"Johannesburg", le roman de Fiona Melrose plonge le lecteur dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui
L’histoire du livre se passe le 6 décembre 2013, au lendemain de la mort de Nelson Mandela.
Dans Johannesburg, l’écrivaine sud-africaine Fiona Melrose, qui y est née en 1973, décrit une ville où "la mort (est) partout et (se présente) sous toutes les formes", en raison d'une délinquance très violente. Croisant des personnages de toutes origines et conditions sociales, Blancs et Noirs, le livre est une plongée dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, qui n’a toujours pas tourné la page de l’apartheid. C’est aussi une plongée "dans la psyché" des habitants de ce pays, comme l’écrit Le Figaro.
L’écrivaine raconte la journée du 6 décembre 2013, lendemain de la mort de Nelson Mandela, "boussole morale" du pays. Toute une nation est en deuil. Ce jour-là, Gin, qui vit habituellement à New York, organise une fête pour les 80 ans de Neve, sa mère. Ce jour-là, September, un sans-abri, ancien mineur blessé par la police lors d’une grève, est tué devant le siège de la compagnie minière où il manifeste tous les jours. Ce jour-là, Juno, la petite chienne de Neve, s’aventure seule hors de la maison : sa disparition va provoquer un "chaos". Une journée "étrange" où s’entremêlent petite et grande Histoire. Johannesburg est un très beau roman aux multiples facettes, à la fois sombre et poétique. Rencontre téléphonique avec son auteure confinée.
Franceinfo Afrique : vous dressez un portrait très sombre de Johannesburg. Vous décrivez la plus importante cité sud-africaine comme "une ville pionnière", une ville de mineurs et de négociants, où la violence et la mort sont omniprésentes. Vous allez jusqu’à écrire que "rien, pas même la vie", n’y "est possible"… Pourquoi ?
Fiona Melrose : Johannesburg a l’ADN d’une ville qui s’est construite pendant la ruée vers l’or sud-africain (dans les années 1880, NDLR). On a alors vu arriver des aventuriers, des opportunistes, mais aussi toutes sortes de migrants venus d’Afrique et d’Europe cherchant fortune. La ville a conservé quelque chose de cela, notamment son énergie. Mais c’est difficile d’y vivre, cela exige beaucoup d’un individu.
Il y a aussi la violence quotidienne…
La vie ne vaut pas très chère à Johannesburg. On peut mourir pour quelques rands (devise sud-africaine, NDLR). On peut faire là le lien avec la précarité, la pauvreté. Mais il faut se méfier des raccourcis faciles car la plupart des pauvres ne sont pas des criminels. Tout cela, c’est aussi le symptôme d’une maladie, celui de l’apartheid, un système pour lequel la vie n’avait pas de valeur. La ville est donc bâtie sur l’Histoire.
Gin, apparemment votre double, est une artiste qui vient d’une famille aisée. Jeune, elle avait expliqué à sa mère que Johannesburg la rendait "malade". Elle a choisi de vivre à New York. Son attitude est-elle symbolique de celle de beaucoup de Sud-Africains ?
C’est un fait qu’en Afrique du Sud, il y a une fuite des cerveaux en raison notamment de la violence. Les personnes éduquées issues de la classe moyenne partent exercer leurs compétences au Royaume-Uni, en Australie… Mais pour Gin, les raisons de son départ sont plus personnelles. Elle voulait quitter un monde très étroit. Il faut voir que la société sud-africaine est très monoculturelle et conservatrice. Il est de bon ton de se marier, d’avoir des enfants. Les relations familiales sont très importantes, l’Eglise est très puissante. La vision des femmes est très démodée. Les violences sexuelles sont très répandues. De ce point de vue, le féminisme, c’est très bien quand vous êtes d’un milieu aisé, que vous bénéficiez de privilèges et pouvez quitter le pays.
Qu'est-ce que Gin trouve à New York qu’elle ne trouve pas en Afrique du Sud ?
La liberté, la diversité, le fait d’être elle-même. Elle peut se réinventer. De ce point de vue, j’écris d’expérience (Fiona Malrose a vécu au Royaume Uni, NDLR). Je désirais voyager, apprendre d’autres choses.
Votre livre est-il autobiographique ?
C’est le plus autobiographique de mes romans. Gin, c’est moi mais en plus extrémiste. Son histoire est mon histoire. Mais j’ai amplifié son caractère.
Vous décrivez le fossé entre Noirs et Blancs au sein de la société sud-africaine, 26 ans après la fin officielle de l’apartheid. Vous faites de belles et poétiques descriptions de servantes, de sans-abri noirs. Mais vous êtes très sévère avec les Blancs. Vous parlez de leur "arrogance", "leur morgue, leur paresse, leur racisme prétentieux". La réalité est-elle toujours aussi manichéenne ?
Je pense que les choses ont changé. On a vu l’émergence d’une classe moyenne noire. Mais en bas de l’échelle sociale, rien n’a changé. Les gens n’ont pas d’argent.
Et en ce qui concerne le racisme ?
