Témoignages "C'est une catastrophe" : quatre agriculteurs des principaux syndicats expliquent pourquoi ils s'opposent à l'accord de libre-échange avec le Mercosur

Article rédigé par Robin Prudent - envoyé spécial en Dordogne
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
François Soulard, Nicolas Lagarde, Justin Losson et Geoffrey Couloumy, en Dordogne, les 18 et 19 novembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)
La FNSEA, les Jeunes Agriculteurs, la Confédération paysanne et la Coordination rurale s'accordent sur leur opposition à ce traité. Pour autant, les syndicats ne partagent pas toujours la même vision de l'agriculture.

Devant les préfectures ou les centrales d'achats, les agriculteurs manifestent en ordre dispersé, depuis mi-novembre. Tous, pourtant, ont le même mot d'ordre, accroché à l'avant de leurs tracteurs : "Non au Mercosur". Les quatre principaux syndicats agricoles français rejettent unanimement le projet et entendent faire pression sur le gouvernement pour qu'il arrache un improbable blocage des négociations sur cet accord de libre-échange entre l'Union européenne et cinq pays d'Amérique du Sud.

Mais derrière cette unanimité syndicale se cachent des visions parfois bien différentes du modèle agricole français. Pour comprendre les raisons de la colère et mieux cerner les divergences de vues, franceinfo a donné la parole à quatre exploitants de Dordogne, représentant la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), la Confédération paysanne, les Jeunes Agriculteurs (JA) et la Coordination rurale (CR).

Nicolas Lagarde, éleveur de bovins (FNSEA) : "On va importer sans aucune des règles qu'on nous impose"

Nicolas Lagarde, éleveur en Dordogne, le 18 novembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

"Un 'non' catégorique." Lorsqu'on demande à Nicolas Lagarde son avis sur le projet d'accord de libre-échange avec le Mercosur, sa réponse fuse. Avec sa centaine de bœufs estampillés label rouge, l'éleveur du Périgord s'inquiète des 90 000 tonnes de bovins en provenance d'Argentine, du Brésil, d'Uruguay, du Paraguay et de Bolivie qui pourraient entrer dans l'Union européenne avec des taxes réduites. "Cela va permettre d'importer des productions sans aucune traçabilité et sans aucune des règles que l'on nous impose ici", s'indigne-t-il, emmitouflé dans sa parka verte.

"Là-bas, ce sont des élevages de 10 000 bêtes sur quelques hectares, alors qu’ici, on travaille sur le bien-être animal."

Nicolas Lagarde, éleveur de bovins et membre de la FNSEA

à franceinfo

L'éleveur a du reste dans le viseur ces normes sanitaires et environnementales françaises. "Maintenant, on nous met des amendes si on ne respecte pas les dates pour tailler nos haies", cite-t-il, désabusé, au pied de son tracteur. Son discours, appelant d'un côté au respect des normes européennes pour les importations et, de l'autre, à leur démantèlement en France, n'est-il pas contradictoire ? L'éleveur balaie la question : "On a de la marge avant de tomber au niveau du Mercosur..."

Le responsable de la filière bovine de la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles en Dordogne en veut tout particulièrement à Emmanuel Macron. "Nous n'avons aucune confiance dans ses propos", prévient-il, alors que le président de la République s'est dit opposé, "en l'état", à l'accord avec le Mercosur. "Nous l'avons écouté au Salon de l'agriculture et nous n'avons rien eu", se remémore le syndicaliste.

François Soulard, éleveur d'ovins (Confédération paysanne) : "On veut un changement de modèle global"

François Soulard, éleveur d'ovins en Dordogne, le 18 novembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

Alors que des agriculteurs de Dordogne manifestent près de la préfecture à l'appel de la FNSEA, des Jeunes Agriculteurs ou de la Coordination rurale, François Soulard, lui, reste au milieu de ses brebis. Sa bergerie est collée à sa maison. Il suffit d'un pas pour passer des bottes de foin au canapé – en changeant tout de même de souliers. Cette proximité représente bien le modèle prôné par ce porte-parole de la Confédération paysanne. "Nous, on défend de produire localement, ce dont on a besoin localement. On ne veut pas d'une spécialisation mondiale, avec le soja au Brésil ou les lentilles au Canada", explique le quadragénaire.

