Cet article date de plus d'un an.

Témoignages Complexité des démarches, épuisement, renoncement… Ils expliquent pourquoi ils ne demandent pas les aides sociales auxquelles ils ont droit

Le gouvernement a lancé fin mai un plan contre la fraude sociale. Ce phénomène, générateur d'un manque à gagner pour l'Etat, cache néanmoins les économies liées au non-recours aux prestations sociales de personnes qui y ont droit. Quatre d'entre elles se sont confiées à franceinfo.
Article rédigé par Mathilde Goupil, Marine Cardot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Le non-recours au RSA atteint 34%, selon une étude de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) datant de 2022. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)

Lutte contre la fraude à tous les étages. Trois semaines après l'annonce de son plan contre la fraude fiscale, le gouvernement a dévoilé, mardi 30 mai, des mesures contre la fraude sociale. Bercy l'évalue à une dizaine de milliards d'euros, dont 2,8 milliards de prestations sociales indûment versées par les caisses d'allocations familiales. Un manque à gagner moins important que celui lié à la fraude fiscale (80 à 100 milliards d'euros, selon le syndicat Solidaires Finances, seul à fournir une estimation) mais que l'Etat compte récupérer, notamment via la fusion, à l'étude, de la carte Vitale et de la carte d'identité

>> Travail dissimulé, allocations, assurance-maladie... Visualisez les montants estimés de la fraude sociale en France

Cependant, si près de 3 milliards d'euros de prestations sont versés à tort, l'Etat économise au moins autant en raison du non-recours aux aides de millions de ménages, note une étude de la Drees (PDF). "Le taux de non-recours à certaines prestations dépasse 30%" en France, comme le minimum vieillesse (50%) ou le revenu de solidarité active (34%), rappelle vie-publique.fr.

Pour lutter contre cette situation, le gouvernement lancera en septembre une expérimentation de trois ans dans une dizaine de zones pour mieux détecter les usagers éligibles qui ne perçoivent pas le RSA, les allocations logement et la prime d'activité. En attendant, franceinfo a tenté de mieux comprendre le phénomène en interrogeant les premiers concernés. Du manque de connaissance de leurs droits au non-recours volontaire, quatre d'entre eux expliquent pourquoi ils ne touchent pas certaines prestations sociales.

Fazila, temporairement privée des indemnités journalières de son mari malade : "On ne sait pas quelle démarche faire"

En 2008, Dawood, employé dans la confection de vêtements, est placé en arrêt de travail en raison d'un cancer de la gorge. Peu après son hospitalisation à Paris pour suivre une chimiothérapie, l'entreprise fait faillite. Pour son épouse Fazila, 53 ans à l'époque, qui se charge des démarches administratives liées à l'état de santé de son époux, impossible d'obtenir de la Sécurité sociale le versement de ses indemnités journalières. Quinze ans après, la colère ne s'est pas estompée.

"A chaque fois que j'allais à la Sécu, on me disait qu'il manquait des papiers… L'assistante sociale de l'assurance-maladie me disait qu'elle avait lancé les démarches, mais je n'avais pas de nouvelles." L'employeur de son mari, qui a mis la clé sous la porte, n'est par ailleurs plus joignable.

Fazila, aide à domicile, qui doit parcourir "une heure et demie de transport" depuis son lieu de travail dans les Hauts-de-Seine jusqu'à sa caisse de Sécurité sociale en Seine-Saint-Denis pour tenter de régler la situation, finit par se décourager, sans que son mari ait reçu d'indemnisation. "On ne savait pas quelle démarche faire", souffle Fazila, qui ajoute ne pas savoir utiliser un ordinateur. C'est finalement par l'entremise d'une voisine, elle-même employée de la Sécurité sociale, que le couple obtient le versement de cette indemnité deux ans plus tard, soit, en tout, 5 000 euros.

Emilie*, éligible à une aide pour les parents : "Je n'avais pas l'énergie psychique pour remplir les papiers"

En septembre 2021, Emilie*, professeure d'espagnol, reprend du service dans l'école de sa petite commune du Rhône après une parenthèse d'un an liée à un congé maternité, puis à un arrêt maladie pour dépression. Souhaitant passer plus de temps auprès de ses deux jeunes enfants, qui rencontrent des problèmes de santé, Emilie passe alors à temps partiel. En théorie, elle a droit à la prestation partagée d'éducation de l'enfant (PreParE), une aide financière de la Caisse d'allocations familiales pour les parents réduisant ou arrêtant leur activité professionnelle pour s'occuper d'un enfant de moins de 3 ans.

Quand elle découvre que l'aide n'est pas versée automatiquement, Emilie n'est pas en mesure d'entamer les démarches nécessaires. "J'avais la tête sous l'eau, entre mes enfants en bas âge, les rendez-vous médicaux, l'inquiétude liée à leur état de santé, le stress de mon métier… Je n'arrivais pas à trouver l'énergie psychique pour remplir les papiers", explique-t-elle. Après avoir "puisé dans [s]es économies" durant un an et demi, Emilie remplit finalement un dossier en avril 2023. "Avec le recul, ce n'était pas hyper difficile à faire, mais il m'a manqué quelqu'un qui m'aide à me prendre en main et me dise : 'On va faire les démarches ensemble'."