Evidemment, il y a encore des attitudes racistes. Mais aujourd’hui, les problèmes sont plus d’ordre économique que racial. C’est un héritage de l’apartheid. C’est un fait que les Noirs sont désavantagés en termes de moyens, d’éducation. Aujourd’hui, cette disparité économique est même pire qu’à l’époque de l’apartheid. Il faut voir qu’en Afrique du Sud, l’écart entre riches et pauvres est le plus important du monde.
Dans votre livre, Peter, un juriste blanc, qui avait rejoint les Noirs durant l’apartheid, travaille désormais dans une compagnie minière. Il se sent coupable. Est-il un symbole de ce que sont devenus ces Blancs qui ont combattu le régime raciste ? Et cela signifie-t-il pour vous que le fossé entre les deux communautés est infranchissable ?
Je ne pense pas que ce fossé soit infranchissable. Peter appartient à cette génération de personnes qui se sont révoltées dans leur jeunesse, qui se sont par la suite retrouvées piégées dans leur classe sociale, dans cette société monoculturelle. Pour moi, Peter est un lâche : il trouve plus facile de rester dans son métier, dans son milieu. Mais je n’en fais pas une allégorie. Cette histoire reste une histoire personnelle qu’il ne faut pas trop élargir.
Cela dit, c’est vrai que l’on trouve toutes sortes de personnes dont la vision ne va pas au-delà du système politique qui a évolué. Alors que le système économique, le système éducatif, eux, n’ont pas changé. Dans le livre, la domestique Mercy (qui travaille chez la mère de Gin, NDLR) peut voter. Mais elle est toujours domestique. Elle reste prise dans une relation de pouvoir.
Dans ce contexte, il faut reconsidérer toute la situation du pays. La première structure de pouvoir, c’est la politique. Mais la seconde structure, l’économie, elle, est restée la même. Il faut regarder aujourd’hui qui possède les richesses, qui possède la terre. Aujourd’hui, c’est très difficile à dépasser. Et si ce n’est pas possible, à quoi sert le bulletin de vote ?
Depuis l’apartheid, votre pays est-il devenu une nation ?
Oui, c’est une nation. Il y a des difficultés de classes, comme en France avec les banlieues. Pour autant, le concept de nation, c’est un idéal et un processus en devenir. Un processus auquel adhère la majorité de la population sud-africaine.
Croyez-vous dans le concept de "Nation arc-en-ciel" ?
C’est un mirage ! Mais mon rapport à l’Afrique du Sud, c’est comme une histoire d’amour : les choses changent. Il y a quelque temps, j’étais très désespérée face à l’avenir de ce pays. Et avec le coronavirus, j’ai retrouvé l’espoir. Le gouvernement a très bien réagi, il a été extraordinaire. Il a su faire preuve de leadership, de clarté.
Evidemment, il y a eu des problèmes dans la gestion de la crise, notamment dans la réaction des forces de l’ordre. Mais les autorités ont fait en sorte que personne ne soit oublié. Elles ont pris des mesures économiques, distribué des aides sociales. Dans ce contexte, les gens ont compris ce qu’ils avaient à faire. Je pense qu’à long terme, cette crise peut avoir des effets bénéfiques. Les gens ont vu ce que l’on peut accomplir : par exemple, monter un hôpital en trois semaines ! Mon prochain livre portera d’ailleurs sur le coronavirus et le confinement.
Comment vos romans sont-ils reçus en Afrique du Sud ?
Mon principal éditeur est basé au Royaume-Uni. Résultat : en Afrique du Sud, je suis plus vue comme un écrivain britannique. Mais j’y ai eu des bonnes critiques et des retours positifs.
Pour revenir à la littérature, vous racontez dans "Johannesburg" que "tous les jours", votre héroïne "s’asseyait dans son bureau face à la mer". Vous écrivez alors : "Au large, le bateau fantôme mugissait, insinuant dans sa tête tous les murmures qui y bruissaient dès son réveil." Vous ajoutez : "La seule manière de les faire taire (…) consistait à écrire." Est-ce de vous dont vous parlez ?
C’est un hommage à Virginia Woolf (romancière britannique qui a vécu de 1882 à 1941, NDLR) et à son livre Mrs Dalloway (dont le récit tient, comme dans Johannesburg, en une seule journée, NDLR), qui a influencé le mien. Pour moi, écrire est une nécessité, comme manger et respirer. Mon livre évoque donc une expérience vécue.
Dans "Johannesburg", vous parlez souvent de fleurs…
J’adore les fleurs. ! Dans une ville comme Johannesburg, où il y a beaucoup de violence, on cherche la beauté où on peut la trouver, là où il y a là de l’espoir et du rêve…
Et pourtant, vous restez à Johannesburg, dans cette ville si violente…
Cela fait sept ans que j’y suis revenue. Mais je suis quelqu’un qui bouge beaucoup. Je ne vieillirai donc pas ici. Johannesburg étant une ville compliquée, il vaut mieux être jeune pour y vivre.
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