"Moi, Ryan, dealer à Marseille…"
Alors que Jean-Marc Ayrault s'apprête à annoncer, vendredi, les mesures du gouvernement pour lutter contre la criminalité à Marseille, francetv info a rencontré une petite main des trafics qui sévissent dans les quartiers nord. Portrait.
"Mais qu'est-ce que tu fais avec cette banane, elle est moche ! Tu veux que je t'achète un sac Vuitton ? C'est pas possible une directrice d'association avec ça." Quand il débarque dans le centre social où il a donné rendez-vous à francetv info, Ryan* ne passe pas inaperçu. Très grand, mince, à la fois timide et blagueur, bien repérable dans son total look bleu OM, des baskets au sweat en passant par le bas de jogging. A 20 ans, il est une des nombreuses petites mains du trafic de drogue qui sévit dans les quartiers nord de Marseille, et qu'entend endiguer Jean-Marc Ayrault, qui doit annoncer les mesures du gouvernement pour la cité phocéenne, vendredi 8 novembre. Aujourd'hui, Ryan est "le cul entre deux chaises, la chaise du droit chemin et l'autre". Laquelle ? "L'autre", le deal, mot qu'il rechigne à prononcer, entre pudeur et honte.
"J'étais bien parti et c'est ça qui me tue"
"Dites bien que nous, les dealers, on n'est pas des méchants, que les gens n'ont pas à avoir peur", entame-t-il un peu méfiant, le visage fermé. Dernier d'une fratrie de six enfants, "une famille lits superposés", Ryan est élevé dans un trois-pièces par une mère "femme de ménage chez les riches", abandonnée par son mari en cours de route. D'emblée, il balaye : "On est vraiment bien éduqués, c'est pas la faute des parents si on deale." Avant de confier un peu plus tard : "La gifle du père, c'est pas la même que celle de la mère et elle m'a manquée, celle-là."
"Enfant, j'étais au top, football-école-football-maison-maman, on est dans une bulle", se lance-t-il. "Quand je regarde, j'étais bien parti et c'est ça qui me tue." Avec ses copains, ils rêvent d'être médecin, footballeur, avocat, "les métiers de la télé". "Mais les grands nous disaient : 'Toi tu vas dealer, toi tu seras braqueur'", se souvient Ryan. "Nous on rigolait : naaaan, jamais !" Les grands avaient raison. Sa bulle explose en fin de troisième, "ce moment où tu vois le gap entre ce que tu veux devenir plus tard et ce que tu peux vraiment faire". Lui qui voulait aller en seconde générale est orienté vers une section électrotechnique. Ses sœurs parviennent à l'envoyer dans un établissement du centre-ville, mais c'est pire. "Je devais apporter ma gamelle comme un maçon, alors que les autres sortaient les lovés [les billets] pour s'acheter des sandwichs."
"On me met avec des ingénieurs, je peux devenir ingénieur"
"C'est pas par rapport à autrui, c'est par rapport à moi-même, à la fierté", se justifie Ryan, qui précise : "Croyez pas, on est vraiment réveillés, nous dans les cités, on voit bien que nos voisins qui sont dans le droit chemin ils galèrent, ils ont bac +3 ou 4 et ils font des frites chez McDo."
Il commence à dealer à la sauvette. Avec deux "collègues", il s'approvisionne dans les réseaux voisins, achète quelques barrettes à 10 euros qu'il revend 30 au lycée : "On se faisait 100 euros chacun par mois, ça permettait de manger et passer des bons moments." Ryan ne dira pas exactement combien il gagne aujourd'hui, mais à peu près moitié moins que les 6 000 euros mensuels empochés par "ceux qui font ça vraiment bien, carrés, à temps plein". Et de préciser qu'il ne possède "pas de villa à la Tony Montana" et roule dans une vieille bagnole de marque française.
Pour ne pas faire honte à sa mère, qui a fini par être au courant lorsqu'il a été arrêté, il a longtemps planqué ses fringues à la cave, se changeant avant de sortir et avant de remonter chez lui. Petit à petit, le jeune homme cesse d'aller en cours et "tient la sacoche" de drogue. Il s'avoue "très influençable" : "On me met avec des ingénieurs, je peux devenir ingénieur, mais j'ai grandi dans un endroit où 80% des jeunes sont des dealers."
"Vous pouvez pas comprendre, vous, la faim de la vie"
Là encore, il insiste : "Les grands de la cité ne sont pas pour, j'ai pris des baffes, on m'a dit 'non, fais pas ça'." De quoi tester la résistance et la détermination des gamins tentés par le réseau. "Si je vous présente un patron de réseau sans vous le dire, vous pourrez pas savoir ce qu'il fait, il est sympa, il a de l'humour", assure Ryan, qui voit les caïds comme des "équivalents bac+ 5".
