: Enquête franceinfo IPTV : blanchiment d'argent, réseaux organisés… Dans les coulisses du business du piratage télé sur internet
Janvier 2023, Plédran. Les gendarmes de Saint-Brieuc débarquent dans cette petite commune des Côtes d'Armor et interpellent à son domicile un homme d'une vingtaine d'années. Il est soupçonné de vendre des abonnements illégaux de télévision grâce à des boîtiers ou des applications piratées, plus communément appelés IPTV, du nom (Internet Protocol Television) de la technique (qui est, elle, tout à fait légale) utilisée pour la diffusion de flux télé sur internet. Du matériel informatique, des téléphones et 26 000 euros de biens sont saisis, relate Le Télégramme.
Les analyses approfondies démontrent que l'homme fait partie d'un vaste réseau de fraude, qui détournait des chaînes depuis les Emirats arabes unis pour vendre ensuite à bas prix dans le monde des codes qui permettaient d'y accéder. Le tout piloté depuis le Maroc. L'homme faisait travailler 60 revendeurs sur internet, en France et à l'étranger, et plus de 7 000 clients ont été identifiés. Ce business lui a rapporté 150 000 euros en trois ans, jusqu'à sa condamnation par le tribunal de Saint-Brieuc en octobre 2023 à six mois de prison avec sursis.
Environ 800 000 utilisateurs de dispositifs IPTV illégaux chaque mois
L'affaire de ce pirate installé en Bretagne illustre un phénomène plus large. Depuis la fragmentation des droits TV du championnat français de football en 2020, et encore plus après l'arrivée du nouveau diffuseur DAZN qui retransmet dimanche 27 octobre l'affiche OM-PSG, le recours à des boîtiers et des codes pour visionner illégalement des contenus a explosé en France.
Selon l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), quelque 800 000 personnes utilisent chaque mois ces systèmes frauduleux qui permettent d'accéder à des milliers de chaînes et aux plateformes de VOD (vidéos à la demande) pour des sommes comprises entre 30 et 100 euros par an. Mais les chiffres pourraient être largement sous-estimés. Un sondage réalisé en août par Odoxa estime que 5% des Français adultes interrogés suivent le sport de manière illégale (IPTV, streaming, réseaux sociaux), ce qui pourrait représenter environ 2,5 millions de personnes.
Sur internet et les réseaux sociaux comme X, Telegram ou Snapchat, les annonces faisant la promotion de ces dispositifs pullulent. "Ligue 1 ce soir, prenez votre IPTV et économisez près de 3 300 euros par an" ; "50 000 chaînes en full HD [haute définition] et toutes les plateformes pour les films et les séries". En seulement quelques clics, un supermarché de la fraude s'ouvre aux intéressés. Certains proposent des abonnements mensuels ou à l'année, et il arrive que les revendeurs offrent un test gratuit pendant 24 ou 48 heures. D'autres promettent même un service client "7 jours sur 7, 24h sur 24". Les paiements s'effectuent en carte bancaire, par PayPal ou même, parfois, en cryptomonnaie.
Salomon* est un vendeur qui opère sur Twitter et les messageries instantanées. Il se présente comme auto-entrepreneur, vit à l'étranger et assure vendre des IPTV en complément de son activité. Son prix : 30 euros par an. "J'active ou je désactive seulement des codes, qui génèrent ensuite des comptes pour accéder aux chaînes, raconte-t-il. Sur chaque vente, je reverse une partie à un fournisseur, qui s'occupe des flux et des serveurs."
Celui qui utilise des comptes bancaires détournés et une fausse identité pour échapper aux autorités confie aussi vendre ses IPTV à des "revendeurs de seconde main, qui décident ensuite du prix qu'ils veulent fixer". Une activité passible de trois ans de prison et 300 000 euros d'amende pour contrefaçon et de cinq ans d'emprisonnement et 375 000 euros d'amende pour recel. Les clients peuvent aussi être poursuivis pour ce second délit.
Ash*, un autre vendeur contacté par franceinfo, assure compter "plusieurs milliers de clients" à travers le monde. Une application unique lui permet de gérer ses clients et de renouveler leurs abonnements juste avec une connexion internet. Il affirme gagner "environ 2 000 euros par mois" grâce à la vente de codes qu'il facture entre 50 et 70 euros par an, selon la qualité des flux.
