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Guerre du Cameroun : l'ouverture des archives suffira-t-elle à "faire la lumière" sur les responsabilités de la France ?

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
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La France a lancé une commission d'enquête pour établir le rôle de Paris durant la guerre d'indépendance du Cameroun. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
La commission d'historiens chargée par Emmanuel Macron d'enquêter sur l'action de la France pendant la colonisation au Cameroun a débuté ses travaux. Plusieurs voix s'interrogent sur le contexte de ces recherches et leur finalité.

"Quand ce travail sera fait, il n'y aura plus de déni possible", espère Blick Bassy. L'artiste camerounais a été chargé, avec l'historienne française Karine Ramondy, de diriger une commission dont le rôle est d'étudier l'action de la France au Cameroun entre 1945 et 1971. Les travaux ont débuté en mars et doivent être rendus publics fin 2024.

Méconnue des Français, la guerre d'indépendance du Cameroun est absente des livres d'histoire, tout comme les années de répression qui ont suivi. Certains historiens parlent de dizaines de milliers de morts. D'autres estiment même que le conflit est la cause de plus de 100 000 décès. De nombreux spécialistes ont documenté la déportation de populations, les bombardements, les assassinats ciblés d'opposants, les disparitions forcées, les exhibitions de têtes coupées, la torture… "Les gens sont encore traumatisés. Mon grand-père chuchote quand il parle de cette période", confie Blick Bassy.

Un long silence français

Après la défaite de l'Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale en 1918, la Société des nations (SDN, ancêtre de l'ONU) avait placé une partie de la colonie allemande du Kamerun sous tutelle française. Avant l'indépendance en 1960, les troupes coloniales françaises et leurs alliés locaux ont réprimé dans le sang les indépendantistes de l'Union des peuples camerounais (UPC) et leurs soutiens. 

A ce jour, Paris n'a jamais reconnu cette guerre. "Tout cela, c'est de la pure invention !", balayait le Premier ministre François Fillon en 2009. En 2015, le président François Hollande reconnaissait une "répression", sans parler de "guerre". Emmanuel Macron a finalement prononcé ce mot lors d'une visite à Yaoundé, capitale du Cameroun, en juillet 2022. "C'est clair qu'il y a eu des exactions, une guerre et des martyrs", a-t-il déclaré, selon Le Monde (article pour les abonnés) .

"Des historiens se sont penchés sur ce passé, ils nous disent qu'un conflit a eu lieu, le mot 'guerre' est employé… C'est aux historiens de faire la lumière sur ce passé."

Emmanuel Macron

lors d'un discours à Yaoundé, le 26 juillet 2022

C'est au cours de la même visite, plus de soixante-dix ans après les faits, que le chef de l'Etat a annoncé la constitution d'une commission d'historiens. Ce groupe de travail comporte un volet mémoriel et un volet patrimonial. "Côté français, nous aurons accès à toutes les archives, y compris celles encore classifiées", dépeint l'historienne Karine Ramondy, responsable de la partie "mémoire". "Je parcourrai le Cameroun pour questionner les témoins directs et indirects. J'essayerai de retrouver les objets, les lieux, les pratiques de l'époque, comme les chants patriotiques", détaille pour sa part Blick Bassy. 

"On n'est pas en train d'écrire à partir d'une page vierge"

Mais l'annonce de cette commission, au moment où Emmanuel Macron tente de renouer les liens de la France avec l'Afrique, fait grincer des dents. La Société camerounaise d'histoire a exprimé son "indignation", dans un communiqué publié fin février, et repris notamment par le média Actu Cameroun. "En France, on choisit une historienne et au Cameroun, on désigne un artiste ? C'est du mépris pour les historiens camerounais", critique l'un des membres de la société, David Mokam. "Aucune danseuse du ventre n'accompagne Benjamin Stora dans la commission qu'il dirige sur la guerre d'Algérie", reproche sur Facebook l'écrivain Gaston Kelman. "Ces deux perspectives, mémorielle et patrimoniale, ne s'opposent pas, elles se complètent", répond Blick Bassy.

D'autres ont le sentiment que cette commission fait table rase des recherches publiées par le passé. "De nombreux travaux existent déjà et nul ne conteste désormais l'essentiel des faits", déclarait l'historien Achille Mbembe dans Jeune Afrique en août 2022. Des chercheurs camerounais et d'autres nationalités, comme Meredith Terretta, Richard Joseph ou encore Mongo Beti ont notamment documenté la guerre.