"Et ils font des trucs de fou, ils mettent des enveloppes dans les boîtes aux lettres pour l'Aïd, ils organisent des tournois de foot pour les petits, des guinguettes, j'en ai même vu un dire à un gamin 'je te paye ton permis si t'as ton bac'." "C'est beau, c'est magnifique", souffle-t-il, le visage tourné vers la fenêtre, deux barres de HLM et le cube de tôle grise du centre commercial à l'horizon.
"La faim [sic] justifie les moyens", s'emballe-t-il, grands yeux bruns plantés dans les vôtres, poings fermés, serrés contre son ventre. "Vous pouvez pas comprendre, vous, pas uniquement le ventre, la faim de la vie." "C'est un cercle vicieux phénoménal, ça va beaucoup trop vite, je pensais que j'allais finir mes études et d'un coup bam, je tenais la sacoche", reprend le jeune homme, qui descend des verres d'Oasis en s'excusant de ne pas vous servir de rosé.
"J'ai pas envie de voir ma mère au parloir"
"Un dealer, il arrache pas le sac d'une vieille, les consommateurs ils viennent à lui, c'est pas pareil", tente-t-il avant de finir par admettre à demi-mot avoir "tout fait", vols et "bracos" [braquages] compris. Mais depuis quelques mois, il "gamberge, pire qu'une cocotte-minute" : "Je pense à mon avenir, j'ai pas envie de voir ma mère au parloir, en plus, aujourd'hui, on se fait tirer [tuer] pour pas un rond." Même s'il a vu son premier mort à 11 ans, "kalaché" en bas de chez lui, et qu'il énumère au moins cinq prénoms de copains victimes de "règlements de comptes", Ryan n'a pas peur pour lui. "Je suis une majorette à côté des autres, je suis juste dégoûté de ce que je suis devenu", balance-t-il tout en désignant, sous ses vêtements, les plaques de psoriasis, une affection cutanée liée au stress, qui le démangent.
"Ce qui m'empêche de choisir le droit chemin, c'est de me dire que je suis jeune, que j'ai envie de faire des trucs." Et, pour l'instant, il ne voit "pas d'issue, rien, pas de perspectives". Il a fait "toutes les démarches pour trouver du boulot", mais n'a réussi qu'à travailler sept mois dans un petit commerce tenu par une connaissance et une poignée de semaines dans le bâtiment.
"On est enfermés sur nous-mêmes, on est des gens normaux mais dans un périmètre qui n'est pas normal", résume-t-il avant de se lancer dans une nouvelle chasse aux clichés. "En musique ? Laissez tomber, je suis bien plus cultivé que vous, je vous termine." Lui écoute Supertramp, Dire Straits, Abba, Cabrel, Jacques Brel – "ffffiiiiou, ça c'est de la tuerie" – et Stand by Me – "ça on se la passe en boucle". Peu de rap, "ils [les rappeurs] parlent de trucs qu'on connaît depuis la maternelle".
"On est malheureux, mais qu'est-ce qu'on se marre !"
C'est comme les sujets de conversation : "Croyez pas, on parle de trucs comme vous, de foot, de cinéma, on décide où on va encaper [séduire] ce soir, on dit pas 'viens, on va buter quelqu'un'." Avec ses copains, ils vont draguer à Aix-en-Provence, "on préfère les belles filles intelligentes aux michetonneuses". "On est tellement restés au quartier à pourrir qu'on ne s'arrête plus", reconnaît-il, intarissable sur son penchant pour les beaux vêtements. Fier de débouler "en Gucci" en boîte de nuit face aux "autres des beaux quartiers".
"Eux, il y a des zéros sur le compte de leur père et ils ont un verre, nous on plante deux bouteilles sur la table alors qu'on a que des zéros à la banque, pas de chiffres devant", sourit-il, creusant deux petites fossettes sous sa barbe de trois jours, les yeux qui pétillent. En plus, "on a beaucoup d'humour, j'appelle ça la richesse de la misère. Des fois, on se dit tous : 'On est malheureux, mais qu'est-ce qu'on se marre !'"
Quasi immédiatement, il se redresse, renfrogné : "On est baisés, voilà, désolé, mais on est baisés. C'est 30 à 40% notre propre faute et le reste, la faute du système", que Ryan diagnostique comme "défaillant depuis belle lurette". Lui a réussi à décrocher une formation dans la sécurité, "pas chez Carrefour, hein, la sécurité privée", mais ça ne le soulage pas tant que ça : "Quand tu vois que tu gagnes pas assez, tu vas regamberger à refaire des conneries, c'est sûr." En attendant que sa formation commence, il se paierait bien une virée à Paris, "pour voir La Joconde".
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