"Quand on est fatiguée, déprimée, qu'on a un bébé, qu'on vit quelque chose de difficile, c'est compliqué de s'occuper de ses papiers."

Emilie*

à franceinfo

L'enseignante, qui devrait toucher environ 160 euros par mois une fois son dossier traité, plaide pour le versement automatique des prestations sociales. Elle regrette, aussi, qu'il n'y ait "quasiment plus de possibilité d'être reçu physiquement, surtout pour ceux, qui, comme moi, vivent à la campagne", en dépit des Maisons France Services ouvertes en 2020 pour faciliter les démarches administratives en zone rurale.

Brendan a renoncé à l'allocation chômage et au RSA : "Je ne les mérite pas"

Depuis ses 17 ans, Brendan, aujourd'hui trentenaire, a exercé quantité de métiers plus ou moins "difficiles" : serveur, réceptionniste, ostréiculteur, ouvrier, maçon, jardinier… En 2013, il met en pause sa vie professionnelle pendant six mois pour réaliser "un tour de France en woofing" – pratique qui consiste à travailler dans une ferme en échange du gîte et du couvert. Objectif : se former aux pratiques agricoles écologiques, domaine dans lequel il souhaite se reconvertir. Durant cette période, il continue de percevoir l'allocation chômage d'aide au retour à l'emploi (ARE) au titre de ses contrats passés, sans être en recherche active d'un poste, comme les règles de Pôle emploi l'exigent. "Je ressentais un peu de culpabilité. Mais comme je travaillais gratuitement [dans les fermes où il était accueilli], ça rééquilibrait la balance morale dans ma tête", justifie-t-il.

Pourtant, depuis la fin de son dernier CDD, en mai 2022, Brendan n'a pas accompli les démarches nécessaires pour bénéficier de nouveau de l'ARE, ni du revenu de solidarité active (RSA). "J'ai 40 000 euros sur mon compte en banque, c'est suffisant pour vivre pendant un moment sans toucher le RSA ou le chômage, et sans travailler." Une somme rondelette réunie grâce aux économies réalisées lorsqu'il travaillait, et à un don de sa grand-mère, qui a transmis son patrimoine à ses proches avant sa mort. Brendan estime donc ne pas "mériter" les prestations sociales auxquelles il a droit, et ne sait d'ailleurs pas à quel montant il pourrait prétendre.

"Pour moi, le chômage et le RSA, c'est pour les gens en galère. Je ne suis pas légitime."

Brendan, qui a renoncé à demander l'allocation chômage

à franceinfo

Le jeune homme raconte avoir entendu, au début de sa vie active, "beaucoup de réflexions" sur la "situation abusive des chômeurs et des toucheurs d'allocs". "Alors, quand on touche le chômage, au bout de six mois, on a l'impression d'abuser du système – que ça soit vrai ou non, estime-t-il. J'ai travaillé, mais pour combien ai-je cotisé ? Est-ce que quand je bosse huit mois, ça compense mes six mois de chômage ? Je n'ai pas envie que ça soit aux autres d'assurer mes arrières."

Mehdi, privé d'allocation chômage : les documents de son employeur "arrivent trop tard"

La complexité administrative, il connaît. Depuis 2017, Mehdi, 40 ans, donne des cours d'anglais dans plusieurs établissements d'enseignement supérieur à Lyon, publics et privés. Chaque été, alors que ses contrats prennent fin, il entame sa demande d'allocation chômage à Pôle emploi… qu'il finit par annuler. "Les écoles publiques ont un paiement différé, plusieurs mois après les cours donnés. Les documents de fin de contrat arrivent très tard", explique-t-il. Or, ces papiers sont nécessaires pour déclencher le calcul puis le versement de l'allocation de retour à l'emploi. Il reçoit "régulièrement les documents en novembre, alors qu['il a] déjà recommencé à donner des cours", et qu'il n'est donc plus éligible à cette prestation. Là encore, il ne sait pas quel est le montant de l'aide dont il pourrait bénéficier.

Le quadragénaire a tenté d'expliquer son problème à l'administration, en vain. "L'accès aux informations de Pôle emploi est compliqué. Pourtant, je suis éduqué. Ça mériterait un bon coup de simplification, ou d'automatisation du versement des aides", estime-t-il. Mehdi hésite par ailleurs à trop solliciter son employeur sur ce point, du fait de la précarité de son statut. "Est-ce que ça vaut le coup de faire pression, quitte à perdre des heures de cours ?" s'interroge-t-il. Il a donc intégré l'absence de ces revenus complémentaires dans la gestion de son budget. "J'ai pris l'habitude de mettre de l'argent de côté pour l'été", conclut celui qui se dit chanceux car, avec 30 000 à 40 000 euros de revenus brut par an, il n'est "pas en précarité financière".

* Le prénom a été modifié à la demande de la personne interviewée.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.