"On a beau crier au secours, personne ne nous entend" : comment la vie des justiciables pâtit de l'allongement des délais de procédure
Plus de deux ans pour divorcer, des audiences renvoyées en 2026, des magistrats qui croulent sous les stocks de procédures... Malgré des moyens accrus et des embauches de contractuels, les tribunaux restent engorgés. Avec parfois de lourdes conséquences sur le quotidien des personnes qui ont recours à la justice.
"On ne s'attendait pas à être abandonnés comme ça". Depuis cinq ans et demi, la vie d'Hélène Bouteillier est suspendue à une décision de justice qui semble ne jamais devoir arriver. En mars 2017, ses parents, alors âgés de 90 et 92 ans, ont été évacués du jour au lendemain de leur maison à Montfermeil (Seine-Saint-Denis), menacée par un glissement de terrain dû à des travaux effectués par un voisin. Le couple a rapidement été déclaré comme "victime" par la justice et pensait toucher une aide financière en attendant l'instruction de son dossier. Mais rien n'est arrivé.
Le père d'Hélène Bouteillier est mort en février 2018 des suites d'un AVC et sa mère vit aujourd'hui avec 890 euros de retraite par mois et un loyer de 700 euros à payer. "Elle se retrouve seule dans un petit studio, sans meubles, sans souvenirs, sans rien", se désole sa fille. L'enquête judiciaire est terminée mais les dates d'audience de leur procès ne cessent d'être reportées. "On n'est tenus au courant de rien, on ne sait absolument pas de combien sera l'indemnisation. On a beau crier au secours, personne ne nous entend", s'indigne Hélène Bouteillier, épuisée.
Si son cas est particulièrement dramatique, les délais de procédure infinis pourrissent la vie de nombreux justiciables, "toutes juridictions confondues, aussi bien pour les petits litiges que le droit de la famille, du travail et même le domaine pénal", souligne Joyce Pitcher, son avocate au barreau de Paris. Cette spécialiste du contentieux aérien constate qu'il faut parfois "attendre quatre ou cinq ans pour obtenir des indemnisations allant de 200 à 6 000 euros en cas de retard ou d'annulation de vol". Lassée de voir les dossiers s'empiler, elle a lancé l'opération #AccéléronsLaJustice, dont l'objectif est de demander à l'Etat une indemnisation de 125 euros par mois pour chaque plaignant au-delà de six mois de procédure judiciaire.
"Deux ans pour divorcer"
Et elle est loin d'être la seule à faire ce constat. Un an après la publication d'une tribune dans Le Monde (article réservé aux abonnés), le 23 novembre 2021, signée par plus de 3 000 membres de la profession alertant sur la "souffrance" des magistrats et des personnels de greffe, la situation est toujours "catastrophique" concernant les délais de procédure, témoigne Aurélie Rolland, avocate à Nantes (Loire-Atlantique) depuis 2015, spécialisée dans le droit pénal et le droit de la famille.
Au sein de sa juridiction, "particulièrement sinistrée", elle dit avoir constaté une "dégradation de la situation" en consultant des dossiers plus anciens pour comparer. "J'ai vu des dossiers de divorce dans les années 2000 avec une convocation à la première audience dans un délai d'un mois. Aujourd'hui, ce serait inimaginable", assure-t-elle. Sa consœur, Lise-Marie Michaud, qui exerce elle aussi à Nantes, estime qu'il faut aujourd'hui en moyenne "deux ans pour divorcer, contre un an à un an et demi il y a dix ans".
La Conférence régionale des barreaux d'Ile-de-France dénonce elle aussi "une dégradation sans précédent des conditions de la justice familiale" dans la plupart des juridictions d'Ile-de-France, hors Paris. Ses membres affirment, par exemple, qu'il faut en moyenne sept à 12 mois pour obtenir une décision fixant la pension alimentaire ou le droit de visite pour un enfant à Créteil, Nanterre, Versailles et Pontoise.
"Cette attente vient rajouter du conflit et dégrader des situations de familles qui auraient pu trouver une issue avec davantage d'apaisement si elles avaient vu un juge avant", pointe Aurélie Rolland. "Humainement, les conséquences sont terribles", constate également Michèle Bauer, avocate au barreau de Bordeaux (Gironde), qui dit se retrouver régulièrement au centre "d'échanges d'e-mails incendiaires" entre les deux parties.
