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Comment la mobilisation des "gilets jaunes" a mis Edouard Philippe sur la sellette

Article rédigé par Margaux Duguet, Clément Parrot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
Le Premier ministre Edouard Philippe est l'invité du journal de TF1, le 6 décembre 2018. (THOMAS SAMSON / AFP)

Sur le front depuis le début de la crise, le Premier ministre apparaît de plus en plus en difficulté. Récit des trois semaines qui ont fragilisé la position du chef du gouvernement.

"Soit ça se passe bien samedi et il faudra changer le gouvernement et le Premier ministre en février avant les européennes. Soit ça se passe mal samedi et il faudra le changer avant Noël." Il y a encore trois semaines, cette phrase d'un haut responsable de la majorité présidentielle confiée cette semaine à France Inter aurait pu paraître saugrenue. Lors de la première journée de mobilisation des "gilets jaunes", le 17 novembre, la colère était d'abord dirigée contre la hausse des taxes sur les carburants. Mais la contestation s'est ensuite étendue à la remise en cause de l'exécutif. Jusqu'à devenir difficilement contrôlable.

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Samedi 8 décembre, les "gilets jaunes" ont encore prévu de se rassembler à Paris, laissant craindre de nouvelles violences. Dans ce contexte, Edouard Philippe, en première ligne depuis le début de la crise, peut-il tenir ? Entre ses errements de communication, la nécessité de protéger le président de la République et la crainte d'une contagion des troubles, le locataire de Matignon se retrouve de plus en plus fragilisé. Retour sur ces trois dernières semaines chaotiques à la tête du gouvernement.

Des différends dans la majorité

Ce jour-là, sa parole, il le sait, est très attendue. Dimanche 18 novembre, Edouard Philippe est l'invité du journal de France 2. La veille, la première mobilisation des "gilets jaunes" a réuni, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur, 280 000 personnes. La pression sur le gouvernement est maximale alors que le bilan est déjà lourd, avec un mort en Savoie et plus de 400 blessés. Mais, lors de son passage télévisé, le Premier ministre affiche sa fermeté. Pas question de reculer.

Le cap que nous avons fixé est bon, nous allons le tenir. Ce n'est pas quand ça souffle qu'il faut en changer.

Edouard Philippe

sur France 2

Il est alors interrogé sur la main tendue de Laurent Berger. "J'appelle Emmanuel Macron et Edouard Philippe à réunir très rapidement les syndicats, les organisations patronales, les associations pour construire un pacte social de la conversion écologique", a proposé, le 17 au soir, le patron de la CFDT sur Twitter. Mais, le chef du gouvernement balaye l'idée d'un revers de la main : "Je ne crois pas que ce que demandent les 'gilets jaunes', c'est une grande conférence avec des responsables politiques et syndicaux."

Edouard Philippe "persiste dans un rapport direct au 'peuple' qui le met en difficulté aujourd'hui", déplore le lendemain Laurent Berger dans un entretien au Monde (article payant). "C'est de l'inexpérience et de l'arrogance de croire qu'on peut faire sans nous", renchérit-on dans l'entourage de Laurent Berger auprès du quotidien du soir. Mais, cette intransigeance de la part du Premier ministre sème surtout le trouble dans son propre camp. "L'immense majorité des marcheurs pensait qu'il fallait saisir la perche tendue par la CFDT, explique Jacques Maire, le député LREM des Hauts-de-Seine, dans Le Journal du dimanche. Edouard Philippe est passé à côté et sa démarche n'a pas été comprise par l'opinion."

Je n'ai pas compris la parole assez brusque du Premier ministre après la main tendue de Laurent Berger, alors que je sentais que la majorité d'entre nous souhaitait trouver des alliés de réflexion.

