L'article à lire pour comprendre le scandale des "Paradise Papers"
Une nouvelle fuite de documents a permis au Consortium international des journalistes d'investigation de mettre à jour les combines de nombreuses personnalités pour échapper à l'impôt.
D'un paradis fiscal à l'autre. Après les "Panama Papers", le Consortium international des journalistes d'investigation (Icij), dont Radio France et l'émission "Cash investigation" de France 2 sont partenaires, a mis en ligne, dimanche 5 novembre, les premières révélations de sa nouvelle enquête sur la finance offshore, les "Paradise Papers". Construite à partir des documents de deux cabinets d'avocats et les registres des sociétés de plusieurs paradis fiscaux, elle met en lumière les montages complexes utilisés par des particuliers et des entreprises pour échapper à l'impôt ou dissimuler des investissements, voire des connexions sulfureuses.
Franceinfo fait le point sur ce nouveau scandale qui implique notamment un ministre américain et la reine d'Angleterre.
Comment cette enquête a-t-elle démarré ?
Tout commence à l'automne 2016, raconte la cellule investigation de Radio France. Une source anonyme communique aux journalistes du Süddeutsche Zeitung, déjà à l'origine des "Panama Papers", des documents confidentiels de deux cabinets d'avocats spécialisés dans l'investissement offshore ou issus des registres des sociétés de paradis fiscaux. Un peu dépassé par l'ampleur des documents à analyser – plus de 13 millions de fichiers –, les équipes du quotidien allemand se tournent une nouvelle fois vers le Consortium international des journalistes d'investigation.
Basé à Washington, l'Icij revendique un réseau de plus de 200 journalistes d'investigation, présents dans 70 pays. Il collabore avec de nombreux médias, comme le New York Times, The Guardian, le Süddeustche Zeitung, Radio France et Premières Lignes, la société qui produit l'émission "Cash Investigation" pour France 2. Fondé en 1997, il est devenu en 2017, avec les "Panama Papers", un média à part entière, à but non-lucratif, financés par différentes fondations, dont la liste est publique. L'idée est de mutualiser les moyens humains et financiers des différentes rédactions internationales pour mener de front de grandes enquêtes, complexes, sensibles, coûteuses en temps comme en ressources.
Sous la houlette de cette organisation, 381 journalistes de 95 médias travaillent pendant des mois sur cette enquête confidentielle baptisée "Athéna". Une première réunion est organisée les 27 et 28 mars 2017 à Munich, dans les locaux du Süddeutsche Zeitung. Officiellement, les reporters sont réunis pour l'assemblée générale annuelle de l'Icij. A cette occasion, ils se mettent d'accord sur la date unique de publication, le 5 novembre, à 19 heures. Des plateformes sécurisées sont mises en place pour permettre l'exploitation des données, échanger les idées d'angles et les découvertes de chacun. Les révélations vont s'échelonner toute la semaine.
D'où viennent les documents ?
Les documents des "Paradise Papers" proviennent de trois sources, détaille Le Monde : le cabinet d'avocats Appleby, dont les bureaux sont basés dans plusieurs paradis fiscaux (6,8 millions de documents) ; le cabinet Asiaciti Trust, basé à Singapour (566 000 documents) et des registres de société de 19 paradis fiscaux (6,8 millions de fichiers) comme les Bermudes, Malte ou Trinité-et-Tobago.
Appleby, principale source des données, est un cabinet d'avocats fondé au XIXe siècle par Reginald Woodfield Appleby, un Britannique. Aujourd'hui, la firme est présente dans 10 paradis fiscaux : les Bermudes, les îles Vierges britanniques, les îles Caïmans, Guernesey, Hong Kong, l’île de Man, Jersey, l’île Maurice, les Seychelles et Shanghaï. Il propose à ses clients, soigneusement triés, plusieurs mécanismes pour échapper aux radars de leur fisc : la création de sociétés en cascade afin de faire bénéficier les clients d’accords binationaux particulièrement avantageux, le montage de sociétés-écrans pour bénéficier d’exemption de TVA, la constitution de trusts familiaux pour gérer des fortunes ou des héritages hors impôt...
Que révèlent-ils ?
Contrairement aux "Panama Papers", cette enquête concerne moins le blanchiment d'argent que des schémas légaux montés par des personnalités importantes pour échapper à l'impôt ou dissimuler des investissements gênants. Voici les premières révélations :
• Les étranges placements de la reine d'Angleterre. Selon ces documents, le duché de Lancastre, qui gère les avoirs d'Elisabeth II, a investi, via un fonds basé aux îles Caïmans, dans une entreprise d'électroménager britannique controversée. Accusée de surfacturation et de pratiques commerciales agressives envers des personnes mentalement diminuées, BrightHouse a été condamnée en octobre à verser 14,8 millions de livres à 249 000 clients, précise The Guardian.
• Les bonnes affaires d'un ministre américain avec la Russie. Proche de Donald Trump, le secrétaire au Commerce américain, Wilbur Ross, contrôle 31% de la société Navigator Holdings via des sociétés offshores. L'un des principaux clients de cette entreprise de transport maritime est la société gazière russe Sibur, contrôlée par deux proches du président Vladimir Poutine, dont un oligarque sanctionné par les Etats-Unis après l'invasion de la péninsule ukrainienne de Crimée.
