Harcèlement moral et suicides chez France Télécom : le long travail d'Orange pour regagner la confiance de ses salariés
La multiplication des suicides au sein du groupe, entre 2008 et 2009, est devenue emblématique des souffrances liées au travail. Qu'en est-il aujourd'hui au sein d'Orange ? L'entreprise a-t-elle réussi à remonter la pente ? Direction et syndicats témoignent.
C'est la première affaire de harcèlement moral institutionnalisé qu'aura à trancher la justice. France Télécom (devenu Orange) – en tant que personne morale – l'ex-PDG de l'entreprise, Didier Lombard, et six dirigeants et cadres ont été renvoyés, en juin, devant le tribunal correctionnel de Paris. Ils seront jugés pour "harcèlement moral" et/ou "complicité de harcèlement moral". Le procès devrait se tenir fin 2019. Un cas emblématique, à l'heure où des syndicats de Pôle emploi s'inquiètent de la situation dans leur propre établissement et font des parallèles entre les deux entreprises.
Chez France Télécom, l'affaire remonte à 2008 et 2009. À l'époque, on parle de "vague de suicides". Selon les syndicats et la direction, lors de ces deux années, 35 salariés se sont donné la mort. À l'origine de cette crise sociale, la privatisation de France Télécom et la volonté du groupe de supprimer 22 000 postes (soit un salarié sur cinq de ce groupe qui employait 110 000 personnes en France à l'époque) entre 2006 et 2008 et procéder à 10 000 changements de métier, dans le cadre d'un plan de réorganisation baptisé NExT, pour Nouvelle expérience des télécommunications. "Entre eux, les dirigeants l'appelaient 'nouvelle extermination'", raconte un syndicaliste.
"Management de la terreur"
En 2006, face à l'association des cadres supérieurs et dirigeants de France Télécom, Didier Lombard prononce une phrase qui marque les esprits : "En 2007, je ferai les départs d'une façon ou d'une autre, par la fenêtre ou par la porte." Pour les salariés, le plan NExT se révèle être synonyme d'un "management de la terreur", selon les termes employés par un technicien marseillais qui se suicide en 2009.
Mobilité forcée (changement de fonctions, mutation géographique et dans le temps – un manager ne peut rester plus de trois ans au même poste afin de limiter les liens humains avec ses équipes), harcèlement, pressions, absence de missions pour décourager certains, déménagements anarchiques (un salarié pouvait se retrouver sans chaise, bureau et même sans collègue à son retour de vacances, se souvient un témoin de l'époque). "Il fallait briser les gens pour les faire partir", résume Sébastien Crozier, président du syndicat CFE-CGC Orange.
Les suicides étaient la partie émergée de l'iceberg, la plus dramatique, mais les souffrances sociales (perte de sens dans les missions, arrêts de travail, dépression...) sont généralisées.
Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC Orangeà franceinfo
Tous les responsables syndicaux interrogés par franceinfo s'accordent sur la date de la fin de cette période de "catastrophe sociale" : en février 2011, Didier Lombard renonce prématurément à ses fonctions de PDG. Stéphane Richard, déjà directeur général du groupe, le remplace à la tête de France Télécom. Aujourd'hui, il est présenté par beaucoup comme "l'homme qui a ramené la paix sociale" au sein de l'entreprise. "Il était quand même déjà au conseil d'administration et donc au courant de ce qu'il se passait dans l'entreprise", nuance Cédric Carvalho, délégué syndical central Orange (CGT).
"La pression est retombée et la parole a pu se libérer"
Le nouveau PDG décide d'abandonner le plan NExT. "Du jour au lendemain, les mobilités forcées s'arrêtent et on retrouve une forme d'apaisement", explique Sébastien Crozier. "À l'arrivée de Stéphane Richard, l'entreprise est aux abois, confie une syndicaliste SUD Orange, qui préfère conserver l'anonymat. La direction a lâché du lest, la pression est retombée et la parole a pu se libérer", poursuit-elle. "Il y a d'abord eu une période de gestion de crise et d'urgence pour que la situation redevienne la plus normale possible", détaille Jean-Bernard Orsoni, directeur de la presse et des médias de l'opérateur télécom.
Représentants syndicaux et direction s'accordent d'abord sur le choix du cabinet Technologia, spécialisé dans les risques liés à l'activité professionnelle, pour réaliser une grande étude auprès des salariés. Ils sont 80 000 à répondre aux 160 questions de l'enquête. Sans surprise, les conclusions, rendues en décembre 2009, accablent la direction de France Télécom. Les experts estiment que "l'ambiance de travail est tendue, voire violente" au sein de l'entreprise et pointent "la grande défaillance du management".
