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"Premier parti de France", volatile et idole des jeunes : que sait-on de l'abstention, la véritable favorite de la présidentielle ?

Avant le scrutin, franceinfo dresse le portrait de l'insaisissable abstention, créditée de plus de 30% des intentions de (non-)vote, dans les récents sondages.

Article rédigé par Camille Caldini
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Un message appelant au boycott de l'élection présidentielle recouvre le visage d'Emmanuel Macron sur une affiche de campagne, à Paris, le 23 mars 2017. (MAXPPP)

Vous ne la verrez ni aux débats, ni en meeting au Zénith, ni même sur le plateau de Laurent Ruquier... L'asbtention est la candidate la plus discrète de cette élection. A peine a-t-elle accordé une interview, à la revue politique de gauche Regards, début mars. "Il faudrait que je pense à gouverner, un de ces jours", s'amuse-t-elle. Dans cet entretien exclusif, elle évoque la présidentielle à venir, tacle les candidats, et dément être "la cause de la crise démocratique". Plus politique qu'elle en a l'air, qui est vraiment l'abstention ? Franceinfo tente de dresser le portrait de cet énigmatique trublion du scrutin présidentiel.

Le "premier parti de France" ?

Emmanuel Macron et Marine Le Pen cavalent en tête des sondages depuis des semaines. Mais le 23 avril, au soir du premier tour, c'est sûrement elle qui arrivera en première position. L'abstention pourrait séduire entre 32% et 35% des électeurs, selon, respectivement, le Cevipof et l'institut Ifop. "Cette année, tout le monde y met du sien pour me porter à des sommets", reconnaît-elle, dans RegardsSi ces anticipations se confirment, l'abstention pourra sabrer le champagne, car elle sera alors sans conteste "le premier parti de France" à la présidentielle. N'en déplaise au Front national, qui s'était approprié le titre avant même ses succès aux élections européennes de 2014.

Un tiers d'abstentionnistes serait exceptionnel, tant le scrutin présidentiel est roi en France. C'est celui qui anime les conversations des repas de famille et attire les électeurs aux urnes, quand les autres – législatifs, locaux ou européens – ont toujours un peu plus de mal à mobiliser les citoyens, avec un record atteint aux élections législatives de 2012 (42,78% d'abstention au premier tour, 44,59% au second). C'est donc un énorme challenge pour l'abstention, qui oscille en général autour des 20% à la présidentielle, depuis la première élection au suffrage universel direct de la Ve République, en 1965.

Une fois seulement, elle a dépassé les 30%, au second tour, en 1969. A l'époque, la gauche est divisée et le Parti communiste, éliminé au premier tour, appelle à l'abstention contre les "candidats de la bourgeoisie", Georges Pompidou et Alain Poher. Le journal L'Humanité soutient cet "acte hautement civique", raconte Slate. Au lendemain de la victoire de Pompidou, pas de cris d'orfraie dans la presse, pas un gros titre. Le Figaro consacre deux petites phrases à l'abstention, visiblement pas assez grande pour mériter plus : "Le Parti communiste n'a pas obtenu de son électorat l'obéissance totale qu'il en attendait. S'il en avait été ainsi, les abstentions se seraient élevées au-delà de 40% des inscrits." 

Rien à voir avec le déferlement médiatique autour de l'abstention au soir du 21 avril 2002. Cette année-là, c'est la star du premier tour. Alors que 16 candidats se disputent les suffrages des Français, 28,4% des électeurs boudent les urnes et le frontiste Jean-Marie Le Pen se qualifie pour le second tour, face à Jacques Chirac. Revers de la médaille, l'abstention est alors montrée du doigt, accusée de "faire le jeu du FN" et donc de "mettre en danger la démocratie". Mais qu'importe les attaques, les pratiquants sont toujours plus nombreux.

Pas de meeting, pas de débat et un vieux slogan

Cette année, l'abstention a obtenu le statut de favori sans même avoir mené de véritable campagne. Il lui suffit de laisser les candidats se démener, se "clasher" en direct à la télé, ou s'empêtrer dans les "affaires". Et son slogan quinquagénaire n'a pas pris une ride : "Elections, piège à cons !", comme le scandaient déjà les manifestants de Mai-68. En plus, tout le monde le connaît déjà. Inutile de passer des nuits à coller des affiches partout, comme le font les supporters de François Asselineau.

