"La détresse sociale va augmenter" : face aux coupes budgétaires, les collectivités locales se préparent à des choix douloureux
Gervais Egault est particulièrement remonté. Le président de Lannion-Trégor Communauté (LTC), qui regroupe 57 communes de l'ouest des Côtes-d'Armor, estime qu'il va perdre "3,2 millions d'euros de recettes en 2025". Cette somme est due aux économies de 5 milliards d'euros (dont 2 milliards pour les 450 plus grandes collectivités) réclamées par le gouvernement dans son projet de budget 2025, ainsi qu'aux baisses de certaines dotations précédemment annoncées.
Si certaines dépenses essentielles, comme la gestion des déchets, sont sanctuarisées, les élus trégorrois ont déjà décidé de "suspendre les recrutements en cours et les embauches", explique Gervais Egault. Mais la baisse des recettes prévue par le projet de loi examiné désormais au Sénat se fait surtout ressentir sur les investissements futurs.
La grogne est d'autant plus forte que, contrairement à l'Etat, les collectivités locales ne peuvent pas adopter de budget déficitaire, selon le code général des collectivités territoriales. Or, une fois les dépenses de fonctionnement et les missions essentielles financées, il ne reste que peu de marge aux élus locaux pour trouver des fonds. "C'est simple, avec ces coupes, nos capacités d'autofinancement tombent", résume Gervais Egault. Celui qui est également maire de Louannec compte "étaler les projets dans le temps et les limiter au strict nécessaire". Il veut ainsi maintenir la transformation de friches industrielles en campus, mais la réhabilitation du Carré magique de Lannion, scène nationale de cirque, risque d'être remise en cause. "Tous ces investissements qu'on ne fait pas sont autant d'emplois locaux qui seront touchés", se désole le Breton.
De nombreuses dépenses intouchables
Comme lui, les responsables des collectivités locales (régions, départements, agglomérations et villes) s'inquiètent des conséquences des coupes budgétaires demandées par le gouvernement. Ils les ont même réévaluées à 10 ou 11 milliards, en comptant les prélèvements de l'Etat sur les recettes, mais aussi la baisse de dotations, comme le non-versement d'une partie du fonds de compensation de TVA ou la baisse du Fonds vert, ainsi que l'explique un communiqué de l'Association des maires de France.
Au nord-ouest de l'Hexagone, le président de la Région Normandie, Hervé Morin, s'apprête, lui, à baisser le montant de ses subventions "de 5% à 10%, là où l'on peut". L'élu centriste rapporte un effort de 700 millions d'euros à trouver, pour un budget de "2,3 milliards d'euros, dont 1,7 milliard de dépenses intouchables, comme les lycées et les transports". Où récupérer cet argent ? "Nous avons réduit de 15% notre participation aux contrats territoriaux, qui financent notamment de nouveaux gymnases et piscines. Nous avons aussi décidé de ne pas contribuer à de nouveaux programmes routiers", détaille-t-il.
Partout en France, des régions et des départements traquent les dépenses qui sortent de leurs obligations légales. Ils doivent mener de nombreuses missions obligatoires : versement du RSA, gestion des enfants placés, des Ehpad pour l'échelon départemental, des lycées et des transports pour le niveau régional... "Nos budgets sont très contraints, 70% de nos dépenses sont des missions sociales que l'on ne pilote pas vraiment. Je ne peux pas dire : 'J'arrête d'accueillir les enfants placés'", souligne Frédéric Bierry, président de la collectivité européenne d'Alsace. L'élu estime qu'il va perdre "300 millions de capacités budgétaires pour un budget d'environ deux milliards par an". La chasse aux économies doit se faire "sur chaque politique", estime l'élu Les Républicains.
"Il va falloir se demander ce que l'on coupe : par exemple, je vais proposer d'arrêter la subvention du Racing Club de Strasbourg. Cela représente 100 000 euros, mais ce n'est qu'une goutte d'eau."
Frédéric Bierry, président de la communauté européenne d'Alsaceà franceinfo
Le département d'Ille-et-Vilaine est confronté à une situation similaire. "Malheureusement, l'essentiel des efforts ne peuvent être trouvés que sur des compétences qui ne sont pas obligatoires, même si elles sont essentielles", explique son président Jean-Luc Chenut. Ce sont donc "le sport, la culture, la jeunesse, la santé, l'action en matière de biodiversité et pour le monde associatif qui vont être touchés", détaille le socialiste. L'élu, qui explique devoir économiser "50 millions d'euros en 2025", s'inquiète aussi des coupes "dans les aides du département versées aux communes et intercommunalités".
