été mis en évidence pour les personnes converties à l'islam qui perdent en quelque sorte leur statut de Blanc. Cela vaut aussi pour d'autres minorités religieuses, comme les personnes juives qui peuvent être perçues comme blanches mais sont également exposées à l'antisémitisme, poursuit le sociologue. Quand ces personnes déclarent avoir été exposées à du racisme, ce n'est pas en tant que blanches : elles ont été 'racisées'."
Ces personnes issues de la "population majoritaire" se disant victimes de racisme traduisent également "un sentiment de mal-être", analyse l'expert. "Les personnes de la population majoritaire qui parlent de racisme n'habitent pas nécessairement dans des quartiers où il y a une forte concentration d'immigrés : ce ne sont pas toujours des expériences concrètes, mais sans doute des réactions à la présence de minorités considérées comme trop voyantes, trop actives, trop expressives."
D'un point de vue théorique et pratique, il est abusif de parler de 'racisme anti-Blancs'.
Patrick Simon, démographe et sociologue à l'Inedà franceinfo
"Le racisme anti-Blancs n'existe pas pour les sciences sociales, ça n’a pas de sens", confirme Eric Fassin, sociologue à l'université Paris 8, sur France Culture.
Son analyse est majoritaire parmi les sociologues, même si Pierre-André Taguieff, chercheur honoraire au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), a une vision différente. Le politologue auteur de Judéophobie, la dernière vague et "Race" : un mot de trop ?, qui collabore par ailleurs au site d'extrême droite Dreuz.info, estimait ainsi dans Le Monde (article payant), en 2012, qu'il existe bien une "idéologie" qui "rejette les Blancs", même si "elle est très marginale" en France.
La justice, de son côté, a bien reconnu, dans un nombre très limité d'affaires, le caractère raciste d'une agression sur une personne blanche, comme le rappelle Libération. Ce fut le cas, en 2010, d'un homme qui en avait frappé un autre, à Paris, en le traitant de "sale Blanc" et de "sale Français". Ou en 2016, lorsqu'un jeune homme a insulté, avec les mêmes termes, un sexagénaire dans un train. Enfin, en mars, le rappeur Nick Conrad a été condamné à 5 000 euros d'amende avec sursis pour son clip Pendez les Blancs, les juges estimant que "les termes de la chanson, accompagnés d’images violentes et brutales, incitent directement l’internaute à commettre des atteintes à la vie sur les personnes de couleur blanche".
Le "racisme anti-Blancs" est-il un racisme comme les autres ?
"La grande distinction entre le 'racisme anti-Blancs' et le racisme qui frappe les minorités, c'est que ce que rapportent les Blancs, ce sont des frictions de la vie quotidienne, des interactions agressives plus ou moins violentes au cours desquelles il peut y avoir des insultes renvoyant à la couleur de la peau ou à la nationalité française", estime Patrick Simon.
Le démographe en veut pour preuve les résultats d'une autre enquête intitulée Cadre de vie et sécurité. "Dans cette enquête, où il y a des questions sur les expériences de racisme, notamment violentes, et où l'on demande de décrire ces situations, les personnes éventuellement blanches qui disent avoir été victimes de racisme décrivent des situations de conflit, de bagarre ou de dispute où elles considèrent qu'elles ont été qualifiées de racistes", détaille le chercheur.
"Ces insultes ne sont pas associées à des préjugés et des stéréotypes qui constituent un système de dévalorisation comme c'est le cas pour les minorités 'racisées'", poursuit-il.
Les Blancs ne rencontrent pas de désavantages en raison de leur couleur dans les orientations à l'école, l'accès à l'emploi, au logement, à la santé ou dans les relations avec les institutions.
Patrick Simon, démographe et sociologue à l'Inedà franceinfo
"Le racisme est une logique de supériorité inscrite dans la capacité à contrôler des privilèges", définit le sociologue. Or, souligne-t-il, "très peu des personnes issues de la 'population majoritaire' se disant victimes de racisme se disent aussi victimes de discrimination en raison de leur couleur de peau". En outre, pointe le sociologue, "les minorités raciales sont très peu représentées dans les lieux de pouvoirs prenant les décisions et quand elles le sont, elles ne sont pas en situation de produire du racisme, car il n'y a pas un système de représentation hérité de l'histoire qui dévalorise les Blancs". L'historienne à l'université Paris I Panthéon Sorbonne Carole Reynaud-Paligot partage la même analyse dans Le Point.
"Non seulement, le racisme vécu par la population majoritaire est bien moins fréquent, mais il se produit essentiellement dans la rue et non dans les autres sphères de vie comme le travail, l’école ou les administrations", résume l'Ined. "Et lorsque ces comportements se manifestent dans le cadre du travail, ils ne s’accompagnent ni de ralentissements dans la carrière ni de pertes de salaire." Conclusion de l'Institut : "Ce racisme envers les majoritaires est donc sans comparaison avec le racisme qui vise les populations issues de l’immigration extra-européenne, envers qui il s’exprime de façon massive, répétée et préjudiciable puisqu’il dégrade leurs conditions de vie en limitant leurs ressources matérielles."
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