Ce slogan permet en outre à l'abstention de citer Jean-Paul Sartre, pour briller dans les dîners en ville. "En votant demain, nous allons, une fois de plus, substituer le pouvoir légal au pouvoir légitime", écrivait le philosophe, en janvier 1973, dans la revue Les Temps Modernes.

L’isoloir, planté dans une salle d’école ou de mairie, est le symbole de toutes les trahisons que l’individu peut commettre envers les groupes dont il fait partie.

Jean-Paul Sartre

dans "Les Temps modernes", en janvier 1973

Mais l'abstention sait élargir sa base de soutiens et revendiquer l'héritage d'humoristes comme Coluche, à qui l'on attribue la formule, martelée sur les blogs abstentionnistes : "Si voter changeait quelque chose, ça fait longtemps que ce serait interdit." L'abstention et l'humour populaire, parfois même populiste, ont d'ailleurs souvent fait bon ménage. Le duo comique Pierre Dac et Francis Blanche, en 1959, chantent Le Parti d'en rire, dans laquelle ils tournent le vote en dérision, bien avant Coluche. Pierre Dac s'est d'ailleurs présenté à la présidentielle de 1965 au nom d’une formation politique loufoque baptisée Mouvement ondulatoire unifié (MOU) avant de se retirer, "par fidélité" au général de Gaulle, raconte L'Express.

Un désintérêt ou un choix politique

En 2017, aucun comique n'est candidat à la présidentielle. Mais l'humour n'est pas totalement absent pour autant, dans le camp de l'abstention au moins. Le Parti des abstentionnistes et des sans-voix (PAS), par exemple, est baptisé ainsi pour pouvoir appeler à "voter PAS" plutôt que de voter "utile". Derrière la pirouette linguistique et les "jeux de mots foireux" se cache une plateforme sur laquelle les abstentionnistes sont invités à justifier leur choix et à lancer des propositions pour réformer la vie politique. Car l'abstention se dit "de plus en plus politisée", dans Regards.

Pour le philosophe médiatique Raphaël Enthoven, qui le proclamait dans une chronique sur Europe 1 en 2015, l'abstention est le propre des "ingrats", des "fainéants", des "snobs", qui oublient que "certains sont morts" pour le droit de vote. Mais en réalité, il y aurait au moins deux catégories chez les abstentionnistes. Les "sous-politisés" et les "sur-politisés" résume Antoine Bueno, écrivain, auteur de No Vote !, interrogé par L'Obs.

Les citoyens "sous-politisés", aussi appelés "abstentionnistes hors-jeu""considèrent que ça ne les regarde pas et donc ne se déplaceront pas pour voter". Ils se sentent "abandonnés", comme certains habitants de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire) le confient à franceinfo, ou encore "pas représentés" par les candidats, comme Cédric, qui explique au Monde, qu'"aucun ne semble avoir de vraies propositions, de volonté politique de changement" et qui "nous demandent des efforts, votent des lois qui ne les concernent pas".

Les "sur-politisés" sont ceux pour qui "l’abstention procède d’un choix politique", explique Antoine Bueno. Un choix politique défendu par Les déserteurs actifs ou encore par le Bureau d'abstention, un petit groupe de militants qui défend une "abstention participative" et revendique 2 500 membres sur Facebook.

Le moment est alors venu de ne plus voter du tout et de rejoindre le grand peuple des abstentionnistes. On regarde alors la politique comme une grande cour des miracles, en spectateur dégagé.

Michel Onfray

dans la préface de "No Vote!" d'Antoine Bueno

Le philosophe Michel Onfray, par exemple, écrit dans la préface du livre d'Antoine Bueno s'abstenir "non pas par haine de la démocratie, mais par amour de sa formule directe, non par mépris des consultations électorales, mais par goût de ce qu'elles devraient être". L'abstention tenterait ceux qui en ont "marre de voter utile et pas par conviction", ceux qui "refusent de cautionner une arnaque", ou ceux qui voudraient rendre le "vote obligatoire pour tous", ou au moins débattre de la reconnaissance du vote blanc et du vote nul. Sur le site du PAS, Sabine juge le système électoral actuel "antidémocratique" et estime que "la politique doit être rendue, à toutes les échelles, aux mains du peuple qui est le plus à même de s'autogérer." Elle demande que le pouvoir soit mieux réparti et, pourquoi pas, attribué au tirage au sort.

