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Joué-lès-Tours : la version officielle mise à mal en six actes

Attaque terroriste ou interpellation qui a mal tourné ? La version officielle des autorités sur les faits qui se sont déroulés samedi 20 décembre au commissariat de Joué-lès-Tours est remise en cause. Retour sur la polémique.

Article rédigé par Tatiana Lissitzky
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
La police scientifique enquête devant le commissariat de Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire), samedi 20 décembre 2014. (GUILLAUME SOUVANT / AFP)

Que s'est-il réellement passé, samedi 20 décembre, au commissariat de Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire) ? Deux versions s'opposent désormais. Officiellement, Bertrand Nzohabonayo a été tué après avoir pénétré dans le commissariat et attaqué au couteau trois policiers. Mais une autre version, celle de la famille et des proches, laisse penser que le jeune homme aurait pu être amené de force dans les locaux de la police et que l'interpellation aurait dégénéré.

Alors que le jeune homme a été enterré lundi 29 décembre, la polémique enfle. Comment la version policière a-t-elle été progressivement contestée ? Francetv info revient sur le déroulé des évènements.

Acte 1 : Immédiatement après les faits, la police s'exprime

Samedi 20 décembre, il est environ 14 heures, selon les policiers présents, lorsqu'un homme armé d'un couteau entre seul dans le commissariat de Joué-lès-Tours. Il blesse trois policiers, dont l'agent de l'accueil au visage, en criant "Allahu akbar" ("Dieu est grand", en arabe). Les agents ripostent avec leur arme de service. L'un d'eux abat Bertrand Nzohabonayo, alias Bilal, 20 ans.

Deux heures après le drame, cette première version est reprise dans un communiqué du ministère de l'Intérieur, qui "salue le sang-froid et le professionnalisme des policiers présents, qui ont fait usage de leur arme administrative". Les policiers auraient donc tiré sur le jeune homme en état de légitime défense. Très vite, c'est la piste de l'islamisme radical qui est privilégiée par les autorités. La section antiterroriste du parquet de Paris est saisie de l'enquête pour "des chefs de tentative d'assassinat et d'association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste".  

Un second communiqué du ministère de l'Intérieur, publié dans la soirée, après la visite de Bernard Cazeneuve à Joué-lès-Tours, vient appuyer la thèse du terrorisme : "Le gouvernement est déterminé à combattre toutes les formes de terrorisme qui menacent la sécurité des Français." Sur Twitter, le Premier ministre affiche lui aussi clairement son soutien aux forces de l'ordre.

Acte 2 : Des témoins sèment aussitôt le doute

Pourtant, la version de la police est rapidement contestée par plusieurs témoins présents aux alentours du commissariat. Certains habitants affirment, dans les médias, que le jeune homme aurait été interpellé à tort, puis conduit dans les locaux de la police. D'autres contestent que Bertrand Nzohabonayo ait poussé un cri religieux alors que les policiers tentaient de le faire entrer dans le commissariat. 

Un témoin, présent sur les lieux du drame, affirme ainsi, le soir même, sur i-Télé, que l'homme n'aurait jamais crié "Allahu akbar".

Acte 3 : La famille demande des explications

Face à ces témoignages, la famille de Bertrand Nzohabonayo monte au créneau. Sur France 3 Centre, la sœur du jeune homme, Eunice Nzohabonayo, demande lundi 22 décembre des explications sur le déroulé des évènements "Je veux que les policiers écoutent les gens qui disent qu'il aurait pu y avoir une altercation avant". Son père, quant à lui, ne croit absolument pas à la radicalisation de son fils et s'interroge sur l'enchaînement des faits : "Comment mon fils Bertrand s'est retrouvé au commissariat de police de Joué-lès-Tours alors qu'il savait qu'il n'allait pas s'en sortir ?"