Le droit du travail n'est pas épargné
Pendant tout ce temps, les avocats se retrouvent en première ligne pour gérer le stress de leurs clients. Charge à eux d'expliquer, de rassurer… "Ça prend énormément d'énergie", souffle Lise-Marie Michaud. Sans compter qu'il faut sans cesse faire de la pédagogie sur le déroulement des procédures. "Les gens ne comprennent pas les lenteurs et finissent par se demander si leur avocat a bien tout fait comme il faut", relaie Michèle Bauer.
En matière de justice civile, le droit du travail et le droit commercial ne sont pas non plus épargnés par cet allongement exponentiel des délais de procédure. Nadia Belaïd, avocate au barreau de Paris, cite l'exemple d'une de ses clientes, en arrêt maladie depuis un an pour cause de harcèlement moral de son employeur. Ce dernier refuse de lui accorder une rupture conventionnelle, qui lui permettrait de toucher les indemnités chômage : l'avocate demande donc aux prud'hommes l'octroi d'une résiliation judiciaire du contrat de travail de sa cliente.
"On vient de déposer la requête. J'aurai une première audience en février seulement. Ensuite, je n'aurai pas de plaidoirie avant la fin de l'année, voire en 2024."
Nadia Belaïd, avocate au barreau de Paris
En attendant, sa cliente est dans une situation économique et psychologique très difficile "après un burn-out sévère". Cette attente "l'empêche de se reconstruire, de passer à autre chose", déplore Nadia Belaïd.
"Un sentiment de gâchis"
Au pénal, les conséquences de ces délais infinis sont peut-être encore plus lourdes, de par la gravité des faits jugés. Mélodie Kudar, avocate au barreau de Versailles, cite l'exemple d'une procédure toujours en cours, concernant un homme mis en examen en 2014 pour des faits de viols et d'agressions sexuelles sur trois plaignantes. L'instruction s'est terminée en 2016, avec une audience aux assises qui a eu lieu seulement en février 2019. L'accusé a été condamné à sept ans ferme, mais a fait appel. Après un mois en détention, il a été libéré, en mars 2019. "Et depuis, rien du tout", s'alarme l'avocate, qui a écrit à trois reprises au parquet.
Au-delà de la situation extrêmement douloureuse pour les victimes qu'elle accompagne, Mélodie Kudar redoute l'impact d'un tel délai sur la peine finale du mis en cause. "Ce type présente bien, il a un travail, il est inséré dans la société. Après tout ce temps passé, il y a de fortes chances que sa peine soit réduite en appel", anticipe l'avocate, qui estime que ça n'a de toute façon "plus beaucoup de sens de juger si longtemps après". Cette procédure interminable risque aussi d'amener à une perte de qualité au moment des débats, "ce qui peut donner des décisions plus ou moins bien fondées", relève sa consœur nantaise, Lise-Marie Michaud.
"Quand la victime dépose plainte, elle est dedans, elle a des choses en tête. Quatre ou cinq années après, il y a au moment de l'audience une déperdition de détails qui peuvent pourtant avoir une grande importance".
Lise-Marie Michaud, avocate au barreau de Nantes
En discutant avec les magistrats, Lise-Marie Michaud observe un "sentiment de gâchis". De même du côté des enquêteurs. Car tous s'investissent avec beaucoup de rigueur et d'abnégation dans leurs affaires mais déchantent en voyant la manière dont elles sont ensuite traitées au tribunal. "Ils se disent que leur travail est abîmé, ce qui suscite un sentiment de découragement généralisé", admet-elle.
"Il va falloir des années pour purger le stock de dossiers"
Cette frustration du personnel judiciaire est nourrie par un épuisement à tous les niveaux. Les magistrats et greffiers sont en nombre insuffisant pour absorber les dossiers qui leur incombent, et c'est là tout le nœud du problème. Pour pallier la surcharge de travail dans les différentes juridictions, une augmentation de 8% du budget de la justice a été décidée dans le cadre du projet de loi de finances 2023, suivant deux précédentes hausses de 8% déjà accordées en 2022 et 2021.
Quelque 1 000 contractuels ont notamment été embauchés au civil pour occuper des postes de juristes assistants et renforts de greffe. "Parmi eux, deux tiers ont été pérennisés", précise à franceinfo le ministère de la Justice, qui fait valoir que le stock des affaires civiles prioritaires a diminué de 25% en moyenne en 18 mois.