La fougue de la jeunesse

C'est chez les jeunes que l'abstention a le plus creusé son sillon. Elle peut se vanter d'être le "premier parti de France" chez eux, avec plus d'un jeune de 18-25 ans sur deux qui n'irait pas voter, selon une étude Ifop citée par Le Monde. "Ce sont les 18-25 ans qui votent le moins, explique la sociologue Céline Braconnier, aux Inrocks. S’il y a une plus forte abstention cette année, on s’attend à ce que ça soit les jeunes qui alimentent ce surplus." L'auteure de La démocratie de l’abstention ajoute que "les jeunes non diplômés sont les plus difficiles à mobiliser".

C'est en train de changer. "Ce qui est totalement nouveau en 2017, c'est que le taux d'intention d'abstention est équivalent chez les diplômés et chez les non-diplômés", assure Antoine Peillon, journaliste et auteur de Voter, c'est abdiquer, à franceinfo. Il faut désormais admettre que l'abstention n'est "pas un bloc homogène", explique la sociologue et directrice de recherche au Cevipof, Anne Muxel. C'est ce qui la rend imprévisible. L'abstention est la petite sœur de l'indécision, qui sera aussi l'une des clés de ce scrutin présidentiel. "On a 2% d'abstentionnistes certains. Mais on a surtout 10% d'abstentionnistes probables et 20% d'abstentionnistes potentiels", évalue Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof, interrogé par franceinfo.

Pour les candidats à la présidentielle, qui renomment aisément l'"abstention" en "réservoir de voix", ces "probables" et ces "potentiels" sont autant de millions d'électeurs à convaincre. Jean-Luc Mélenchon est celui qui chasse le plus ouvertement sur les terres de l'abstention, à chacun de ses meetings. Début janvier, à Tourcoing (Nord), il exhortait les ouvriers, dont "60% ne votent pas", selon lui, à ne pas "abandonner le bulletin de vote""Sortez de votre trou (…) , ne vous auto-éliminez pas de la décision", lançait le candidat de la France insoumise, qui propose dans son programme de rendre le vote obligatoire.

La meilleure ennemie du FN

Plus timidement, d'autres proposent de "reconnaître le vote blanc", espérant ainsi évincer l'abstention, sans pour autant prononcer son nom. Nicolas Dupont-Aignan souhaite prendre en compte le vote blanc "pour respecter le sentiment populaire", tandis que Benoît Hamon veut soumettre le projet à un référendum "afin de reconnaître la démarche civique de citoyens qui s’intéressent à la vie de la cité". Pour "favoriser la participation politique", François Fillon souhaite de son côté rétablir le vote électronique aux législatives pour les Français de l'étranger et même l'étendre à l'ensemble des scrutins. Emmanuel Macron souhaite également le généraliser.

Marine Le Pen, qui martèle que "chaque voix compte", ne propose pourtant aucune mesure contre l'abstention. Peut-être parce qu'à la question "à qui profite l'absention ?", comme s'il s'agissait d'un crime, les politiques répondent souvent "le Front national". Le lien n'a rien d'évident, comme l'expliquait Le Monde en 2015, car le FN a enregistré son plus gros score à la présidentielle de 2012, alors que l'abstention s'élevait seulement à 20,52% des inscrits.

Mais selon la théorie du physicien Serge Galam, l'abstention pourrait bien permettre à Marine Le Pen d'entrer à l'Elysée. Même si l'hypothèse reste "peu probable" pour 2017, le scientifique l'explique par "l'abstention différenciée", c'est-à-dire la motivation des électeurs de chaque candidat à se rendre aux urnes : les électeurs de Marine Le Pen sont plus nombreux à se déplacer pour leur candidate que ceux de François Fillon ou d'Emmanuel Macron, jugés plus "volatils". L'abstention est peut-être même la meilleure ennemie de la candidate frontiste, qui a finalement intérêt à ce qu'elle soit ni trop élevée, ni trop basse.

Reste un candidat, Philippe Poutou, qui sur LCI, le 22 mars, envisageait de s'abstenir lui-même. La faute à un "milieu politique détestable, corrompu, menteur, tricheur".

Si je n'étais pas candidat, je crois que je m'abstiendrais.

Philippe Poutou

LCI

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