Une députée LREM

à franceinfo

Un ministre sort même du rang à cette occasion. "Je crois qu'il faut la saisir, cette main tendue", déclare François de Rugy, ministre de la Transition écologique, le 22 novembre sur France Inter. Au sein de la majorité, une petite musique commence à monter. Edouard Philippe n'aurait pas pris la mesure de la contestation qui monte, contrairement à Emmanuel Macron, comme certains veulent le croire.

"Le président revient d'une itinérance, du terrain, il voit ces gens avec des 'gilets jaunes', je crois que lui en était bien conscient. A ce moment-là, il fallait faire un moratoire mais le Premier ministre n'a pas vécu ça, il n'a pas vu autant de gens, glisse après coup un parlementaire de la majorité. Ça explique qu'Edouard Philippe n'ait pas été prêt à faire des concessions." "En ayant le nez dans le guidon des réformes, le gouvernement n'a peut-être pas vu comment elles étaient ressenties", analyse le politologue Alexis Massart, spécialiste du centre.

Macron modifie son discours

Si Edouard Philippe pensait que la contestation s'éteindrait d'elle-même, c'est raté. Le 24 novembre, au deuxième jour de mobilisation nationale, le mouvement des "gilets jaunes" bascule dans la violence avec plusieurs débordements sur les Champs-Elysées. Les images de vitrines vandalisées et des affrontements avec les forces de l'ordre tournent en boucle sur les chaînes d'information. Trois jours plus tard, Emmanuel Macron prend la parole pour la première fois sur le sujet, lors de la présentation de la programmation pluriannuelle de l'énergie.

Ce 27 novembre, le chef de l'Etat s'apprête à annoncer un moratoire sur la hausse des taxes sur les carburants. François Bayrou est notamment à la manœuvre. "Plus on réforme, plus il faut être juste", justifie le patron du MoDem auprès de franceinfo. L'ancien ministre de la Justice a gardé l'oreille du président. "Il a senti depuis le début qu'il fallait faire un geste, confie également l'un de ses proches. Il a essayé de convaincre, c'est sûr."

A 9h30, le moratoire était contenu dans le discours. A 10h30, le discours est prononcé sans moratoire.

Un responsable de la majorité

à franceinfo

Pour Emmanuel Macron, "faire un geste, c'était justement une solution pour continuer à avancer", assure au Parisien un député LREM. Que s'est-il donc passé ? De l'aveu de plusieurs sources, Edouard Philippe aurait freiné des quatre fers. "Des quatre fers, je ne sais pas, mais oui initialement, ce n'était pas la position du Premier ministre", confirme à franceinfo un député influent de la Macronie. "Il y avait une partie de l'exécutif qui ne voulait pas bouger, Edouard Philippe n'était pas le seul, il y avait des gens autour de Macron aussi", nuance un proche du président. "A l'époque, Matignon souhaitait voir comment allait évoluer le mouvement", explique un autre soutien, cité par Le Parisien.

Avec le recul, de nombreux acteurs politiques regrettent ce qui s'est joué le 27 novembre. "C'est évident que si on avait fait ce choix plus tôt, probablement que l'on avait une chance de maîtriser le mouvement, de le faire atterrir", analyse pour franceinfo un poids lourd de la majorité. "Ça aurait été mieux de le faire il y a dix jours et ça aurait probablement évité les événements qui ont suivi et qui ont provoqué une cassure profonde", renchérit une ancienne ministre d'Edouard Philippe. La suite des événements lui ont donné raison.

Le premier renoncement du quinquennat

Samedi 1er décembre dans la soirée, Emmanuel Macron quitte le G20 à Buenos Aires. Dans l'avion qui le ramène en France, le président a le temps de faire le point sur les violences qui ont eu lieu dans les rues de Paris. La tension est montée d'un cran. Une réunion de crise est prévue dès le lendemain à l'Elysée avec le Premier ministre et plusieurs autres membres du gouvernement pour faire le point. Selon les informations du Figaro, le chef de l'Etat prend alors conscience de la gravité de la situation et se range finalement à la fameuse idée du moratoire.

