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Plan eau : pourquoi tire-t-on (encore) la chasse avec de l'eau potable ?

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Nos toilettes sont alimentées par le réseau d'eau potable. Mais au moment de s'engager dans la sobriété, beaucoup de Français aimeraient pouvoir utiliser les eaux grises pour cette tâche ingrate. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
Alors que l'eau apparaît comme une ressource de plus en plus précieuse, il peut sembler aberrant d'avoir de l'eau potable dans ses toilettes. A l'heure de la sobriété, la révolution a peut-être sonné dans les cuvettes.

Après la sobriété énergétique de l'automne-hiver 2023, voici la collection printemps-été, spéciale "sécheresse". Dans une logique d'adaptation aux effets du changement climatique, Emmanuel Macron a présenté, jeudi 30 mars, un "plan eau" de 53 mesures, destiné à introduire et à promouvoir efforts et sobriété en eau à toutes les échelles, du géant de l'agroalimentaire au simple consommateur.

Dans cette perspective, ce plan prévoit notamment de lever, dès 2023, les freins réglementaires à l'utilisation d'eaux non-conventionnelles "pour certains usages domestiques." Parmi elles, les eaux grises, issues de nos douches, lavabos et autres lave-linges, présentent un potentiel encore très peu exploité en France. Alors que l'exécutif sonne l'appel à la sobriété, le raccordement de nos chasses d'eau au réseau d'eau potable intrigue, voire exaspère. Une "aberration", tonnait lundi le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu. 

Une réglementation stricte 

De quoi parle-t-on exactement ? Défini par l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), le terme d'eaux grises désigne les eaux usées par les usages domestiques, à l'exception des "eaux noires", souillées par ce que la science appelle pudiquement nos "excreta" (fèces, urines, sueur, matière sébacée, gaz carbonique). Dans un avis de 2015 (document PDF), l'Anses n'autorise l'utilisation de ces eaux grises, dans les bâtiments, que pour "des usages limités, dans des environnements affectés par des pénuries d'eau". Ces eaux doivent être traitées avant de servir trois usages potentiels : alimenter les toilettes, arroser des espaces verts (hors potagers) et laver, sous conditions, certaines surfaces extérieures.

"Il existe en France un cadre réglementaire pour la réutilisation des eaux usées traitées, mais pas grand-chose pour les eaux grises, notamment dans les habitations", explique José-Frédéric Deroubaix, docteur en sciences politiques et ingénieur des travaux publics de l'État à l'Ecole des Ponts-ParisTech. "Selon l'administration sanitaire, si le droit ne dit rien, cela vaut interdiction d'utiliser ces eaux, sauf autorisation, au cas par cas, à titre expérimental", poursuit ce spécialiste des politiques de gestion de l'eau. 

En attendant, les Français soucieux d'économiser "l'or bleu" se tournent volontiers vers l'eau de pluie comme alternative à l'eau potable dans les WC. Toujours selon la réglementation, celle-ci peut finir dans la chasse d'eau, à condition d'avoir ruisselé sur une toiture inaccessible, d'être stockée dans une cuve (hors-sol ou enterrée) et de ne pas contenir d'anti-gel. Et, bien sûr, "à condition qu'il pleuve", poursuit l'expert, qui note que les eaux grises d'un bâtiment auraient, elles, l'avantage d'être disponibles toute l'année. 

La prudence des autorités sanitaires vis-à-vis des eaux grises s'explique par la crainte que ces liquides, qui restent non potables même après traitement, finissent par contaminer le réseau transportant l'eau destinée à la consommation humaine. Comment signaler la différence entre les deux réseaux dans un bâtiment ? Comment en assurer l'entretien ? Comment éviter la panne ou l'accident ? Pour Khaled El-Mezayen, directeur de la start-up Inovaya, spécialisée dans l'accès à l'eau potable, chacun de ces risques dispose aujourd'hui d'une solution technique. "Il existe des capteurs en ligne qui permettent d'avoir des données fines en continu sur la qualité de l'eau. Il n'y a pas de freins technologiques", assure-t-il.