Car, selon des témoignages recueillis par France 3 Centre, une altercation a eu lieu, la veille du drame, dans un bus, entre deux jeunes du quartier et un policier en civil. Cette confrontation serait à l'origine de l'affaire. Bertrand Nzohabonayo aurait été interpellé au lendemain de la bagarre, et amené de force au commissariat par les policiers désireux de connaître l'identité des deux jeunes impliqués dans l'altercation. C'est à l'arrivée au commissariat que l'interpellation aurait dégénéré, une version contredisant celle de l'agression préméditée au nom de l'islam radical.

Acte 4 : Des révélations appuient la thèse de la famille

Dans une vidéo, passée inaperçue au moment de sa diffusion mais repérée depuis par Mediapart (article payant), un témoin interrogé par l'AFPTV avance, lui aussi une toute autre version que celle donnée par les policiers."J'ai vu les quatre policiers prendre le monsieur pour le rentrer à l'intérieur. Ils lui ont dit : 'calmez-vous', et le monsieur a commencé à crier 'ah !' et à se débattre", raconte le témoin, dans cette vidéo diffusée par lemonde.fr (à 1'03). L'homme affirme que Bertrand Nzohabonayo a été conduit de force à l'intérieur du commissariat.

Par ailleurs, Mediapart publie une photo, relayée sur les réseaux sociaux avec le hashtag "#FergusonEnFrance", de ce qui semble être le corps de Bertrand Nzohabonayo, et qui laisse supposer que le drame s'est joué, au moins partiellement, à l'extérieur du commissariat, contrairement à la version officielle.

De plus, au micro de France 3 Centre, Ghyslain Vedeux, responsable du Conseil représentatif des associations noires (Cran) d'Indre-et-Loire, s'interroge sur le rôle de l'agent impliqué dans l'altercation du bus. Il affirme que "le policier qui s'est battu avec les deux jeunes, le 19 décembre, est le même qui a été condamné, il y a un an, pour des violences policièresà 1 500 euros d'amende.

Selon La Nouvelle République, le fonctionnaire en question a été auditionné par la section antiterroriste du parquet de Paris, qui refuse cependant de faire un lien entre l'altercation du bus et l'attaque du commissariat. 

Acte 5 : L'avocat de la famille demande des "éléments objectifs" de terrorisme

Face à ces versions contradictoires, l'avocat de la famille de Bertrand Nzohabonayo, Jérémie Assous, a demandé, lundi 29 décembre, que les autorités produisent des "éléments objectifs" pour étayer l'accusation d'un acte de terrorisme. Selon lui, "face aux versions données par plusieurs témoins, la famille est légitime à poser des questions sur les circonstances exactes de la mort de Bertrand". Il affirme également qu'aucune preuve du cri "Allahu akbar" n'a été apportée.

L'avocat demande ainsi que les bandes de vidéosurveillance de l'intérieur et de l’extérieur du commissariat soient remises aux enquêteurs, afin de pouvoir trancher entre les deux récits. Il estime indispensable de savoir comment Bertrand Nzohabonayo est arrivé au commissariat : "S'il était escorté par des policiers, cela infirmerait une volonté d'agresser."

Problème : ces locaux ne disposeraient d'aucun dispositif de surveillance à l'entrée. Sur BFMTV, Me Jérémie Assous s'est étonné que le commissariat de Joué-lès-Tours soit "le seul de France qui n'ait pas de caméra de vidéosurveillance".

Acte 6 : Le parquet veut "couper court à ces rumeurs"

Face à la montée de la polémique, le parquet et le ministère de l'Intérieur sont formels : la version policière est fiable. Lundi 29 décembre, Bernard Cazeneuve a affirmé n'avoir "aucune raison de remettre en cause le récit" des policiers. Le parquet de Paris a également confirmé qu'"aucun élément ou témoignage recueilli à ce jour au cours de l'enquête ne permet de remettre en cause la version des faits telle qu'elle résulte". 

En charge de l'enquête sur les circonstances de la mort de Bertrand Nzohabonayo, le parquet de Tours organise une conférence de presse mercredi 31 décembre au tribunal : "Il s'agit d'un point presse intermédiaire pour couper court aux rumeurs qui mettent en cause le fait que [Bertrand Nzohabonayo] ait été tué dans des circonstances de légitime défense des policiers."

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