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Vrai ou faux Refus d'obtempérer : y a-t-il moins de tirs mortels de policiers depuis la loi de 2017, comme l'affirme Gérald Darmanin ?

Contrairement à ce que dit le ministre de l'Intérieur, l'usage de l'arme à feu dans le cadre d'un refus d'obtempérer a bien augmenté depuis l'entrée en vigueur de la loi autorisant les policiers à tirer sur un véhicule en fuite.
Article rédigé par Linh-Lan Dao
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, lors d'une session de questions au gouvernement à l'Assemblée nationale, le 27 juin 2023. (THOMAS PADILLA / MAXPPP)

"Des images extrêmement choquantes." Ce sont les termes employés par Gérald Darmanin, lors des questions au gouvernement mardi 27 juin, pour qualifier la vidéo montrant les circonstances de la mort de Nahel, un adolescent de 17 ans tué par un policier à Nanterre mardi matin après un refus d'obtempérer. Mais le ministre de l'Intérieur a ensuite tenu à rappeler au micro de l'hémicycle de l'Assemblée que "depuis la loi de 2017 (...) il y a eu moins de tirs et moins de cas mortels qu'avant 2017". Une affirmation aussitôt dénoncée par le député LFI Manuel Bompard.

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Que dit la loi ? Y a-t-il vraiment eu une baisse du nombre des tirs, notamment des tirs mortels, commis par des policiers depuis l'entrée en vigueur, il y a plus de six ans, de ce nouveau cadre législatif, comme l'affirme le ministre de l'Intérieur ?

Des tirs mortels multipliés par cinq après la réforme

Sollicité par franceinfo pour corroborer et étayer les propos de Gérald Darmanin, le ministère de l'Intérieur, reprenant des données du rapport 2021 de l'IGPN (en PDF), fait état d'une baisse du nombre de tirs de policiers – mortels ou non – sur des véhicules en mouvement ces dernières années : 153 en 2020, 157 en 2021 et 138 en 2022 (voir notre infographie ci-dessous). Quant au nombre de tirs mortels dans le cadre de refus d'obtempérer, le ministère affirme être en train de compiler les données.

D'autres statistiques, plus précises, reflètent une réalité différente de celle décrite par Gérald Darmanin, sur le nombre de tirs mortels. Dans une synthèse publiée en 2022 dans la revue de sciences humaines Esprit, les chercheurs Sébastian Roché (CNRS), Paul Le Derff (université de Lille) et Simon Varaine (université Grenoble Alpes) observent cinq fois plus de personnes tuées par des tirs policiers visant des personnes se trouvant dans des véhicules en mouvement depuis le 28 février 2017, date de la promulgation de la loi relative à la sécurité publique. Entre mars 2017 et août 2022, le nombre mensuel de décès après un tir sur véhicule était de 0,32, contre 0,06 entre septembre 2011 et février 2017. Un constat qui s'appuie sur les données de l'IGPN et un recensement effectué par le média en ligne Basta !.

Qu'en est-il du nombre global de tirs (mortels et non mortels) sur des véhicules en mouvement ? Entre 2017 et 2022, 967 coups de feu ont été comptabilisés (soit 161 en moyenne par an) contre 596 pour la période 2012-2016 (soit 119 en moyenne par an), selon l'IGPN. Soit une augmentation de 35%. Dans le détail, les chiffres de la police des polices montrent même un bond de 47% en 2017 par rapport à 2016. L'affirmation de Gérald Darmanin n'était donc pas fondée.

Une loi qui assouplit l'usage des armes à feu pour la police

Selon Fabien Jobard, directeur de recherche au CNRS affecté au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), la réforme de février 2017 est "venue mettre de la confusion dans des textes très clairs" sur la légitime défense. Avant 2017, les policiers étaient soumis au principe de la légitime défense prévu par le Code pénal, comme tout citoyen. L'agent ne pouvait "employer son arme que pour sauver sa propre vie et la vie d'autrui, s'il y avait un danger actuel et immédiat, si l'on était immédiatement menacé", pointait le chercheur auprès de franceinfo l'an dernier.

L'article 453-1 du Code de sécurité intérieure (CSI) vient assouplir les conditions dans lesquelles les policiers sont autorisés à ouvrir le feu, en introduisant une notion d'anticipation jugée "compliquée" par le politologue. Le texte prévoit en effet que les forces de l'ordre peuvent tirer en cas de refus d'obtempérer, s'ils ne peuvent arrêter le véhicule autrement que par cet usage et si, dans sa fuite, le conducteur est "susceptible de perpétrer (...) des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d'autrui".

Cet assouplissement de la loi "explique la croissance considérable des tirs policiers, notamment dans les refus d'obtempérer", analyse Fabien Jobard. Un "flou" juridique également décrié par Sébastian Roché dès septembre dernier. "En gros, un policier peut tirer si, en une seconde, il est capable d'évaluer la dangerosité future du comportement d'une personne, ce qui est impossible à faire", déplorait le sociologue auprès de franceinfo.

Des refus d'obtempérer en forte hausse

Reste que la législation n'est pas le seul facteur expliquant l'augmentation des tirs de la police. "Il y a une augmentation des refus d'obtempérer, des infractions à la conduite, des défauts d'assurance... Vous avez plus de personnes susceptibles de prendre la fuite, qui n'auront pas intérêt à s'arrêter", explique à franceinfo Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au Cesdip et spécialiste de la sécurité publique. En 2021, l'Observatoire national interministériel de la sécurité routière (Onisr) a dénombré 27 206 refus d'obtempérer, ainsi que 5 247 refus d'obtempérer dangereux ("exposant autrui à un risque de morts ou de blessures"). Soit des augmentations respectives de 19,4% et de 51,7% par rapport à 2017.

Au comportement des civils récalcitrants s'ajoutent les contrôles policiers : "Ces dernières années, il y a une insistance [des forces de l'ordre] sur le fait de faire des contrôles, sur les dépistages de stupéfiants. Or, mécaniquement, plus vous augmentez les contrôles, plus vous augmentez le risque de refus d'obtempérer", analyse-t-il.

Face à de telles situations, les policiers sont-ils suffisamment formés ? La Cour des comptes constatait dans un rapport de 2018 (en PDF) que, si 97% des gendarmes avaient effectué leur entraînement au tir dans l'année, ce n'était le cas que pour la moitié des policiers. Ce manque de formation inquiète l'avocat pénaliste Laurent Franck-Liénard, interrogé par France 2 : "On donne aux policiers une arme létale, on leur donne un outil qui va donner la mort, on ne les forme pas psychologiquement, on ne les forme pas tactiquement".

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