Tout comme les prix, la manière de vendre varie. Certains tiennent des sites, d'autres opèrent directement sur les messageries instantanées derrière des pseudos. Les noms des pirates comme les tutos pour installer leurs services illégaux s'échangent aussi sur des forums ou des chaînes Telegram, dont certaines atteignent plusieurs milliers d'abonnés.
Pour se fournir, Ash* explique récupérer un flux détourné auprès d'un fournisseur qu'il paie via un système de crédits. "Chaque crédit que j'achète coûte 20 euros et me donne accès à un code d'un an que je peux ensuite revendre au prix que je veux. Plus j'achète de crédits auprès de mon fournisseur, moins je paie cher", détaille-t-il. Salomon, qui connaît son revendeur, le paie directement, parfois en cryptomonnaie. Il affirme que ce dernier possède des serveurs à l'étranger "comme de nombreux fournisseurs".
Des plateformes peuvent héberger jusqu'à un million d'utilisateurs
Derrière des revendeurs comme Ash* et Salomon*, le système s'avère plus opaque et presque pyramidal. "Au-dessus, on trouve des groupes qui diffusent les contenus, avec parfois des serveurs qui coûtent très cher car ils sont capables d'accueillir des millions d'utilisateurs en direct. Ils peuvent aussi gérer tout l'aspect esthétique qu'ils fournissent aux vendeurs : les logos, les templates des sites web. Et enfin, il y a des groupes qui sont spécialisés dans la capture des contenus : ils détournent ou piratent les flux TV", schématise Vincent Helluy, directeur antipiratage chez Forward Global, une entreprise qui coopère avec les diffuseurs pour endiguer le phénomène.
"La plupart du temps, les flux piratés, les serveurs et les têtes des réseaux sont à l'étranger", rappelle Sarah d'Arifat, directrice juridique de beIN Sports France, qui diffuse certains matchs de Ligue 1. "On sait que des gros poissons vivent à Dubai et que certains sont liés à d'autres trafics dans une forme de polycriminalité. Certaines personnes qu'on a identifiées revendaient aussi des faux permis ou des faux tests Covid pendant la crise sanitaire", décrit un employé d'un grand groupe de télévision français, qui reconnaît en revanche son manque d'information sur "les hackers qui volent des images". "Les revenus peuvent aller de quelques centaines d'euros pour un petit revendeur à de grosses sommes. Aux Pays-Bas et en Espagne, des plateformes qui hébergeaient 500 000 à un million d'utilisateurs ont récemment été démantelées. A 10 euros par mois pour chaque utilisateur, ça chiffre vite", explique Vincent Helluy.
Une "criminalité astucieuse"
Si un réseau lié à la mafia napolitaine a été démantelé en 2019 par la police italienne, les dossiers judiciaires que franceinfo a pu consulter dessinent une autre réalité, plus artisanale. On y trouve des acteurs implantés en France, souvent liés à des réseaux au Maghreb. La région est historiquement présente sur le marché des IPTV en France, notamment en raison de la communauté maghrébine dans l'Hexagone et du français comme langue commune.
Richard Willemant, qui défend régulièrement des titulaires de droits sur les contenus protégés devant les tribunaux, parle d'une "criminalité astucieuse". "A la différence du trafic de drogue, où le quantum de peine peut aller jusqu'à 10 ou 20 ans de réclusion, les délits de contrefaçon sont punis de quelques années de prison. Le risque réel de sanction 'vaut le coût', au vu des gains financiers possibles", regrette l'avocat, qui évoque "une criminalité différente du droit commun". "Ce n'est pas la même sociologie criminelle, ni les mêmes acteurs."
En mai 2023, un homme de 43 ans a été condamné en première instance par le tribunal d'Agen à dix mois de prison avec sursis, assorti de 25 000 euros de dommages et intérêts. Mohamed B. tenait une boutique de matériel informatique dans le Lot-et-Garonne, dans laquelle il a vendu, selon les enquêteurs, plus de 1 000 boîtiers ou abonnements piratés entre janvier 2019 et avril 2021, pour un total de 60 000 euros. Il sera de nouveau jugé pour cette affaire, cette fois en appel.
