: Reportage Un an après la mort de Nahel, les associations de quartiers de Romainville "canalisent les tensions" entre les jeunes et la police
"Appelle-les. Si ça ne vient pas de toi, ils ne vont jamais débarquer !" Daouda Gory, directeur de l'Association jeunesse interculturelle de Romainville (Ajir), en Seine-Saint-Denis, saisit le combiné que lui tend Moussa, 17 ans. Il ne met que quelques minutes à convaincre les amis de ce dernier à venir assister à l'atelier qu'il s'apprête à animer sur les relations entre la police et la population, vendredi 14 juin. Presque un an après la mort de Nahel, il a invité une vingtaine de participants, âgés de 17 à 23 ans, à débattre ensemble de leurs représentations des forces de l'ordre. L'échange, modéré par une médiatrice sociale et une conseillère en insertion, s'inscrit dans un travail sur le long terme : depuis juillet 2023, l'Ajir organise un atelier par mois.
"Ça s'est mis en place une semaine après les émeutes", explique Daouda. Alors que Romainville a été le théâtre de vives tensions fin juin 2023, allant des feux de poubelles à la dégradation de commerces en passant par l'incendie d'une crèche, la mairie a demandé aux associations de quartiers de mettre en place des projets pour "apaiser la situation". Ni une ni deux, le trentenaire a créé un espace de parole mensuel, qui alterne entre rencontres avec des représentants de l'institution et débats plus libres, où les jeunes sont amenés à confronter leurs points de vue. Dans un futur proche, Daouda compte proposer aux hommes en uniforme de venir échanger avec les jeunes. Mais ce soir, ils vont être "entre eux" pour "se piquer, échanger, débattre". Et surtout, pour "être confrontés" à leurs certitudes.
Encourager la nuance
Très vite, le mot "police" est sur toutes les lèvres. Et pour Daouda, il est hors de question de l'assimiler uniquement à des contrôles abusifs ou des bavures. Espérant susciter la nuance, il sépare les jeunes en deux groupes. La première équipe est censée démontrer que les contrôles des forces de l'ordre sont nécessaires pour maintenir la sécurité, tandis que la seconde doit expliquer pourquoi ils sont souvent discriminatoires. Si les arguments en faveur de la deuxième option fusent, les jeunes peinent à défendre l'utilité des contrôles. Un timide "contrer la délinquance" se fait entendre, immédiatement assorti d'un "mais ça veut pas dire que je suis d'accord, hein !" Daouda revient à la charge, posément, jusqu'à ce que les postures s'effacent et laissent place aux partages d'expérience.
"Y a des bons et des mauvais partout, juge Akibou, 18 ans. Par exemple, avec les mecs de la Brav-M, de base, les contrôles se passent trop mal. Mais une fois, il y en a un qui a enlevé sa cagoule et qui nous a dit de faire attention. On a rigolé ensemble, on a discuté pendant quinze minutes, c'était cool." A côté de lui, Brice, 19 ans, renchérit : "Il en faut plus qui fassent de la prévention comme ça..." Malgré tout, il estime que ce positionnement n'est pas celui de "la majorité" : "Moi, quand je me fais humilier devant mes copains, je fais comment ? Après, forcément, quand je vois les policiers, j'ai la haine..."
Une haine que Daouda continue d'essayer de déconstruire, patiemment, sans jamais brider les échanges. "Ce qui compte, ce n'est pas ce que je dis, mais ce qu'ils disent, eux", considère le directeur de l'Ajir, qui met un point d'honneur à "faire vivre le groupe" sans jamais le censurer. Pour ce faire, il sépare une nouvelle fois les jeunes en deux équipes : l'une doit trouver les arguments en faveur d'une justice plus dure envers "les policiers qui commettent des bavures". L'autre est censée expliquer pourquoi "davantage de sanctions sont nécessaires contre les jeunes violents envers les forces de l'ordre". Rapidement, le débat dérive sur la mort de Nahel.
Pour beaucoup, la cagnotte en soutien au policier est l'argument d'impunité absolue. Au point de justifier les émeutes qui ont suivi ? Certainement pas, argue Manthita, médiatrice sociale. "Casser des magasins, brûler les crèches, les voitures de vos papas qui vont travailler le matin, ça n'a rien à voir, si ?" Au milieu du brouhaha, la plupart des jeunes acquiescent. "Moi, j'y suis allé, mais je savais pas que ça allait se passer comme ça. J'ai arrêté au bout de deux jours, je me suis dit qu'on ne s'attaquait pas aux bonnes personnes", témoigne un adolescent de 18 ans, le regard rivé au sol.