Le couple exécutif acte la décision lors d'un rendez-vous dans la matinée à l'Elysée. Emmanuel Macron accepte de reculer pour la première fois de son mandat. Il va donc falloir scénariser au mieux l'annonce de ce renoncement pour ne pas donner l'impression de retomber dans les recettes de la "vieille politique" et à l'"ancien monde" honnis par le fondateur d'En marche. "Reculer au milieu du guet est un message négatif envoyé par rapport à son programme, sa feuille de route. Ce qui peut expliquer les hésitations", décrypte le politologue Alexis Massart. "Emmanuel Macron a toujours considéré que reculer, c'était faire comme les autres", abonde Fabien Gouttefarde, député LREM de l'Eure.

Il ne voulait pas donner des signes de faiblesse et donner l'impression de faire comme les gouvernements précédents en plongeant dans l'immobilisme.

Alexis Massart

à franceinfo

Pour éviter de trop exposer le président, le Premier ministre se charge de l'annonce du moratoire. "C'est clairement la logique des institutions, on envoie en priorité le gouvernement pour essayer de déminer, de faire passer le message", poursuit le politologue. "Le président a laissé Edouard Philippe en première ligne parce qu'il ne voulait pas engager tout son crédit dans un acte dont on n'est même pas sûr qu'il mette un terme au mouvement", explique dans Le Monde un proche d'Emmanuel Macron.

Après avoir discuté un peu plus de deux heures avec les députés de la majorité, le Premier ministre annonce lors d'une conférence de presse plusieurs mesures et notamment la suspension de la hausse des taxes sur les carburants. Un moratoire qui doit durer six mois, "le temps du débat", selon ses mots. Mais le chef de l'Etat constate que le geste et les mots employés ne parviennent pas à calmer les esprits. Après le Conseil des ministres, alors que Benjamin Griveaux défend encore l'idée moratoire, le couple exécutif se retrouve et décide de transformer la "suspension" en "annulation".

"Une petite impression de flottement"

Le Premier ministre est chargé une nouvelle fois du service après-vente devant les députés, mais cette fois la séquence se transforme en cafouillage. "Si nous ne trouvons pas les bonnes solutions, alors nous n'appliquerons pas cette taxe", lance d'abord le locataire de Matignon à la tribune de l'Assemblée nationale en début d'après-midi. Personne ne comprend alors qu'il s'agit là d'une annulation, à tel point que l'Elysée se retrouve à envoyer des textos aux journalistes pour vérifier si le message est bien passé, comme le raconte TF1.

Le chef du gouvernement tente de clarifier le message une nouvelle fois à la tribune : "La hausse de cette taxe est donc abandonnée dans le PLF [projet de loi de finances] 2019." Pour éviter toute ambiguïté, l'Elysée insiste et confirme à franceinfo que l'augmentation de la taxe carbone au 1er janvier n'est pas "suspendue, ni différée", mais purement et simplement "annulée". Les députés se retrouvent perdus dans cette bataille sémantique.

On est passé du rire à l'énervement.

Une jeune députée LREM

à franceinfo

"On se retrouve dans une situation étrange où on a cru voter pour la suspension, une bonne première étape, et puis quelques minutes plus tard, on apprend la suppression. Ça donne une petite impression de flottement", confirme un député MoDem. "Il faut qu'il y ait une bien meilleure coordination", s'exaspère Laure de La Raudière, députée d'Eure-et-Loir, membre du groupe UDI, Agir et Indépendants. "Cela donne une impression de cacophonie et cela met en doute la parole politique."

Depuis le début de cette crise, ils se plantent totalement en matière de com' !

Laure de La Raudière

à franceinfo

"Ce couac est un peu surprenant, car malgré ce qu'ils disent, entre un moratoire de six mois et l'annulation, il y a bien une différence. En faisant ça, Emmanuel Macron réaffirme son autorité, mais il fragilise aussi son Premier ministre", estime le politologue Alexis Massart.

