RECIT. "On s’est mis en mode survie" : des sinistrés de l’ouragan Irma racontent la semaine d’après à Saint-Martin
Ils se prénomment Emilie, Arnaud, Frantzcia et Benjamin. Dans la nuit du mardi 5 au mercredi 6 septembre, l’ouragan Irma a uni leurs destins, en s’abattant sur la petite île antillaise de Saint-Martin, dévastant tout sur son passage, avec ses trombes d’eau et ses vents à plus de 300 km/h. Habitante, pompier, commerçante, entrepreneur, ils racontent à franceinfo la semaine qui a suivi le cataclysme : le chaos, la survie, l’arrivée des secours et le début du retour à la vie.
"Le plus dangereux, ce n’est pas l’ouragan, c’est après"
Depuis la terrasse de son appartement dévasté sur les hauteurs de Grand-Case, Emilie a une vue imprenable sur l’aéroport français. Chaque jour, la même scène se joue désormais sous les yeux de cette trentenaire. Un ballet incessant d’avions et d’hélicoptères, civils et militaires, achemine les secours et l’aide humanitaire dont l’île a tant besoin. Sur la route, des centaines de sinistrés attendent en plein soleil des heures durant qu’un soldat les autorise à embarquer à bord de l’avion qui leur permettra d’échapper à leur enfer. Emilie elle aussi rêve de s’envoler.
La jeune femme de 35 ans, directrice d’un magasin dans un hôtel de luxe, est installée à Saint-Martin depuis six ans avec son fiancé, Geoffrey. "On avait l’expérience des cyclones, on avait déjà vécu Gonzalo [en 2014], se remémore-t-elle. On avait protégé beaucoup de choses, on avait essayé de tout sécuriser, mais ça n’a pas suffi. On ne s’attendait pas à avoir un cyclone d’une telle violence. Ça a été incroyable."
Pendant l’ouragan, Emilie et Geoffrey se réfugient dans leur salle de bain avec leurs chiens et leurs chats et une valise de vêtements. Ils y restent cloîtrés deux heures et demi, en attendant l’accalmie. Une fois Irma passé, le couple émerge de son refuge. "L’appartement a perdu une partie de son toit. A l’intérieur, tout est détruit. On a pratiquement tout perdu. On n’a plus que les habits qu’on a mis dans la valise à se mettre sur le dos."
On s’est mis en mode survie. On a fait les choses les plus élémentaires.
"On avait fait des réserves, mais pas assez", raconte-t-elle encore. Eau, vivres, essence… Ils commencent à se rationner et mettent en commun avec leurs voisins le peu qu’il leur reste pour un barbecue improvisé sur des parpaings. "Il y a une énorme entraide. Un des habitants de la résidence est ébéniste. Il a passé deux jours à calfeutrer les fenêtres qui avaient été soufflées avec des planches de bois."
La vie d’Emilie se résume à l’essentiel. "On essaie de récolter l’eau de pluie et de la filtrer pour se laver, faire la vaisselle et la mettre dans les toilettes. On fait surtout très attention à l’hygiène, à nous, à ne pas se blesser. Le plus dangereux, ce n’est pas l’ouragan, c’est après." Pour trouver de quoi manger, Emilie se résout à se servir dans un supermarché. "On a constitué une équipe avec les voisins pour aller visiter un dépôt alimentaire et essayer de trouver de quoi manger. C’était plein de boue, mais on a quand même trouvé des biscuits et du jus. On a vu que l’antenne téléphonique avait tenu. On a trouvé un peu de réseau et on a pu donner des nouvelles à nos proches sur l’île et à la métropole."
Moralement, c’est épuisant. Ce ne sont pas nos propres pertes matérielles qui minent le moral, c’est l’ampleur des dégâts. Il y en a partout. On ne sait plus où regarder. On est témoin de tellement de violence.
Dès le lendemain de l’ouragan, Emilie a vu les premiers militaires atterrir. Les premières évacuations aussi. Des femmes, des enfants, des blessés. Des touristes également. Emilie souhaite aussi partir, mais elle n'est pas prioritaire. Au bout d’une semaine, elle croit pouvoir s’échapper par la mer, avec un bateau venu de Guadeloupe, mais la traversée est annulée au dernier moment.
Désespérés, Emilie et Geoffrey tentent leur chance à l’autre aéroport, du côté néerlandais de l’île. Après des heures d’attente sous un soleil de plomb avec des centaines d’autres sinistrés, ils embarquent enfin à bord d’un avion cargo militaire français, avec leurs animaux et leurs maigres bagages. Direction Pointe-à-Pitre, puis la métropole.
"C'est très dur. Tout laisser derrière soi et ne pas savoir de quoi demain sera fait. Mettre six ans de sa vie antillaise dans un sac à dos. Tout perdre du jour au lendemain. On est si peu de choses au final." Emilie a retrouvé ses parents. "Je n'ai toujours pas pris de douche. Je profite de ma famille. Entre profiter ou puer, il faut choisir. Je ne veux pas manquer la moindre minute avec eux." Mais elle l’assure : "Je vais revenir à Saint-Martin."