Un "impact économique récessif important"
Les gros projets, comme la rénovation thermique d'un bâtiment, la remise en état d'une route ou l'ouverture d'une salle de spectacle, sont fréquemment financés par plusieurs strates, allant de la commune à l'Etat, voire l'Union européenne. Avec le désengagement de l'un des acteurs, l'entièreté du projet risque dès lors d'être remise en cause. Les ambitions cyclables du département breton pourront-elles se poursuivre, avec l'abandon du plan vélo par l'Etat et la baisse des ressources des agglomérations et municipalités ? Pas forcément, "mais on va devoir étaler d'un an ou deux ans des projets qui étaient dans les tuyaux", répond Jean-Luc Chenut.
Un risque que Virginie Carolo-Lutrot, présidente de Caux Seine Agglo et maire de Port-Jérôme-sur-Seine (Seine-Maritime), a bien en tête. "Je mesure les choses en réfléchissant au coût de l'inaction", explique-t-elle quand elle évoque les choix à faire. L'élue a par exemple remis à plus tard la rénovation de son hôtel de ville.
"Finalement, cela me coûte moins de ne pas rénover que de ne pas faire venir des médecins ou investir dans l'emploi."
Virginie Carolo-Lutrot, présidente de Caux Seine Aggloà franceinfo
Dans le Sud-Ouest, Jean-René Etchegaray, maire de Bayonne et président de la communauté Pays basque, pense déjà aux conséquences. "Le monde de l'entreprise risque de souffrir. En France, 70% de la commande publique vient des collectivités territoriales", rappelle-t-il. Une note de la fondation Jean-Jaurès publiée le 19 novembre prévoit d'ailleurs une chute de 12 milliards d'euros de l'investissement des collectivités locales en 2025, évoquant "un impact économique récessif important".
"Je m'inquiète aussi, au niveau municipal, de notre capacité à rembourser les emprunts de projets en cours de finalisation", souffle Jean-René Etchegaray, alors que les mandats des élus s'achèveront courant 2026. Pour préparer les esprits, le centriste a déjà commencé à faire "le tour des assemblées générales des associations pour prévenir que les subventions seront diminuées".
"L'Etat se désengage pour un certain nombre des acteurs que nous accompagnons, ils aimeraient que la Région vienne compenser, mais on ne pourra pas le faire", lâche quant à elle Sandrine Derville, vice-présidente socialiste en charge des finances pour la Nouvelle-Aquitaine. L'exécutif régional a calculé qu'il devrait économiser "108 millions d'euros" l'année prochaine.
La crainte d'une défiance envers les institutions
Là encore, certaines missions sont intouchables, tel "le rail, puisque nous sommes liés à un contrat avec la SNCF sur plusieurs années". "Notre priorité reste de préserver l'économie et l'emploi, alors que l'on sait que des plans sociaux vont advenir dans les mois qui viennent, mais aussi la transition agricole et écologique", ajoute Sandrine Derville. Les économies viendront plutôt de l'abandon du "soutien aux grands projets industriels" et de "la poursuite du moratoire sur les aides aux grands groupes". Si elle promet de tout faire pour préserver les services publics, elle craint que "les collectivités soient forcées, de façon injuste, de les dégrader". De quoi "générer un sentiment de mécontentement et d'abandon", estime la vice-présidente.
"Le risque est d'augmenter la détresse sociale", abonde Gervais Egault. Régis Banquet, président de Carcassonne Agglo, redoute, lui, que cela renforce "la défiance envers les institutions et favorise un comportement électoral néfaste pour le pays", soit, aux yeux de l'élu socialiste, les extrêmes. Jean-Luc Chenut identifie un autre danger : voir les Français "consentir de moins en moins à l'impôt".
Cette grogne a déjà poussé le gouvernement à réagir. Le Premier ministre a ainsi dévoilé cinq mesures d'atténuation à destination des départements le 15 novembre, dont la réduction de la contribution au fonds de réserve et le relèvement de 0,5 point pour trois ans du plafond des droits de mutation à titre onéreux, prélevés sur les transactions immobilières. Michel Barnier a également tâché de rassurer les maires quelques jours plus tard, affirmant que "les communes et collectivités" n'étaient pas responsables du déficit. Les pistes avancées par le chef de l'exécutif doivent être validées par les sénateurs, qui examinent le projet de budget jusqu'au 12 décembre, avant probablement une commission mixte paritaire pour trouver un compromis entre les deux chambres, et un retour à l'Assemblée nationale qui s'annonce explosif.
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