"Des comportements qui ne sont pas acceptables" : que peut changer l'inflexion du discours de l'exécutif sur les violences policières ?
Emmanuel Macron veut rapidement des "propositions pour améliorer la déontologie" des forces de l'ordre, accusées de brutalité. Christophe Castaner les appelle à "l'exemplarité"... Le changement de ton est significatif. Pour autant, il ne présage pas une évolution sur le terrain.
On ne l'attendait pas sur ce sujet. En déplacement à Pau (Pyrénées-Atlantiques), mardi 14 janvier, Emmanuel Macron a pourtant décidé que le moment était venu de s'exprimer sur les violences policières, sans toutefois employer cette expression. Pour le président de la République, il y a urgence face à des "comportements, pas acceptables, (qui) ont été ou vus ou pointés", car ils peuvent "atteindre la crédibilité et la dignité" des forces de l'ordre. "Il ne faut avoir aucune complaisance", a-t-il asséné, tout en déplorant "la violence et le nihilisme politique" qu'expriment selon lui certains manifestants. Il a aussi enjoint au ministère de l'Intérieur de faire rapidement des "propositions très concrètes" pour "améliorer la déontologie" des forces de l'ordre.
La veille, Christophe Castaner avait, justement, consacré une bonne partie de ses vœux à la Police nationale au devoir "d'exemplarité" et à "l'éthique", face aux élèves de l'Ecole nationale supérieure des officiers de police (Ensop) de Cannes-Ecluse (Seine-et-Marne). "Ce n'est pas un changement radical, mais une évolution dans le ton", souligne le ministère de l'Intérieur auprès de franceinfo. Il s'agit d'une forme de rappel à l'ordre pour certains policiers. Ils ne sont pas tous visés : le ministre soutient toujours ses troupes."
"Nous allons voir ce qu'il y a à améliorer, de la formation aux techniques d'intervention", ajoute-t-on au ministère, après une rencontre avec la famille de Cédric Chouviat, qui demande l'interdiction du plaquage ventral et de la clé d'étranglement. Ce livreur de 42 ans est mort après son interpellation par des policiers, le 3 janvier à Paris.
"Le grand patron désavoue sa police"
La mort de Cédric Chouviat, les violences depuis un an dans les manifestations de "gilets jaunes", puis dans les défilés contre la réforme des retraites... Et, surtout, ce croche-pied d'un policier, le 9 janvier, à Toulouse, pendant une manifestation. Une vidéo montre une jeune femme bousculée par un policier, puis, dans la foulée, un second policier qui la fait volontairement tomber en tendant la jambe dans sa direction. Le geste de trop, qui oblige Christophe Castaner à réagir. "C'est l'honneur de la police qui est en jeu, on ne fait pas de croche-pied à l'éthique, sauf à s'abaisser, à abaisser la police", a appuyé dans ses vœux le ministre, en référence à cette vidéo très partagée sur les réseaux sociaux et qui a suscité une vague d'indignation. Le policier a été identifié et une enquête préliminaire pour "violences par personne dépositaire de l'autorité publique" a été ouverte.
"Il faut savoir reconnaître qu'il y a des choses qui ne vont pas. Dans les manifestations, on a vu des gestes inappropriés : le croche-pied à Toulouse, ça fait mal à tout le monde", a commenté auprès de l'AFP David Le Bars, du premier syndicat des commissaires de police (SCPN-Unsa). Toutefois, ce ton conciliant fait exception. "On parle déjà de sanctions pour ce policier, alors que l'enquête n'est pas terminée. Idem pour le policier qui tire à bout portant sur un manifestant avec son lanceur de balles de défense. J'ai peur qu'ils servent de chair à canon pour faire plaisir à la population, de boucs émissaires", déplore Marie*, policière depuis cinq ans et membre de Mobilisation des policiers en colère. "Je ne justifie pas leur comportement, je ne le cautionne pas. Mais il s'explique. Parce qu'ils ont beaucoup de travail et une fatigue immense depuis plus d'un an", estime-t-elle.
Quand j'ai entendu ce discours, j'ai eu le sentiment d'être lâchée par mes dirigeants, ça m'est resté en travers de la gorge.
Marie, policièreà franceinfo
En "manque de reconnaissance", elle aurait préféré un discours "plus nuancé", plutôt que d'entendre "le grand patron désavoue[r] sa police". "Condamner le geste de trop, c'est bien, mais pourquoi ne pas s'interroger sur ce geste ? Se demander comment on en est arrivé là ? Des cas isolés ne justifient pas qu'on remette en cause toute la déontologie policière", argue-t-elle.
"Il ne faut pas que ce soit juste de la com'"
Agacés par ces mêmes propos du ministre, les syndicats de policiers ne disent pas autre chose. "On ne valide pas [les violences de policiers], renchérit Thomas Toussaint, de l'Unsa-Police, mais il faut remettre les choses dans leur contexte". En cause, à ses yeux, les "60 semaines de manifestations et de mouvement des 'gilets jaunes'" qui ont mis sur le flanc les forces de l'ordre. "On a le sentiment d'être les dindons de la farce. On a défendu la République et le politique est en train de nous lâcher, il fait preuve d'une fébrilité vis-à-vis des réseaux sociaux", vitupère le secrétaire général de Synergies-Officiers, Patrice Ribeiro.
Pour Jean-Marc Bailleul, secrétaire général du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), réécrire le code de déontologie n'est pas la question.
Quand l'homme derrière l'uniforme craque, parce qu'il travaille de 5 heures à minuit, ce n'est pas le code de déontologie qui va l'en empêcher.