Si Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité Magistrats-FO, salue cette augmentation des moyens, elle estime que ces contractuels "ne sont pas une solution à long terme" et qu'il faut avant tout recruter "plus de magistrats et de greffiers". Surtout selon elle, "on est allés tellement loin dans les retards qu'il va falloir des années pour purger le stock de dossiers en souffrance".
Un recours massif aux comparutions immédiates
Pour diminuer la masse de dossiers en stock, les procédures d'urgence sont de plus en plus plébiscitées. Béatrice Brugère note qu'"au civil, on se rue sur le référé", qui a pour avantage d'ordonner des mesures provisoires, ayant un effet immédiat. Le problème est que pour faire accélérer leurs dossiers, certains justiciables ont recours à ces procédures de manière excessive, ce qui va "engorger le juge des référés, obligé d'étudier chacun des dossiers qui lui sont soumis, même quand ils ne relèvent pas de sa compétence", souligne Fabrice Vert, magistrat au tribunal judiciaire de Paris, également membre du syndicat Unité-Magistrats-FO.
Côté pénal, les procédures de comparution immédiate explosent : elles permettent au procureur de faire juger une personne tout de suite après sa garde à vue, en cas de flagrant délit. Le recours à cette procédure "express" a fortement augmenté ces dernières années : d'après le projet de loi budgétaire, elle était à l'origine de 37% des peines d'emprisonnement ferme en 2020/2021, contre 31% en 2019 et 30% en 2018.
Réservées à l'origine aux infractions mineurs, ces procédures ont vu leur champ d'application s'étendre continuellement. Aujourd'hui, la quasi-totalité des délits – jusqu'à dix ans de prison – peuvent être jugés en comparution immédiate. Au point que Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature, dénonce une "hypertrophie de la filière pénale d'urgence" qui ne cesse d'augmenter "de façon incontrôlée au détriment toutes les autres formes de justice et notamment de la justice civile".
"On juge très vite des petites affaires de vols à la roulotte ou de vente de shit, et des dossiers de violences sur mineurs ou de proxénétisme attendent deux ou trois ans sur les étagères."
Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature
Les juges civilistes déplorent en effet devoir abandonner leurs attributions pour aller siéger aux audiences de comparution immédiate. Soit autant de temps qu'ils ne peuvent pas passer sur leurs dossiers.
Des plaidoiries limitées à "10 minutes"
Pour accélérer encore un peu plus les audiences, la plaidoirie, pilier du métier d'avocat, se réduit peu à peu, ce que regrette amèrement Michèle Bauer. De manière générale, elle constate que les juges, submergés, veulent de moins en moins entendre les avocats plaider, pour gagner du temps. "On est limités à de simples observations, notamment aux prud'hommes, avec parfois 10 minutes pour les exposer, même sur des dossiers complexes de harcèlement moral, avec 30 pages de conclusion", se désole-t-elle.
Gaspard*, avocat spécialisé en droit de la famille et droit des étrangers à Compiègne (Oise) fait le même constat, en matière de divorces notamment. "On a parfois directement les conclusions d'un dossier sur Internet, sans qu'aucune audience n'ait eu lieu. Tout se fait par écrit", expose-t-il. "L'audience est importante, pour solenniser la procédure, c'est très symbolique. Car à la fin, un divorce, c'est juste un bout de papier. Ça peut être traumatisant de ne pas avoir eu le moment de l'oralité pour formaliser les choses", analyse l'avocat.
"Le fait de pouvoir plaider permet d'être sûr que le juge nous ait entendu, qu'il ait bien tous nos arguments. Ils ont tellement de travail qu'on peut se dire qu'ils vont lire un dossier de travers."
Michèle Bauer, avocate spécialisée en droit du travail au barreau de Bordeaux
Une autre solution, plus radicale encore, a été révélée par Le Journal du dimanche en mai : une dépêche interministérielle, datée de mai 2021, incite les magistrats à classer sans suite les affaires jugées trop anciennes ou pour lesquelles aucune enquête n'a été menée. "C'est le syndrome de l'autruche", analyse Béatrice Brugère. "Plutôt que d'affronter le problème, on le contourne, avec une réponse très dégradée", tance la magistrate, qui note qu'on fait porter au procureur "la responsabilité d'aller faire du tri". Mélodie Kudar, l'avocate au barreau de Versailles, s'insurge contre un véritable "scandale pour les parties civiles et pour la société tout entière".
* Le prénom a été modifié.
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