"Je veux leur donner le cadre qui m'a manqué"
Il est le seul dans le groupe à reconnaître y avoir participé. Certains admettent y avoir pensé, mais disent n'avoir pas franchi le pas. "Les présidents des assos de la ville, ils se sont tous regroupés pour nous empêcher d'y aller", explique l'un d'entre eux. Inès, 22 ans, abonde en riant : "Les gens comme Daouda, ils nous ont séquestrés limite !" L'intéressé éclate de rire, sans nier. Après l'atelier, il laisse échapper : "Ce que je cherche à leur faire comprendre, c'est qu'il y a des solutions pacifiques. Et surtout, je veux leur donner le cadre qui m'a manqué."
Un cadre qu'Inès chérit. "Quand un petit fait une bêtise dans le quartier, tout de suite, quelqu'un de l'asso le remet en place", affirme la jeune femme, qui se sent en sécurité dans les rues "grâce aux associations de quartier". "Elles canalisent les tensions et même si elles ne pourront jamais faire le travail de la police, c'est elles qui me font me sentir bien dans les cités", déclare-t-elle, reconnaissante. Elle aime les repas partagés, les fêtes organisées, venir aider pour les devoirs... "C'est grâce à tout ça qu'on se côtoie, qu'on garde espoir."
Pour Aaron, 19 ans, cet espoir est incarné par Daouda. "Il a eu une jeunesse comme nous et quand on va vieillir, faut qu'on devienne comme lui", assène le jeune homme, dont la déclaration semble faire l'unanimité au sein du groupe. "Ces jeunes-là, on prend soin d'eux, mais ils prennent aussi soin de nous, même s'ils sont en souffrance", surenchérit Leila, conseillère en insertion. Le directeur de l'Ajir sourit, manifestement d'accord. Cela fait plus de dix ans qu'il consacre son quotidien aux jeunes de Romainvillle. Dans la seconde partie de l'atelier, il les met à contribution pour trouver des pistes qui permettraient d'améliorer le lien entre la police et la population.
"Un monde sans police, ce serait Fortnite !"
Pour ce faire, il leur propose d'identifier les principales sources de malentendus dans leur relation. "L'abus du pouvoir" conféré par le port de l'uniforme revient à maintes reprises, tout comme les préjugés. Lorsqu'un jeune mentionne "le racisme", l'une des participantes lui oppose : "Et quand c'est des renois qui contrôlent des renois ?" Il ne répond pas, hausse les épaules. La parole continue de circuler. "Je trouve que ça a empiré depuis un an, qu'ils cherchent encore plus la petite bête", affirme un adolescent de 17 ans.
Malgré tout, l'hypothèse d'un monde sans police ne convainc personne. "C'est bien le seul moment où on se rend compte qu'en fait, on l'aime bien !", ironise Brice, suscitant un éclat de rire général. "Déjà que la loi est pas respectée avec la police, si y'en avait pas, ce serait la jungle, la débandade, la guerre, Fortnite !", approuvent plusieurs d'entre eux dans un joyeux brouhaha.
Pour conclure la soirée, Daouda invite les jeunes à une ultime réflexion. "Comment je peux vous aider à améliorer vos relations avec les forces de l'ordre ?", leur demande-t-il, avant de les diviser en petits groupes. "On n'a qu'à organiser un cours de boxe avec eux !", lance Brice, décidément malicieux. D'autres idées, moins provocatrices, émergent peu à peu. Passer une journée vêtue d'un uniforme "pour voir ce que ça fait", organiser un tournoi de football avec la police, faire des jeux de rôle... Nul doute que le président de l'Ajir note toutes ces propositions dans un coin de son esprit, avant de libérer les jeunes.
Et pour clore le débat, Daouda les invite à aller voter aux législatives. Au milieu des chaises qui grincent, Brice s'offre une dernière pique : "Tu vas nous faire des sandwichs le midi et nous emmener toi-même aux bureaux de vote dimanche ?" Daouda sourit, ne répond pas. Sans doute pense-t-il déjà au nombre de baguettes qu'il va devoir acheter.
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