Réforme du droit du travail : les syndicats sont-ils à côté de la plaque ?
Partagées entre opposition frontale et volonté de négociation avec le gouvernement, les centrales syndicales jouent gros sur ce dossier.
L'union sacrée a fait long feu. Jeudi 3 mars, la dizaine de syndicats qui se sont retrouvés afin de définir une stratégie face à la réforme du Code du travail ne sont même pas parvenus à organiser une seule intersyndicale, comme une semaine auparavant. Ils ont au contraire tenu deux réunions distinctes. L'une le matin, rassemblant les partisans de l'aménagement du texte. L'autre l'après-midi, regroupant ceux souhaitant son retrait. Seul un syndicat, la CFE-CGC, a participé aux deux réunions.
D'un côté, cinq syndicats dits "réformistes", dont la CFDT et la CFTC, s'entendent pour réclamer "impérativement" une modification "en profondeur" du texte, font des propositions et appellent à des rassemblements dans toute la France le 12 mars. De l'autre, sept centrales, dont la CGT et FO, lancent un appel à manifester et à faire grève le 31 mars. Les organisations syndicales marcheront donc en ordre dispersé.
Pendant que les syndicats se divisent, la pétition contre l'avant-projet de loi El Khomri fédère plus de 970 000 soutiens en seulement deux semaines –un record– et se double d'appels à la mobilisation le 9 mars (une centaine de rassemblements sont prévus ce jour-là). Pour comprendre les enjeux de ce dossier, francetv info a interrogé des spécialistes du syndicalisme.
Ils sont dépassés par la mobilisation sur le web
La première victoire des opposants à la réforme n'a pas été remportée dans la rue. "Le gouvernement a reculé face à une mobilisation seulement virtuelle", souligne l'historien Stéphane Sirot. La pétition sur internet et les appels à manifester, relayés sur les réseaux sociaux, ont amené l'exécutif à repousser la présentation du texte en Conseil des ministres au 24 mars et à convier les syndicats à de nouvelles discussions. L'intersyndicale du 23 février, la première depuis 2013, n'a, elle, débouché que sur un communiqué commun dénonçant un projet "à risques" pour les salariés.
"Les syndicats sont des structures assez lourdes et n'ont pas la même vitesse de réaction que les réseaux sociaux. La mise en place d'une manifestation ou d'une grève est une machinerie relativement pesante, explique l'universitaire. Le paysage syndical éclaté, les clivages entre les organisations et l'absence de positionnement unitaire retardent aussi la riposte syndicale."
"On oppose à tort syndicats et réseaux sociaux, proteste Jean-Marie Pernot, chercheur en sciences politiques à l'Institut de recherches économiques et sociales. Il y avait des dirigeants syndicaux parmi les premiers signataires de la pétition. Et les syndicats jouent un rôle au niveau local dans la diffusion de la pétition."
"Déjà, lors du CPE [le Contrat première embauche, proposé par le Premier ministre Dominique de Villepin en 2006 et retiré face à un vaste mobilisation], on avait dit que les syndicats étaient dépassés, fait observer l'analyste. C'était faux. Le mouvement n'aurait pas pris une telle ampleur s'ils n'avaient pas été mobilisés dès le départ."
Ils ont du mal à mobiliser au plan national
La tâche s'annonce ardue pour des syndicats. "Les mécontentements de la société s'expriment aujourd'hui plutôt dans les urnes que dans la rue par l'abstention et le vote FN", remarque Stéphane Sirot.
Les centrales ne sont pas parvenues à organiser de mouvement national d'ampleur depuis 2010, pointe l'universitaire. "Elles n'ont plus le pouvoir de bloquer le pays par une grande grève qui obligerait le gouvernement à négocier", comme en 1995, note Jean-Marie Pernot. Et même en 2006, lors de la bataille du CPE, c'est la mobilisation des jeunes, lycéens et étudiants, qui avait changé la donne.
