: Témoignages "Ce serait un vrai cas de conscience" : comment les préfets anticipent l’arrivée possible de l'extrême droite au pouvoir
Depuis le dimanche 9 juin, en privé, en réunion, sur des boucles de la messagerie Telegram, toute la préfectorale étudie le scénario d'une victoire du Rassemblement national aux législatives et tente de mesurer les conséquences. "Mon préfet nous a dit que certains de ses collègues pensent à faire leurs valises, raconte une sous-préfète. Ils s'attendent à une valse des préfets, quel que soit le résultat des élections, encore plus si c'est le RN qui passe."
Les préfets étant les représentants du gouvernement dans les départements et les régions, le gouvernement a tout intérêt à avoir des fonctionnaires qui sont plutôt en phase avec leur idéologie. Mais si le Rassemblement national arrive au pouvoir, ils vont avoir un gros souci pour pouvoir placer des gens "de confiance" sur tous les postes clés.
Sur les 124 préfets et 479 sous-préfets en poste, combien sont prêts à quitter leur fonction en cas de victoire du RN ? Un seul, de la grande dizaine que nous avons interrogée, nous l'affirme. Beaucoup hésitent comme ce préfet : "Je ne me vois pas travailler pour un gouvernement du Rassemblement national. Ce serait un vrai cas de conscience. J'envisage très clairement de quitter mes fonctions mais il me faudrait un plan B. J'ai une famille à nourrir."
"Personne ne démissionnera", estime une préfète hors cadre plutôt hostile au RN. "La maxime dans ce corps c'est 'on se soumet ou on se démet'", poursuit-elle.
"Qui aura le courage de se démettre et de perdre de tels postes et de tels avantages ? Qui prendra le risque d'être mis au ban du corps préfectoral qui ne se soutient que lorsqu'il est certain de ne pas courir de risque ?"
une préfète hors cadre plutôt hostile au RNà franceinfo
"Nous assisterons à des situations contre lesquelles la population devra résister car les préfètes, préfets et sous-préfètes et sous-préfets se mettront aux ordres, sans état d’âme. Lorsque des articles 40 devront être signés sur des situations illégales qui mettront en cause des politiques du RN ou des amies et amis politiques de ce bord, les collègues oseront-ils les signer ou préféreront-ils regarder ailleurs ?", poursuit-elle.
Un autre préfet contacté par franceinfo explique qu'il assurera la continuité de l'État : "Je n'envisage pas de démissionner le soir du 7 juillet. Même si le RN est majoritaire, il y a des contre-pouvoirs : une cohabitation, l'autorité judiciaire, le Conseil d'État, le Sénat aussi. Ma vraie question, ce sera de savoir si j'en viendrai à devoir mettre en œuvre des politiques auxquelles ma morale personnelle se refuse.
"Toute la question sera pour moi de concilier ma loyauté au gouvernement, ayant fait profession de servir l’État et de rester en cohérence avec moi-même. La plupart des grands ministères seront en désaccord que voudra prendre le RN s’il devient majoritaire. Nombreux seront les fonctionnaires qui seront heurtés dans leurs convictions."
un préfetà franceinfo
Car les membres du corps préfectoral n'ont pas le droit de contester les décisions d'un gouvernement élu. Et pourtant, plusieurs disent réfléchir aux moyens de s'opposer, comme cette préfète : "Dans les boucles WhatsApp, les contacts que j'ai, ça commence déjà à s'agiter. Je n'irai pas jusqu'à parler de résistance mais certains se questionnent sur la façon de contrer telle ou telle instruction en opposition avec des principes constitutionnels, réglementaires et légaux. C'est la théorie des 'baïonnettes intelligentes' qui existent aussi dans la police ou la gendarmerie. Préfet, aussi, il y a une obligation de refuser d'appliquer un ordre illégal."
Le RN réfute toute chasse aux sorcières en cas de victoire
Contacté par franceinfo, Christophe Bay, ancien préfet et actuel cadre du Rassemblement national, balaye le problème. Les préfets peuvent dormir tranquilles : il n'y aura pas de chasses aux sorcières. "Les hauts fonctionnaires, par définition, obéissent au gouvernement qui lui-même est issu d'élections, donc le problème ne se pose pas. Ni Jordan Bardella ni Marine Le Pen ne feront comme les socialistes en 1981, décapiter la haute fonction publique par pur dogmatisme", jure-t-il.
"Nous ce que nous recherchons, c'est l'efficacité, la loyauté et la compétence. D'où la nécessité d'ailleurs de revenir sur des réformes initiées par Emmanuel Macron et notamment la suppression du corps préfectoral et du corps diplomatique. On ne s'invente pas préfet, sous-préfet ou diplomate. C'est un métier qui s'apprend sur de longues années, assure cet ancien préfet. Et pour réatteindre ce niveau d'excellence qui a fait toute la fierté de la France dans ce domaine, il faut rétablir ces corps dans leur fonctionnement et leur neutralité."
Par le passé, le Rassemblement national et Marine Le Pen s’étaient effectivement opposés à la réforme de la haute fonction publique qui, dans le sillage de la suppression de l’ENA, visait à supprimer le statut des fonctionnaires du corps préfectoral. Un dernier argument et message d'apaisement du RN que nombre de hauts fonctionnaires inquiets entendront sûrement. Les autres savent qu'en cas de déloyauté à l'égard du gouvernement, ils risquent très gros et que leur carrière est en jeu.
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