Pas uniquement une histoire de chasse d'eau

"On ne peut plus parler d'expérimentation pour désigner des techniques éprouvées depuis longtemps à l'étranger, y compris en Europe", poursuit-il, avant de détailler comment un système de filtration membranaire devrait bientôt permettre de recycler les eaux pluviales et "grises" du Chalet du parc de la Tête d'Or, à Lyon, pour alimenter les sanitaires, la laverie et le système d'irrigation du parc. D'autres projets sortent de terre, comme à Bordeaux (Gironde) et à Ivry (Val-de-Marne), où les chercheurs du Laboratoire eau environnement et systèmes urbains (Leesu) participent à l'installation de systèmes de traitements des eaux grises par phytoépuration – une filtration de l'eau par les plantes – sur des immeubles de logements en construction. 

Des bâtiments dont l'objectif est aussi d'apporter la preuve au législateur "grâce à un suivi de la qualité de l'eau pendant deux ans", que l'on peut étendre en toute sécurité l'utilisation des eaux grises à d'autres usages, explique José-Frédéric Deroubaix. "Dans ces bâtiments, nous savons récupérer et traiter à peu près 60% de l'eau utilisée, mais les usages autorisés, tels que l'utilisation dans les toilettes, sont trop limités par rapport à ces gisements d'eau dont nous disposons", déplore-t-il.

Face à "l'enjeu majeur autour des chasses d'eau", la ministre déléguée auprès du ministre de la Santé, Agnès Firmin Le Bodo, a évoqué en conférence de presse, vendredi 31 mars, la préparation d'un texte pour accélérer la généralisation de la réutilisation des eaux grises dans les WC dans les logements, dans le respect des exigences sanitaires. Si "c'est dans le neuf que les premiers décrets vont sortir", a précisé le ministre de la Transition écologique, les logements en cours de réhabilitation ne seront pas oubliés de cette chasse aux économies d'eau.

Car l'utilisation des eaux grises nécessite l'installation d'un double réseau, qui distingue les canalisations transportant ces liquides de celles raccordant l'eau potable. Une configuration inexistante dans les bâtiments anciens, mais dont l'installation demeure possible à l'occasion de rénovations de canalisations. En attendant, "il n'est pas forcément question de construire deux réseaux, mais plutôt de gérer l'eau plus intelligemment", tranche Julien Garnier, directeur général délégué du bureau d'étude Cardonnel ingénierie : "un lave-mains sur le réservoir des toilettes, comme on le voit beaucoup au Japon, c'est très simple à installer. De plus, les produits évoluent," souligne-t-il, relevant que de nombreux équipements sont aujourd'hui beaucoup moins gourmands en eau qu'autrefois. 

Une demande qui peut émaner des citoyens 

Dans le sud de la France, certains particuliers commencent aussi à s'équiper en systèmes de filtration mécaniques. Ces équipements, à installer chez soi, permettent de connecter son lave-linge, sa douche ou encore le lavabo de la salle de bain à la chasse d'eau de ses toilettes. "Il s'agit de récupérer ces eaux qui tombent dans un panier filtrant", explique Diane Courtois, collaboratrice de la petite entreprise familiale Spareau, présente depuis 2021 sur ce nouveau marché. "L'eau est stockée dans un caisson, dans lequel on met des pastilles d'enzyme tous les 10 ou 15 jours et, au moment de tirer la chasse, cette eau passe par le filtre et vient remplir le réservoir".

Le dispositif équipe déjà des surfaces commerciales, des stations-services, des aires d'autoroute, mais aussi des particuliers, soucieux de "prendre les devants" face aux sécheresses répétées. " Dans le Vaucluse et les Bouches-du-Rhône, on a beaucoup de demandes, assure-t-elle. Pour ne pas aller dans le mur, recycler les 'eaux grises' va devenir une nécessité." Ou du moins une option parmi d'autres sur le chemin de la sobriété, juste à droite au fond du couloir.

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