En l'absence d'une colonne vertébrale solide de management, les personnels de France Télécom semblent plus que jamais orphelins de sens, de leaders.
Le cabinet Technologia,dans son rapport remis en 2009
Pour les salariés, la reconnaissance de leurs souffrances et la remise en question des méthodes de management représentent un premier pas. Plusieurs "mesures d'urgence" sont mises en place : embauches de médecins du travail, redéploiement des services de ressources humaines, rénovation de locaux ou encore recrutement de salariés, selon le détail de Jean-Bernard Orsoni.
Une "veille sur le bien-être" des salariés
Sur le long terme, la direction de l'opérateur télécoms "s'inscrit en co-construction avec les représentations syndicales et les salariés du groupe". Des négociations avec les syndicats aboutissent à la signature d'une dizaine d'accords d'entreprise (conditions de travail, management, dialogue social, environnement de travail...). "Malheureusement, l'entreprise a freiné des quatre fers et bloque toujours aujourd'hui pour appliquer une large partie de ces accords", déplore Cédric Carvalho de la CGT.
Toutefois, le syndicaliste souligne que "beaucoup d'efforts ont été faits". La mobilité des salariés se fait désormais sur la base du volontariat ; certains cas de suicides ont été reconnus par la direction en tant qu'accident du travail ; les salariés seniors ont eu la possibilité d'aménager leur temps de travail ; les managers sont spécifiquement formés à la problématique de la souffrance au travail ; 10 000 personnes ont été recrutées en CDI entre 2010 et 2012 pour "soulager les secteurs en tension"...
Une cellule de veille et de médiation a été mise en place (elle existe toujours aujourd'hui) pour les situations douloureuses. Composée d'un ancien dirigeant des ressources humaines, un psychiatre, un assistant social, un juriste, elle examine les dossiers de salariés dont la situation est considérée comme "bloquée". "Il y a une veille sur le bien-être, il y a du mieux", reconnaît la syndicaliste de SUD Orange.
Chacun son thermomètre social
Depuis la crise, la direction demande à un institut d'études privé de réaliser un "baromètre social" deux fois par an. "Aujourd'hui 89% des salariés se disent fiers d'appartenir à Orange", se félicite le porte-parole du groupe. Ce chiffre était tombé à 25% chez les non-cadres en 2009. Un résultat en trompe-l'œil selon Cédric Carvalho. Pour le montrer, les syndicats se sont dotés après la crise des suicides d'un comité national de prévention du stress. Un moyen aussi de bénéficier de son propre thermomètre social.
Et d'après les résultats d'une enquête réalisée par ce comité en 2016 et dévoilée en 2017, 78% des salariés d'Orange jugent leur travail intense, 84% d'entre eux estiment que leur travail est de plus en plus exigeant, 77% jugent leurs perspectives d'évolution faibles et 56% estiment ne pas être assez nombreux pour faire face à la quantité de travail. Pour le délégué syndical central Orange, ces résultats s'expliquent par les conditions de travail "qui se dégradent, la pression est accrue".
Pour le moment, la direction met des œillères et nous répond avec son baromètre social, mais nous leur disons 'attention à ne pas recréer les conditions de la crise de 2008-2009'.
Cédric Carvalho, délégué syndical central Orange (CGT)à franceinfo
"Les boulons se resserrent"
Même constat chez SUD : "Depuis environ deux ans, les boulons se resserrent et nous sommes dans la crainte d'un retour aux anciennes méthodes." Pour Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC Orange, l'entreprise est "passée d'une situation de mal-être liée à des facteurs internes à une situation de tensions sociales essentiellement liées au secteur des télécoms, ultraconcurrentiel." Et de citer plusieurs explications à cette dégradation : une entreprise en perpétuelle mutation et restructuration, l'arrivée sur le marché de Free, les nouvelles formes de travail liées au numérique...
Le climat social n'est pas encore à l'orage mais les partenaires sociaux sont toujours en alerte, chacun regarde fébrilement ses indicateurs. "La période 2008-2009 reste évidemment dans toutes les têtes", raconte Cédric Carvalho. Un constat partagé par la direction d'Orange. "L'expérience a été traumatisante pour tout le monde", estime Jean-Bernard Orsoni, le porte-parole du groupe. Pour lui, l'opérateur est devenu "l'une des entreprises les plus sensibles à la question de la souffrance au travail" : "On connaît trop les dégâts, on sait aussi la difficulté à sortir d'une telle situation de crise."
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