Face à l'ultradroite, le spectre d'un "Anders Breivik français" inquiète les autorités
Les arrestations se multiplient ces dernières semaines au sein de cette mouvance qui compterait près de 3 000 militants. Franceinfo s'est penché sur une nébuleuse très composite, bien décidée à imposer ses thèses xénophobes et complotistes dans la campagne présidentielle.
"Depuis le procès de l'OAS en octobre dernier et surtout depuis que la campagne présidentielle a débuté, j'ouvre en moyenne deux dossiers par semaine pour violences physiques, menaces de mort ou cyberharcèlement à cause de cette mouvance d'ultradroite, explique Jade Dousselin, avocate pénaliste spécialisée dans la défense de victimes de militants de l'ultradroite. C'est de la folie !"
Ce constat inquiétant, Mathieu Molard, le rédacteur en chef du média en ligne Street Press, le partage aussi. "J'ai fait les comptes : 12 heures seulement après la sortie de notre enquête sur les militants d’ultradroite du groupuscule Famille gallicane, qui soutiennent Eric Zemmour pour la présidentielle, j'avais déjà reçu plusieurs milliers de messages publics ou privés d'insultes ou de menaces de mort sur mes comptes Instagram, Facebook et Twitter... C'est juste hallucinant", révèle ce journaliste spécialiste de l'extrême droite, qui vient lui aussi de saisir la justice.
Une vague d'interpellations
De violentes insultes sur la toile et des agressions physiques comme le vivent des journalistes en France, avant tout parce qu’ils enquêtent sur l'ultradroite, il y en aurait des dizaines chaque année dans tout le pays, selon les services de renseignement. "Elles ne sont pas forcément données à la connaissance des médias, mais les agissements de ces individus qui se revendiquent de l'ultradroite sont fréquents", confirme à franceinfo une source policière.
Des personnalités politiques et publiques sont également directement visées sur les réseaux sociaux et sur les plateformes comme Telegram. C’est justement via cette messagerie chiffrée que deux affaires liées à l’ultradroite ont été mises en lumière début novembre.
Deux hommes, soupçonnés d’avoir appelé à des actions violentes et d'avoir tenu des propos racistes et antisémites, ont en effet été interpellés par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) mardi 16 novembre. Selon une source proche du dossier, ils seraient considérés comme des "suprémacistes blancs" et appartiendraient à la "tendance accélérationniste", c'est-à-dire qu'ils seraient persuadés qu'il faut provoquer une "guerre raciale".
Autre affaire récente qui implique l’ultradroite : la publication, toujours sur Telegram, de neuf portraits, dont celui du candidat à la présidentielle Jean-Luc Mélenchon, ayant tous un viseur d'arme à feu sur le front. Un visuel publié par les Vilains Fachos 2.0. Cette boucle raciste et antisémite composée de quelque 2 300 membres vient d'être fermée par la plateforme gouvernementale Pharos, qui lutte contre la haine en ligne.
Mardi 23 novembre, ce sont même 13 membres du groupe Recolonisation France qui ont été interpellés en Ile-de-France et dans le Sud par les gendarmes de l'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité. Repéré par la DGSI à l'été 2020, ce groupuscule survivaliste aurait appelé ses membres à constituer quatre groupes armés pour se préparer à une guerre civile, qu'il estime imminente en raison de la pression migratoire.
"Un noyau dur de 500 excités"
Qui sont ces partisans de l'ultradroite qui ont choisi la haine et la violence comme fonds de commerce ? Selon les derniers chiffres communiqués à franceinfo par la police nationale, confirmant un rapport parlementaire de l'Assemblée nationale du 6 juin 2019, l'ultradroite rassemblerait moins de 3 000 personnes en France. Mais "un noyau dur de 500 excités", dixit un enquêteur, majoritairement masculins, plutôt jeunes et bien souvent déçus par le Rassemblement national, serait déterminé à mener des actions violentes. Un chiffre stable depuis 2005, date du dernier recensement officiel de cette mouvance politique en France.
Les services de renseignement distinguent quatre grandes familles. D'abord, les identitaires représentés par le Bastion social, l'héritier du GUD formé à Lyon, et par Génération identitaire, deux groupes qui ont été dissous par le ministère de l'Intérieur. Deuxième grande famille : les mouvements localistes comme Fraternité Bourgogne, Vent d'Est en Alsace ou encore l'Alvarium, une association identitaire angevine dissoute la semaine dernière en Conseil des ministres.
On retrouve aussi le groupe des royalistes, assez peu nombreux, et enfin les fascistes et les néonazis, que les services de renseignement appellent désormais "les néopatriotes". "Ce sont bien souvent des survivalistes comme Rémy Daillet, le groupuscule Unité blanche ou encore Suavelos", explique une source policière, qui a participé il y a deux semaines à l'arrestation dans la plus grande discrétion "de plusieurs suprémacistes armés".
"Ils luttent tous contre ce qu'ils appellent 'le grand remplacement' et ils ont l'habitude de lancer sur les réseaux sociaux des appels à la lutte raciale."