"On a du mal à croire qu’on est en France"
Au lendemain de l’ouragan, à près de 7 000 km de Saint-Martin, dans une caserne de Saint-Etienne, le sergent-chef Arnaud prépare en urgence son équipe. La cellule de crise de l’ONG Pompiers Humanitaires Français est activée. Il ne lui faut que 24 heures pour arriver en Guadeloupe avec son matériel de sauvetage et de déblaiement, mais un obstacle de taille leur barre la route : l’ouragan José menace à son tour de s’abattre sur l’île dévastée.
Par chance, le cyclone change de cap et évite Saint-Martin. Le pont aérien et maritime peut reprendre. "La traversée en barge depuis Pointe-à-Pitre a duré 20 heures", se souvient le sapeur-pompier, qui a l’habitude de ce genre de terrain. Il était aux Philippines en 2004 après le tsunami, en Haïti en 2010 et au Népal en 2015 après les séismes. Mais aussitôt débarqué, une impression le saisit.
C’est le chaos complet. Le paysage est apocalyptique. Tout est à terre.
Cinq jours après le passage d’Irma, les sauveteurs commencent leur mission. Une intervention dans le quartier Saint-James au Marigot, une autre à la pointe ouest de l’île aux Terres-Basses, une autre au nord-ouest à La Savane. "Quand ils nous voient arriver, les habitants ont le sourire. On donne ce qu’on peut, on n’est pas une grosse structure, mais rien qu’au niveau psychologique, c’est énorme pour ces gens qui ont tout perdu et qui sont complètement abattus", raconte le sapeur-pompier.
Du lever du jour à la tombée de la nuit, les six hommes multiplient les interventions. Ils sécurisent des maisons, déblaient les décombres, recherchent d’éventuelles victimes, réparent les toitures quand elles peuvent l’être, installent des bâches là où les tôles ont été arrachées… Dans l’équipe, chacun a sa spécialité : il y a les infirmiers urgentistes avec leur matériel de premiers secours, les experts des interventions en milieu aquatique et les spécialistes de la grimpe. Le soir venu, le sergent-chef Arnaud et ses hommes sont hébergés par des habitants ou dorment dans une maison abandonnée. Ils sont confrontés à une réalité à laquelle ils n’étaient pas préparés.
Des habitants ont créé des milices privées dans certains quartiers pour se protéger des pillages. Le premier soir, des gens sont venus nous voir pour nous dire de ne pas nous inquiéter. On se dit que ce n’est pas possible. On a du mal à croire qu’on est en France.
"Ce qui m’a le plus étonné, c’est que sept jours après l’ouragan, certains quartiers n’aient toujours pas été visités par les secours. Normalement, quatre jours après une catastrophe, tout le monde a vu les pompiers. C’est incompréhensible", lâche le sergent-chef. Et d'ajouter : "Il y a sûrement eu des soucis d’acheminement, à cause des aéroports endommagés et de l’ouragan José qui a retardé les opérations de secours."
Mais une semaine après le cataclysme, "ça commence à prendre forme", tempère le secouriste. "Beaucoup de moyens ont été mis en place très vite. Et tout le monde met la main à la pâte." La mission durera dix jours en totale autonomie. Et une autre équipe est prête à prendre la relève.
"Dieu m’a protégée"
Frantzcia a le sourire et des journées bien remplies. Son restaurant de cuisine française et créole, ouvert il y a quatre mois dans le quartier de Bellevue à Marigot, a été miraculeusement épargné par l’ouragan. "Dieu m’a protégée", croit la jeune femme de 28 ans, débarquée d’Haïti alors qu’elle était encore bébé. Avant l’arrivée de l’ouragan, elle a décidé au dernier moment d’affronter Irma dans son commerce plutôt que sa maison. Bien lui en a pris. Son domicile est désormais inhabitable. "Toutes les baies vitrées sont cassées." Le vent et la pluie se sont engouffrés, saccageant tout. "Dans mon restaurant, je n’ai rien. Pas de casse." Juste une vitre brisée, remplacée par une planche de bois.
A peine le cyclone passé, Frantzcia s’est remise aux fourneaux. Sans électricité. "Heureusement, je cuisine au gaz", précise-t-elle. "J’ai cuit toute la viande que j’avais au freezer pour ne pas qu’elle se gâte et j’ai donné à manger gratuitement aux voisins." La restauratrice a été prévoyante. "Avant l’ouragan, j’avais fait le plein de bouteilles d’eau pour faire des glaçons et garder les aliments au frais le plus longtemps possible. Après, ça nous a fait de l’eau fraîche."
On commence à y voir un peu plus clair. Avec les voisins, on a nettoyé un peu partout dans le quartier. C’est déjà plus propre. Ça va aller.
