Vrai ou faux Budget 2025 : est-il possible d'utiliser la loi spéciale pour empêcher l'augmentation de l'impôt sur le revenu ?

Le Rassemblement national et La France insoumise plaident pour cette solution. Mais le Conseil d'Etat, plus haute juridiction administrative du pays, estime qu'un tel changement n'a pas sa place au sein de la loi spéciale et doit attendre le vote d'un budget.
Article rédigé par Linh-Lan Dao - avec Luc Brisson
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La présidente du groupe parlementaire du Rassemblement national Marine Le Pen (à gauche) et le député Jean-Philippe Tanguy à l'Assemblée nationale, le 2 décembre 2024. (STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)

Une loi spéciale pour permettre à l'Etat d'assurer la continuité des services publics en l'absence d'un budget voté à temps pour l'année 2025. Le texte, préparé par le ministre démissionnaire du Budget à la suite de la censure du gouvernement de Michel Barnier, doit être présenté en Conseil des ministres, mercredi 11 décembre, et débattu à l'Assemblée nationale lundi.

Problème : cette loi ne prévoit pas d'indexer le barème de l'impôt sur le revenu sur l'inflation, comme initialement prévu par le gouvernement dans son projet de loi de finances. Sans cette mesure, l'impôt sur le revenu risque d'augmenter de 2,6 milliards d'euros en 2025, et de concerner 380 000 ménages qui n'étaient jusqu'ici pas imposables, a calculé l'Observatoire français des conjonctures économiques. Autrement dit, les impôts pourraient mécaniquement augmenter.

Invité de CNews, mardi 3 décembre, le député Rassemblement national de la Somme Jean-Philippe Tanguy a assuré qu'il était techniquement possible de déposer un amendement à la loi spéciale pour assurer cette indexation, et ainsi "protéger tous les contribuables des classes moyennes et des classes populaires face à une augmentation injuste sur le revenu". Le député a invoqué un précédent datant de 1979 pour appuyer son propos. Eric Coquerel, député La France insoumise et président de la commission des finances de l'Assemblée, s'est dit prêt à déposer un tel amendement, dimanche sur franceinfo.

De son côté, le ministre démissionnaire du Budget Laurent Saint-Martin a affirmé lundi sur TF1 qu'un tel amendement ne serait pas conforme à la Constitution. "Il y a eu des amendements qui ont déjà été déposés en 1979 là-dessus : c'est inconstitutionnel. Ça l'était à l'époque, ça l'est toujours aujourd'hui", a-t-il tranché, assurant qu'une telle mesure devrait nécessairement être votée au sein du nouveau budget 2025. Alors, que dit vraiment la loi ? Franceinfo a interrogé plusieurs spécialistes en droit constitutionnel afin d'y voir plus clair.

Un débat sur l'interprétation du cadre de la loi spéciale

Les discussions datant de 1979 sur ce sujet, évoquées par Jean-Philippe Tanguy, existent bien dans les archives du Parlement. En décembre 1979, une modification du barème de l'impôt sur le revenu avait été débattue au sein des deux chambres parlementaires. L'Assemblée nationale et le Sénat avaient finalement décidé de rejeter ces modifications, mais pour une question du fond. "A aucun moment les députés et les sénateurs ne se sont dit que cette mesure serait irrecevable en raison de la nature de la loi", précise à franceinfo Sacha Sydoryk, maître de conférences en droit public à l'université de Picardie Jules-Verne.

Cependant, il y a eu du changement depuis 1979. Comme le constate le média spécialisé Les Surligneurs, la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) de 2001 est venue clarifier le cadre de la discussion des lois relatives au budget. Ainsi, le projet de loi spéciale autorise l'Etat "à percevoir les impôts existants jusqu'au vote de la loi de finances de l'année". Mais autorise-t-il à modifier les règles d'imposition ? Pour Sacha Sydorik, le texte n'est pas assez clair pour avoir une réponse suffisamment tranchée : tout dépend si une interprétation stricte ou large est retenue.

"Il y a deux possibilités. La première consiste à considérer que la loi de finances spéciale ne peut contenir que l'article qui autorise à prélever des impositions déjà existantes, c'est-à-dire prélever l'impôt sur le revenu avec le barème de 2024. Dans cette première hypothèse, il n'est pas possible d'amender" le texte, expose Sacha Sydoryk. "On peut aussi considérer que ce projet de loi spéciale doit au moins contenir cet article, mais peut être amendé". Dans ce cas, il serait possible de la modifier, par exemple pour intégrer l'indexation du barème de l'impôt sur le revenu sur l'inflation.

Le Conseil d'Etat retient une interprétation stricte

Mardi 10 décembre, le Conseil d'Etat a rendu un avis sur son interprétation de ce point précis de la Lolf, ainsi que sur la constitutionnalité de cette mesure précise dans le cadre d'une loi spéciale. La juridiction considère que "les mesures nouvelles d'ordre fiscal" n'étant pas considérées comme "nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale, ne relèvent pas du domaine de la loi spéciale". Ainsi, elle estime que l'indexation ne fait pas partie des mesures "ayant leur place en loi spéciale", car elle excède "l'autorisation de continuer à percevoir ces impôts".

Une lecture stricte partagée par Anne-Charlène Bezzina, maîtresse de conférences en droit public à l'université de Rouen (Seine-Maritime) et auteure de Cette Constitution qui nous protège. "La loi spéciale doit faire le pont entre celle qui n'a pas été adoptée et celle qui va l'être [en 2025]. Elle reproduit l'existant, point. Il n'y a pas de place pour le politique. C'est en tout cas l'esprit des rédacteurs de la Lolf", analyse la constitutionnaliste.

Le Conseil constitutionnel seul en mesure de trancher

Sur ce sujet, le Conseil d'Etat n'a toutefois qu'un rôle consultatif : il rend des avis juridiques au gouvernement et au Parlement. C'est le Conseil constitutionnel qui est apté à trancher sur la constitutionnalité ou non d'un amendement sur l'indexation de l'impôt sur le revenu.

"Il n'est pas certain que le Conseil soit saisi", estime Sacha Sydoryk. La demande de contrôle de constitutionnalité d'une loi peut être faite par quatre autorités : le président de la République, le Premier ministre, le président du Sénat et le président de l'Assemblée nationale. Ce droit de saisine est étendu à 60 députés ou 60 sénateurs. "S'il est saisi, il pourrait laisser passer l'ajout de cet amendement, considérant qu'il s'agit d'une violation mineure, ou nécessaire, en donnant interprétation relativement large de la Lolf", anticipe le docteur en droit.

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