Plus étonnant encore, la police a arrêté en 2020 Bruno A., qui vendait des boîtiers dans l'arrière-boutique du salon de coiffure de sa femme, à Drancy (Seine-Saint-Denis). L'enquête avait débuté après que des salariés de Canal+ ont répondu à des petites annonces publiées par cet homme sur internet, et s'étaient fait passer pour des acheteurs, avant de découvrir la fraude.
Ces appareils, fabriqués en Algérie, étaient configurés pour se connecter automatiquement à des serveurs dits de "cardsharing" (en français "partage de cartes") lorsqu'ils étaient connectés à internet : ils permettaient ainsi à plusieurs utilisateurs d'accéder simultanément à un bouquet de chaînes grâce à un abonnement légal qui était détourné. En deux ans, les enquêteurs ont estimé le chiffre d'affaires de cet homme, qui avait des liens avec un grand groupe de cybercriminels, à plus de 700 000 euros, dont une grande partie a été transférée vers des comptes en Italie. L'homme, condamné par la cour d'appel de Paris à un an de prison ferme et 250 000 euros d'amende en 2023, a aussi été reconnu coupable de blanchiment d'argent.
Un combat inégal pour les diffuseurs
Face au piratage, les mastodontes de l'audiovisuel français organisent leur riposte. Les groupes mènent des actions en justice et coopèrent régulièrement avec des entreprises spécialisées dans la lutte contre le piratage. En France, ils travaillent notamment avec LeakID, une entreprise qui intervient avant et pendant les événements sportifs pour bloquer les flux et "nettoyer" les moteurs de recherche, en effaçant de nombreuses références aux IPTV et sites illégaux de streaming qui diffusent gratuitement les rencontres.
En interne, les diffuseurs ont créé des cellules antipiratage. Chez beIN Sports, dix personnes basées dans plusieurs pays sont totalement dédiées à cette mission. D'autres groupes mènent carrément l'enquête, et peuvent parfois faire appel à des huissiers ou des détectives privés. "A partir d'un compte Snapchat, on peut remonter jusqu'à une personne. Donc l'objectif, c'est de collecter le maximum d'éléments avant de déposer plainte", explique un employé d'un grand groupe de télévision français.
"On s'attaque aux gros qui restent et qui reviennent malgré les blocages. A force, on les reconnaît, on connaît leurs pseudos, leurs signatures, leurs visuels."
Un employé d'un grand groupe de télévision françaisà franceinfo
Il dénonce toutefois un combat inégal. "Quand on dépose une plainte, la police peut interpeller une personne mais pour remonter le fil, c'est plus dur."
Dès que les pirates sont à l'étranger, les autorités peinent en effet à les poursuivre. Mais lorsqu'elles en identifient en France, elles peuvent agir, explique Pauline Combredet-Blassel, directrice adjointe de l'Arcom en charge du piratage, qui travaille avec les diffuseurs. Après chaque match, DAZN, Canal+, beIN Sports et les ayants droit envoient à l'Arcom "un document avec l'adresse URL des services illégaux ainsi que des captures d'écran des diffusions". Ces dossiers sont ensuite traités par la petite dizaine d'agents de l'Arcom en charge de la lutte contre le piratage.
Depuis août et la reprise des championnats de football, le gendarme de l'audiovisuel a bloqué plus de 600 services diffusant illégalement du sport, dont 90% concernaient des IPTV, bien plus que sur l'année 2023 où seulement 34 services d'IPTV avaient été bloqués. "Lors de nos premières actions en 2022 [année de la mise en œuvre d'une nouvelle loi en matière de lutte contre le piratage], le piratage provenait plus du streaming que de l'IPTV, mais la tendance est en train de s'inverser", prévient Pauline Combredet-Blassel. Le match entre l'OM et le PSG, le plus regardé de l'année en Ligue 1, devrait une nouvelle fois le prouver, et donner encore du travail aux autorités.
* Les prénoms ont été modifiés.
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