Frantzcia et son établissement ont aussi échappé aux pillages. "Tout a été pillé partout autour, on est les seuls à ne pas avoir été touchés. Mais on est là en permanence. On habite juste au-dessus, maintenant. Et dans le quartier on se connaît tous." L’électricité est revenue au bout de six jours de pénurie. Frantzcia a pu remettre en route son réfrigérateur. Le supermarché aussi a rouvert. "J’ai pu aller faire des courses. Il n’y avait pas de surgelés, mais j’ai trouvé de la viande fraîche."
"Il faut que je vous laisse. Je suis en train de préparer le repas de midi", s’excuse-t-elle. Au menu du "gou-T", il y aura de la soupe de cabri, du riz créole, des haricots rouges et du poulet à la crème avec des spaghettis. La nouvelle de la réouverture de son restaurant a circulé et depuis, il ne désemplit pas. Frantzcia est même obligée de prendre des réservations.
"Mère Nature nous a mis un gros coup dans la gueule, mais on va se redresser"
Benjamin est arrivé à Saint-Martin à 18 ans. Il en aura bientôt 50. En trois décennies, il s’est bâti une existence prospère sur l’île, à la tête notamment d’un bistrot gastronomique, d’une cafétéria et d’un magasin de vins et spiritueux. Une vie qu’il espère ne pas perdre.
"Dès que le cyclone a baissé en intensité, j’ai pris ma voiture", raconte-t-il. "Au bout de deux heures de route, je suis arrivé devant mon restaurant. Il avait tenu. J’ai passé la nuit dans ma voiture à monter la garde. Je n’ai pas dormi. Je suis rentré chez moi au petit matin pour rassurer ma femme. Quand je suis revenu, les pillards étaient passés." La porte de son entrepôt de vins et de spiritueux, elle, a été forcée à coup de transpalettes. Les voleurs lui ont dérobé des grands crus sous ses yeux.
La violence des hommes a été plus forte que celle de Mère Nature. J’ai vu des horreurs : des gens qui venaient voler avec des coupes-coupes et des clubs de golf. Et ils ont fait ça en famille. Le papa, la maman, les enfants…
"La zone d’activité, le poumon économique de l’île, a été balayée non pas par l’ouragan mais par les pillards. Ça a été l’enfer", assure Benjamin. "C’était du pillage gratuit. Ils repartaient avec des machines à laver. Ils ne piquaient pas pour bouffer. Ce n’était pas pour la survie. C’était effroyable. C’étaient des bandes organisées, du grand banditisme." "Au niveau sécuritaire, ça commence à s’arranger", concède-t-il. "Beaucoup de moyens ont été déployés – légèrement trop tard, malgré ce que disent les autorités." Benjamin a mis sa cafétéria, où la climatisation marche encore, à disposition des secours. De quoi permettre à 250 hommes de se reposer.
Désormais, Benjamin n’a qu’une idée en tête : relancer au plus vite son activité et faire repartir l’économie de son île. "Je vais faire ce qu’il y a à faire : établir un bilan des stocks et du matériel qui me reste. J’ai déjà contacté mon avocat et mon comptable pour savoir si je peux mettre mes employés au chômage technique. Je ne veux pas avoir à les licencier. Ma structure fait vivre pas loin de 200 personnes. J’ai pratiquement réussi à avoir des nouvelles de tout le monde. J’ai des employés qui ont passé tout le cyclone avec de l’eau jusqu’au cou ou enfermés dans leur salle de bain, en tenant la porte pour qu’elle ne s’ouvre pas." Son maître d’hôtel est parti avec sa famille. "Ils portaient leur dernier tee-shirt sec et ils n’avaient qu’une toute petite valise", relate-t-il.
Mère Nature nous a mis un gros coup dans la gueule, mais on va se redresser, on n’a pas le choix. De toute façon, quitter le navire quand il coule, ce n’est pas dans mon tempérament.
L’entrepreneur espère surtout que l’Etat tiendra ses promesses faites aux sinistrés et tirera les leçons de cette catastrophe. "On va tout reconstruire, je n’en doute pas. Mais il va falloir travailler avec les autorités locales et nationales pour remettre l’île sur pied. Et surtout, trouver une solution pour que ça ne recommence pas. J’ai vécu le même scénario il y a 22 ans avec l’ouragan Luis. La conclusion a été vite vue : l’entreprise dans laquelle je travaillais avait mis la clé sous la porte. Ça passera sûrement par un plan Orsec de meilleure qualité, par un plus grand respect des normes de construction. Parce qu’on n’est pas à l’abri qu’un cyclone revienne dans un an. Nos élus, nos dirigeants ont du pain sur la planche. On ne reconstruit pas avec de belles paroles. Il faut de gros moyens financiers."
"C’est comme une plaie, il faut qu’elle se referme et qu’elle cicatrise. Ça va prendre un an, un an et demi. C'est bien, je vais être occupé", sourit-il. "On est des fadas, mais il faut être fou pour vouloir continuer après ce qu’on a vécu. Cette île a quelque chose de magique : c’est ce qui nous sauvera."