Un Premier ministre affaibli

L'opposition ne rate pas l'occasion pour tirer à vue. "Edouard Philippe est dans un état d'extrême affaiblissement, sa parole est remise en cause par le président de la République, il y a presque une forme de cruauté", juge Alexis Corbière, député de La France insoumise. "Il est fragilisé car coincé d'un côté par les décisions autoritaires d'un président qui le désavoue régulièrement et de l'autre une majorité faible incapable de faire la pédagogie avant et le service après-vente", ajoute Sébastien Chenu, du Rassemblement national.

Macron a ridiculisé Philippe avec l'annulation de la hausse des taxes sur le carburant. Il lui marche dessus.

Sébastien Chenu

à franceinfo

Surtout que les opposants au Premier ministre savent bien que la cote de popularité d'Edouard Philippe subit une forte dégringolade. Près de 73% des Français déclarent ne pas lui faire confiance, selon un sondage Elabe du 6 décembre. Ce taux est le plus élevé depuis le début du quinquennat.

La démission d'Edouard Philippe est désormais ouvertement évoquée. "S'il y a encore des actes de violence graves samedi, à sa place, je donnerai ma démission", lance le député Les Républicains Gilles Carrez. "Le seul départ de Philippe ne suffira pas, mais cela peut ouvrir une brèche de discussion", ajoute Sébastien Chenu. "Je pense que les jours d'Edouard Philippe sont effectivement comptés. Mais quand bien même il serait démissionné, je pense que cela aurait une efficacité quasi-nulle. La colère est dirigée vers Macron", souligne Alexis Corbière.

A trop utiliser le fusible, Macron risque de s'électrocuter.

Alexis Corbière

à franceinfo

Après des doutes exprimés en interne, la "question de l'unité de la majorité ne se pose plus", assure un député MoDem pour lequel "l'opération de ces derniers jours a réussi à ressouder les rangs". Les députés macronistes ne croient pas en une démission prochaine. "Je ne vois pas Edouard Philippe quitter le navire avant les européennes sauf une erreur manifeste, comme un clash avec le président. Mais leur relation a survécu aux tensions très fortes du 80 km/h, que le président ne voulait absolument pas", estime une parlementaire LREM.

Le locataire de Matignon tient bon

D'autant qu'en cas de départ de l'ancien maire du Havre, la question du casting pose problème. "Et pour le remplacer par qui ?" interroge une députée LREM. "Le nom de François Bayrou circule un peu, il a été l'un des lanceurs d'alerte sur le sujet [du moratoire]", suggère un parlementaire de la majorité. Ce dernier n'oublie pas de noter que le leader du MoDem a gagné 12 points d'opinion favorable en un mois (73%) auprès des sympathisants de LREM et du MoDem, selon le sondage Elabe. Interrogé à ce sujet par franceinfo, le principal intéressé botte en touche. Mais l'idée d'avoir Bayrou à Matignon ne fait de toute manière pas l'unanimité, même au sein du camp de l'intéressé. "François Bayrou a plein de qualités mais pas celle-là, pas dans cette séquence", tacle un député de la majorité.

Il faut de la solidité. Ce n'est pas le moment de changer de Premier ministre.

Un député MoDem

à franceinfo

Enfin, certains n'hésitent pas à rappeler les ennuis judiciaires qui touchent encore le parti de François Bayrou, visé par une enquête sur l'affaire des assistants parlementaires européens. "Je n'y crois pas à cause des raisons pour lesquelles il est parti. Je n'y suis pas opposé politiquement. Mais il est empêché", conclut le député LREM Fabien Gouttefarde. De toute manière, Edouard Philippe ne montre pour l'instant aucune volonté de lâcher prise. Sur TF1 jeudi soir, il a ainsi écarté toute idée de démission : "Ma mission c'est d'atteindre les objectifs qui ont été fixés par le président de la République, je le fais avec le soutien de la majorité (...) et avec la confiance du président."

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