Jean-Marc Bailleul, Syndicat des cadres de la sécurité intérieureà franceinfo
Il rappelle que la profession de policier est l'une des plus contrôlées de France : "La police à elle seule conditionne 74% des fonctionnaires sanctionnés, du blâme à la révocation." Il suggère plutôt de "revoir la façon de faire de l'ordre public". Mais salue le rappel de Christophe Castaner, qui a déclaré lundi : "Policier ou gendarme, représenter les forces de l'ordre, c'est être un modèle, c'est assumer qui l'on est et porter son RIO (Référentiel des identités et de l'organisation)", alors que les membres des forces de l'ordre sont régulièrement vilipendés sur les réseaux sociaux pour ne pas arborer ce numéro d'identification.
Christophe Korell, président de l'association Agora des citoyens, de la police et de la justice, apprécie aussi ce rappel. Mais suggère d'aller plus loin en se demandant : "Qu'est-ce que les citoyens attendent de la police ?" C'est la question au cœur de la conférence citoyenne lancée le 11 janvier au ministère de l'Intérieur. Choisi avec l'Institut Ifop, un panel de 100 personnes planche pendant deux week-ends pour "associer les citoyens à la réflexion sur la sécurité de demain" dans le cadre d'un Livre blanc dont la publication est planifiée en février. "Ça va dans le bon sens, mais il faut que ça serve, que ce ne soit pas juste de la com'. On attend de voir le contenu", commente Christophe Korell, qui estime qu'aujourd'hui, on subit avant tout "le manque d'effectifs lié à la réforme voulue par Nicolas Sarkozy".
"La réflexion éthique vécue comme une contrainte"
Mais les horaires à rallonge ne peuvent pas justifier tous les actes. Mi-novembre, La Croix a recueilli des témoignages pour tenter de comprendre les multiples facteurs qui conduisent aux bavures policières. Quelques policiers commencent à le reconnaître du bout des lèvres et sous couvert d'anonymat auprès de franceinfo. "L'accent n'est pas assez mis sur la réflexion éthique du policier, vécue comme une contrainte par la majorité. La culture policière n'est pas axée sur la déontologie et la formation continue est quasiment inexistante sur ce sujet", dénonce ainsi Jules, officier de police judiciaire en région parisienne. "Pour être intégré, quand on est (le plus souvent) loin de son lieu d'origine, il faut rentrer dans le moule des anciens", ajoute-t-il, expliquant que les jeunes sont encouragés à endosser des valeurs jugées "viriles" et poussés à "aller au contact".
Comment, alors, modifier les pratiques ? La police peut-elle changer d'éthique ? Stéphane Lemercier, capitaine de police et chargé de cours, s'interroge dans The Conversation. "Il faudrait pour cela revoir la formation des policiers car il ne s'agit plus d'imposer des notions de droits rigoristes mais d'amener les agents à réfléchir aux conséquences de leurs actes par la mise en place de pratiques refléxives", suggère-t-il. Avec l'objectif d'avoir une police "respectée parce qu'elle est respectable et non parce qu'elle est crainte".
"Je crois que l'on évacue totalement du débat la décomplexion dont certains font preuve aujourd'hui sur le terrain, observe un commissaire parisien dans Libération. Pour être clair : quand vous déconnez, que vos chefs directs vous couvrent, que le ministre continue de vous remercier pour votre travail, et que les syndicats vous plaignent, vous vous sentez pousser des ailes. Or le maintien de l'ordre, ce n'est pas une bataille de rue..." Car pour certains membres de forces de l'ordre, le problème qui se pose dans la police nationale est celui de l'encadrement. "Il serait opportun que les échelons hiérarchiques assument leurs responsabilités en sanctionnant comme il se doit les manquements de leurs hommes et en communiquant sur ces sanctions", avance à franceinfo un officier de police judiciaire.
"Le signal est envoyé aux chefs de service"
Le message commence à se diffuser. Alors qu'il doit prochainement passer la main, le directeur général de la police nationale (DGPN), Eric Morvan, s'est lui aussi fendu d'un avertissement à ses troupes lors des vœux lundi. "La lettre de Maurice Grimaud n'a jamais été aussi actuelle", a-t-il averti, en référence à la missive envoyée par l'ex-préfet de police de Paris aux policiers en 1968, restée célèbre par la phrase : "Frapper un manifestant tombé à terre, c'est se frapper soi-même." Fabien Jobard, chercheur au CNRS spécialisé sur la police française, n'est pas étonné : "Dans une structure aussi hiérarchisée que la police, la communication ne peut pas rester sans effet."
La parole publique du ministre de l'Intérieur tombe dans trois paires d'oreilles : celles de l'opinion publique, celles des syndicats de policiers et celles de la police elle-même.
Fabien Jobard, chercheurà franceinfo
"Ce qui peut paraître modéré pour l'opinion publique, et déjà outrancier pour les syndicats, sera entendu comme impératif par la hiérarchie de la police. Là, le signal est envoyé aux chefs de service, voire aux directeurs centraux, qu'à la prochaine bavure, il y a un vrai risque qu'ils 'sautent'. Donc ils répercutent ce discours", analyse-t-il.
Jusqu'où sera-t-il répercuté ? Derrière le changement de discours, y aura-t-il des évolutions ? Au printemps 2019, le ministre de l'Intérieur a lancé plusieurs travaux pour un nouveau schéma du maintien de l'ordre. "Il sera décisif et donnera les orientations pour les années qui viennent, prédit Fabien Jobard. Quand une institution aussi massive que la police est engagée dans une direction donnée, l'inertie est très forte et il faut beaucoup de force pour prendre la direction inverse. Une forte volonté politique, donc."
* Le prénom a été modifié.
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