Le projet d'accord de libre-échange avec le Mercosur symbolise l'inverse. "C'est une catastrophe. Il n'y a jamais eu un seul accord de libre-échange qui a profité aux paysans", affirme l'éleveur. Au-delà des quotas précis et des clauses spécifiques prévus dans l'accord, il dénonce tout un système libéral. "Nous, on veut un changement de modèle global", martèle François Soulard, qui estime que seule la Confédération paysanne, classée à gauche, le défend vraiment.

"Je ne crois pas à l’opposition de la FNSEA à cet accord de libre-échange. C’est une opération marketing."

François Soulard, éleveur et membre de la Confédération paysanne

à franceinfo

Contrairement aux autres agriculteurs interrogés, François Soulard ne souhaite pas non plus réduire les normes, notamment environnementales, qui encadrent les pratiques agricoles. "Ce n'est pas le souci. Les électriciens aussi ont des normes, mais ils n'ont pas de problème de revenu", tacle l'éleveur, assis à côté d'une pile de lettres. Il assume cette différence : "Tous les paysans ont les mêmes problématiques, mais, nous, on n'a pas les mêmes réponses."

Geoffrey Couloumy, céréalier et viticulteur (Jeunes Agriculteurs) : "On ne peut pas ouvrir toutes les portes"

Geoffrey Couloumy, céréalier et viticulteur en Dordogne, le 18 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

Geoffrey Couloumy, 29 ans, n'avait jamais manifesté avant la grande mobilisation démarrée fin 2023. "L'année dernière, c'était compliqué. Cette année, c'est catastrophique", affirme l'agriculteur. Alors, quand il a fallu se mobiliser de nouveau contre l'accord avec le Mercosur, il n'a pas hésité. "On ne peut pas ouvrir toutes les portes", lance-t-il, casquette retournée sur la tête.

Sa petite exploitation familiale, reprise récemment avec son grand frère, ne suffit pas à faire vivre les deux hommes. "On doit faire chacun un mi-temps ailleurs pour s'en sortir." Cette année, le gel a endommagé ses vignes, déjà fragilisées par la maladie. "Les autorités sont même venues nous contrôler alors que l'on n'avait rien pu produire", peste-t-il.

"Sur les céréales, on dépend déjà des cours mondiaux, mais avec des taxes et des contrôles que les autres n'ont pas."

Geoffrey Couloumy, céréalier et viticulteur, membre des Jeunes Agriculteurs

à franceinfo

Dans ce contexte, le projet d'accord avec le Mercosur est "une grosse menace" de plus, selon l'agriculteur, pour qui "ça va mettre les jeunes encore plus en difficulté." Plutôt que de signer des traités de libre-échange, Geoffrey Couloumy plaide pour protéger l'activité locale. "On n'a pas besoin d'aller chercher leur production en Amérique du Sud, assure-t-il, on est capable de nourrir les Français !"

Justin Losson, éleveur et cultivateur (Coordination rurale) : "Un grain de sable dans un océan de difficultés"

L'agriculteur Justin Losson, à Périgueux, en Dordogne, le 19 novembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

Avec son bonnet et son sweat jaune, Justin Losson ne passe pas inaperçu devant la préfecture de Périgueux. Son syndicat, la Coordination rurale, a décidé de faire entendre une nouvelle fois la voix des agriculteurs avec sa méthode musclée : du fumier et des pneus ont été déversés devant ces représentants de l'Etat. "Il faut renverser la table", lance l'éleveur de bovins et cultivateur de céréales 34 ans. 

Il martèle sa priorité : "On veut vivre de notre métier, tout simplement." Pour cela, Justin Losson "ne veut pas d'aides", mais "des prix et un revenu décent". Le projet d'accord avec le Mercosur paraît bien loin de ses préoccupations quotidiennes. "C'est un grain de sable dans un océan de difficultés", affirme-t-il, avant de citer d'autres traités de libre-échange, avec la Nouvelle-Zélande notamment, et la concurrence des produits ukrainiens. Un drapeau jaune et bleu est d'ailleurs accroché à la préfecture. "Il faut qu'on l'arrache", commente un autre agriculteur à ses côtés.

"L'Etat doit protéger notre agriculture et arrêter de signer des traités de libre-échange."

Justin Losson, agriculteur à la Coordination rurale

à franceinfo

Face aux contraintes et aux difficultés rencontrées avec son père et son frère sur son exploitation en polyculture, Justin Losson appelle surtout à de nouvelles mesures concrètes. "Ce qui a été annoncé en début d'année nous a permis de tenir la tête hors de l'eau, reconnaît-il, mais seulement pour quelque temps".

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.