"La journée du 9 mars sera l'occasion de tester la réalité de l'opposition à la réforme, mais aussi sa capacité à mobiliser", analyse Stéphane Sirot. Il y aura ensuite les rassemblements annoncés pour le 12 mars, qui peuvent apparaître comme une tentative d'occuper le terrain avant les grèves et les manifestations programmées pour le 31 mars. Mais le risque d'essoufflement est grand. "Trois semaines, c'est très long pour un mouvement social", avertit l'historien.
Ils restent pourtant des interlocuteurs-clés
"On est dans une séquence où les syndicats ont la possibilité de peser et cela ne leur était pas arrivé depuis un certain temps", assure Jean-Marie Pernot.
Selon les sondages, l'opinion publique est hostile à cette réforme. "A un an et demi de la présidentielle, on est déjà dans une phase pré-électorale, cela crée un climat qui donne de la force aux syndicats", relève le chercheur. Et "le rapport de force serait d'autant plus compliqué à gérer pour le gouvernement qu'il ne peut pas s'appuyer sur une majorité très stable". En effet, beaucoup d'élus clament leur opposition à la réforme, ajoute Stéphane Sirot.
Les syndicats ont donc une carte à jouer, qu'ils soient décidés à s'opposer frontalement ou ouverts à la négociation. "Si le gouvernement veut passer par le compromis, il faudra qu'il fasse un pas non négligeable vers la frange réformiste des organisations syndicales et cède du terrain sur certains points", poursuit Jean-Marie Pernot. "Le mois de mars va être décisif pour l'avenir de cette réforme", conclut Stéphane Sirot.
Ils ont l'occasion de revenir au centre du jeu
Deux tiers des Français ont une mauvaise opinion des organisations syndicales. Et plus de la moitié ne leur font pas confiance pour défendre les intérêts des salariés. Paradoxe cependant, une majorité des sondés les jugent utiles, selon un récent sondage Odoxa. Pis, seuls 7,7% des salariés sont syndiqués. Ce taux est l'un des plus faibles des pays développés, selon les derniers chiffres de l'OCDE datant de 2012.
"Dans un pays où il y a cinq millions de chômeurs, il n'y a pas de syndicalisme qui va bien", tranche Jean-Marie Pernot. "Comment susciter l'adhésion quand on signe à tour de bras des plans sociaux ?" interroge le chercheur. La CGT en particulier est dans un passe délicate. L'affaire Lepaon a laissé des traces et le syndicat a reculé aux élections professionnelles dans ses bastions historiques.
"Les syndicats ne peuvent pas tirer leur force de la négociation quand leurs partenaires ne veulent pas négocier, argumente l'expert. Le patronat est dans le 'toujours plus' permanent et il est le seul à obtenir satisfaction du gouvernement, y compris sur de vieilles antiennes. Même la droite n'a jamais cédé à ce point à ses exigences. Et l'Etat ne respecte pas ses engagements. Conformément à la loi de 2007 sur la modernisation du dialogue social, il aurait dû passer par la négociation avant de présenter son projet de réforme du Code du travail. Il ne l'a pas fait."
Alors que "depuis 2008 et la loi réformant la représentativité syndicale, on a plutôt cherché à conforter leur rôle", cette réforme menace d'affaiblir un peu plus les syndicats. Notamment avec les référendums d'entreprise, qui vont "remettre en cause leur légitimité comme interlocuteurs" privilégiés de la direction au profit des salariés, fait valoir Jean-Marie Pernot.
"Quand la droite est au pouvoir, les syndicats sont renforcés, l'opinion publique leur confère un rôle de recours. A l'inverse, quand la gauche gouverne, ils ont une moins bonne image. On verra si, cette fois, la cote des syndicats remontera après cet épisode", conclut Jean-Marie Pernot.
"Le 9 mars, on va pouvoir constater si un mouvement vertical peut prendre le pas sur une organisation horizontale sur le terrain social. On l'a déjà vu sur des revendications sociétales, lors du mariage pour tous ou même après les attentats de janvier, mais jamais au plan national sur la question du travail, ajoute Stéphane Sirot. S'ils sont débordés par la société sur ce qui est devenu, avec le temps, leur seul terrain de spécialisation, un tel événement serait pour eux compliqué à gérer."
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