• Les combines d'un proche de Justin Trudeau pour échapper à l'impôt. Ami d'enfance du Premier ministre canadien et trésorier de son parti, Stephen Bronfman a placé avec son parrain, Leo Kolber, 60 millions de dollars américains (52 millions d'euros) dans une société offshore aux îles Caïmans. Un montage qui pourrait relever de la fraude fiscale, selon plusieurs experts sollicités par les journalistes canadiens.
D'autres personnalités comme le champion du monde de Formule 1 Lewis Hamilton, ou Lord Ashcroft, un donateur des conservateurs britanniques (en anglais), et des entreprises comme Nike sont cités dans ces premières révélations.
Quelles sont les réactions des principaux intéressés ?
Dès la publication de l'enquête, le cabinet Appleby a mis en ligne un communiqué, dans lequel la société assure que ce n'est pas une fuite, mais une attaque informatique qui est à l'origine de l'affaire, et minimise la portée des révélations.
Les journalistes ne prétendent pas, parce qu'ils ne le pourraient pas, qu'Appleby a fait quelque chose d'illégal. Il n'y a pas de méfait. C'est un patchwork d'allégations sans rapport, avec un objectif politique clair contre le secteur offshore.
Le cabinet Applebydans un communiqué
Côté américain, le département du Commerce a indiqué que "le secrétaire Ross n'a pas participé à la décision de Navigator de faire affaire avec Sibur", qui "n'était pas sous sanctions à cette époque pas plus que maintenant". "Il n'y a pas d'irrégularités, et si les gens en tirent une conclusion contraire c'est parce que les journaux ont déformé cette histoire pour en faire quelque chose de différent de la réalité", a répondu Wilbur Ross. Même ligne de défense pour la reine d'Angleterre : "Tous nos investissements font l'objet d'un audit complet et sont légitimes", a affirmé une porte-parole du duché de Lancastre.
Mais si c'est légal, quel est le problème ?
Si certains montages sont "borderlines par rapport à la légalité", comme l'explique Eric Vernier de l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), les questions soulevées par les "Paradise Papers" sont plus morales que légales.
Est-il moral de permettre à des gens qui gagnent beaucoup d'argent de se soustraire à l'impôt quand les citoyens lambda n'ont pas cette possibilité ?
Jacques Monin, chef de la cellule investigation de Radio France
Pour Le Monde, les pratiques dénoncées dans les "Paradise Papers" détruisent la confiance de l'opinion publique et "conduisent nos démocraties à leur perte".
A terme, ces pratiques risquent de poser un grave problème financier aux Etats. "En France, les recettes liées à l'impôt sur les sociétés ont baissé de 40% ces dix dernières années alors que les bénéfices ont augmenté de 10% (...). Est-ce qu'on ne va pas droit dans le mur ?", s'interroge sur franceinfo Manon Aubry, responsable de plaidoyer sur les questions de justice fiscale et d'inégalités à Oxfam France. Selon les calculs de l'économiste Gabriel Zucman, l'évasion fiscale coûte 350 milliards d'euros aux Etats du monde entier, 20 milliards pour la France.
Que font les Etats pour lutter contre ces pratiques ?
Depuis 2008 et le scandale de la banque UBS, de nombreuses enquêtes ont secoué la finance offshore. Ont-elles eu un impact ? Oui, même si les progrès restent timides. Après les "Panama Papers", trois chefs d'Etat ou ministres ont démissionné et au moins 150 instructions ou contrôles ont été lancés, rappelle Le Monde. En France, 415 Français seraient dans le collimateur du fisc, selon le quotidien, et le Panama a rejoint la liste noire des Etats et territoires non-coopératifs.
Depuis dix ans, le G20 et l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont également avancé sur la question de la transparence. Depuis le 30 septembre 2017, 50 pays, dont des anciens paradis fiscaux, échangent automatiquement leurs renseignements bancaires dans le cadre d'un accord conclu en 2014. Quand un Français ouvre un compte aux Bermudes, le fisc français est censé être automatiquement averti. En 2018, une seconde vague d'Etats mettront en place cet échange.
Une partie des schémas que l'on trouve là ne seront plus possibles à la fin de l'année ou dès l'année prochaine. Une autre partie, reste, hélas, légale.
Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales à l'OCDEsur franceinfo
J'ai eu la flemme de tout lire, vous pouvez me faire un résumé ?
Après plusieurs mois d'enquête, le Consortium international des journalistes d'investigation, un média non lucratif déjà à l'origine des "Panama Papers" et avec lequel collaborent Radio France et "Cash Investigation" de France 2, a publié dimanche 5 novembre les premières révélations d'une nouvelle enquête, baptisée "Paradise Papers".
En s'appuyant sur plus de 13 millions de fichiers, provenant de deux cabinets d'avocats spécialisés dans la finance offshore et de 19 paradis fiscaux, ils révèlent les montages financiers complexes de certaines personnalités, comme la reine d'Angleterre, le pilote de F1 Lewis Hamilton ou un ministre américain, pour échapper à l'impôt ou dissimuler des relations d'affaires gênantes. Contrairement aux "Panama Papers", la plupart des pratiques révélées ici ne sont pas illégales. Mais elles posent une question morale : est-il acceptable et même viable pour nos démocraties que les plus riches se soustraient à l'impôt ? Un défi auquel les Etats ont répondu timidement pour le moment.
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