Une source policièreà franceinfo
Des individus prêts à en découdre avec la République qui, pour certains, se retrouvent dans les projets avortés de Rémy Daillet-Wiedemann. Figure de l'ultradroite en France, le complotiste de 55 ans est soupçonné d'avoir commandité, depuis la Malaisie, l'enlèvement au printemps de la petite Mia et d'avoir monté une organisation clandestine pour commettre des attentats de grande ampleur en France.
Caricatures et vidéos conspirationnistes
Face à cette menace grandissante, les services de renseignement français ont renforcé la surveillance de l'ensemble de ces réseaux. "Cette menace est prise très au sérieux et les services y travaillent, avec des interpellations régulières et des groupements de faits ou des associations dissous", assure à franceinfo le ministère de l'Intérieur. "Après le signalement, nous analysons le phénomène en sources ouvertes ou fermées avec deux stratégies : l'intégration au groupe ou bien la compromission d'une personne s'y trouvant, en visant les faiblesses et les vices de cette dernière", complète un agent du renseignement territorial.
Il reste malgré tout difficile pour les services policiers et l'institution judiciaire d'identifier avec précision les profils très divers de ces hommes prêts à en découdre. "Pour résumer, ce sont des gens qui conjuguent haine du système et haine du multiculturalisme en France", résume une source policière, qui suit depuis vingt ans ces phénomènes.
Pour tenter d'y voir un peu plus clair, franceinfo a épluché plusieurs comptes publics alimentés par l'ultradroite. Antisémitisme, racisme, sexisme, homophobie, complotisme... Sous la forme de caricatures, de vidéos conspirationnistes ou de commentaires haineux, certains s'affichent en faveur d'Eric Zemmour alors que d'autres revendiquent de ne soutenir "aucun candidat du système".
Sur le site Jeune nation de l'identitaire Yvan Benedetti, qui vient de déclarer sa candidature à la présidentielle de 2022, l'ancien membre du RN invite par exemple ses soutiens à assister à des rencontres militantes "garanties sans Licra ajouté et Crif zéro pourcent". Des théories complotistes contre la communauté juive mais aussi contre les francs-maçons ou encore contre les pro-avortement qu'on retrouve sur des boucles Telegram sur lesquelles des dizaines de personnalités sont vilipendées en raison de leurs origines ou de leurs appartenances religieuses.
Un "agglomérat des mécontentements"
Mais ce qui inquiète surtout les services de renseignement, c'est la volonté de ces groupuscules de faire converger des luttes nationalistes et xénophobes avec les théories complotistes à la mode. "Le regain de cette droite antisémite, avec la recrudescence des survivalistes et autres adeptes de la collapsologie, est le pire des scénarios pour nous", reconnaît un enquêteur. Ce dernier craint "un agglomérat des mécontentements difficilement contrôlable".
Anti-vaccins, anti-pass sanitaire, anti-antennes relais 5G, "gilets jaunes"... Tout est bon pour les leaders de l'ultradroite pour enrôler de nouveaux soldats et gonfler les rangs de groupuscules qui n'ont au départ rien en commun. "Regardez, l'affaire Mia : la maman de la petite fille était proche de la mouvance One Nation, qui prône une approche de la société par le bien-être et la méditation poussés à l'extrême. Elle n'avait donc au départ rien à voir avec un survivaliste comme Rémy Daillet. Et pourtant, l'enlèvement de la petite Mia a bien été le résultat de cette rencontre improbable", rappelle Tristan Mendès-France, maître de conférence associé à l'université de Paris et spécialiste des réseaux sociaux.
Une stratégie souvent très proche de la propagande salafiste où les plus fragiles se font prendre dans les filets de leurs gourous, estime celui qui travaille aussi avec l'Observatoire du conspirationnisme.
"En trois clics, vous pouvez créer une boucle nationale fermée, puis une déclinaison de cette boucle en région. C'est devenu très simple pour eux de se coordonner et de décider de passer ou non à l'action."
Tristan Mendès-France, maître de conférence associé à l'université de Parisà franceinfo
Un phénomène qui interpelle aussi la justice et en particulier le Parquet national antiterroriste (Pnat). La section antiterroriste du parquet de Paris a été saisie à dix reprises depuis 2017 pour des affaires relatives à l'ultradroite, contre aucune les années précédentes.
A moins de cinq mois de l'élection présidentielle, les partisans de l'ultradroite n'ont sans doute pas fini de faire parler d'eux, d'autant qu'ils ont trouvé avec Eric Zemmour un pôle d'attraction, comme le rappelle Le Monde (article payant). "Dans les équipes de campagne qui se montent aujourd'hui autour d'Eric Zemmour, il y a ce qu'on appelle un compromis nationaliste, qui est une notion qui vient de la longue histoire de l'extrême droite française", confirme à franceinfo l'historien et spécialiste de l'extrême droite européenne Nicolas Lebourg.
Entre un contexte électoral qui se radicalise dangereusement et une crise sanitaire à rallonge où les théories du complot sont devenues légion, l'ultradroite pourrait bien devenir une sérieuse menace pour notre démocratie. "Même si ce n'est pas une menace plus importante que celle liée au terrorisme islamiste, nous savons que nous aurons malheureusement, un jour ou l'autre, un Anders Breivik français", prévient un magistrat antiterroriste.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.