Thomas Deltombe, co-auteur de Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971 (La Découverte) a étudié pendant cinq ans les archives de ce conflit et a collecté des dizaines de témoignages de ministres, de militaires, de combattants. "Contrairement à ce qu'on aurait pu penser, beaucoup de gens ont envie de parler. On a accumulé un nombre de données énormes, décrit le journaliste. Macron communique sur l'ouverture des archives, mais beaucoup d'entre elles sont déjà accessibles depuis longtemps." Thomas Deltombe a par exemple rencontré le général Pierre Semengue, formé par la France et qui a mené la répression dans les années 1960. "Il évoque sans problème l'usage de la torture et l'exhibition des têtes coupées des 'rebelles'", souligne-t-il.

"Faut-il 'tout savoir' pour reconnaître ce que l'on sait déjà ? A ce compte-là, la moindre incertitude historique devient un bon prétexte pour ne jamais passer à l'étape suivante…"

Thomas Deltombe, journaliste

à franceinfo

Face aux critiques, Karine Ramondy tempère : "Les travaux qui existent déjà seront inclus dans nos recherches. On n'est pas en train d'écrire à partir d'une page vierge." La commission fera d'ailleurs leur inventaire. "L'histoire n'a jamais fini d'être écrite une bonne fois pour toutes. Nous allons continuer le travail, avec de nouvelles archives, de nouveaux angles", tranche-t-elle.

Des zones d'ombre à éclaircir

Beaucoup de questions restent en suspens, comme l'identité de l'auteur du coup mortel porté à Ruben um Nyobe en 1958. Le leader indépendantiste se cachait dans le maquis lorsqu'il a été abattu par les troupes coloniales. Dans certains services d'archives français, comme la gendarmerie, "les dossiers contenaient des noms, donc nous n'y avons pas eu accès", se souvient Valérie Osouf, coréalisatrice du documentaire Cameroun : autopsie d'une indépendance (2008). "Pour ne pas nous donner les dossiers, on a pu nous dire qu'il y avait de l'amiante. Ce qui était frappant, c'était l'effacement systématique des traces", ajoute-t-elle

L'ouverture du fonds Foccart (qui regroupe les archives de Jacques Foccart, secrétaire général de l'Elysée aux affaires africaines et malgaches entre 1960 et 1974), n'a pas permis d'apporter toutes les réponses. "Il faisait beaucoup par téléphone ou de visu. On nous a raconté que son bureau avait été vidé à sa mort, alors que son corps était encore chaud", avance la cinéaste.

Le même Jacques Foccart avait été interrogé à propos des auteurs de l'assassinat de Félix Moumié, leader indépendantiste camerounais : "Les archives répondront un jour à votre question", avait-il répondu, comme le rappelait l'historien Jean-Pierre Bat en 2015 dans Libération . Ce dernier ajoute qu'il est depuis établi que l'opposant politique a été empoisonné par les services secrets français.

L'attitude du pouvoir camerounais incertaine

"Des choses sont connues, mais nous avons encore besoin de clarté et de précisions", rajoute Karine Ramondy. Bien que certaines responsabilités soient connues, "il faut établir les circonstances exactes. Notre mission est de clarifier tout ça pour arriver à des propositions pesées et complètes."

Mais le Cameroun laissera-t-il le terrain libre aux chercheurs ? Après l'indépendance, les militants pro-UPC ont continué à être massacrés par le régime d'Ahmadou Ahidjo, élu avec l'assentiment de la France. Or, le président actuel du Cameroun, Paul Biya, a été son secrétaire général et Premier ministre. 

"Il y a une asymétrie. Pour les Français, l'histoire est perçue comme ancienne, comme un passé clôturé. Pour les Camerounais, c'est une histoire qui continue."

Thomas Deltombe

à franceinfo

"Si nous sommes sollicités, cela se fera sous réserve de l'appréciation des autorités camerounaises", prévient Esther Olembe, directrice des Archives nationales du Cameroun. Yaoundé va-t-elle déclassifier ses archives ? "Vous le sauriez si c'était le cas", lance la responsable. "On nous a dit que les archives seraient à notre disposition", affirme Karine Ramondy.

La France a emporté la plupart des archives après l'indépendance. "Ce qui est déterminant pour la vérité historique n'est pas au Cameroun", estime Esther Olembe. Et ce qui est resté n'a pas forcément été bien conservé. En raison du climat tropical, du peu de moyens alloués pour leur conservation, beaucoup de ressources sont inutilisables. "Lorsque le Cameroun est sorti de l'occupation, il y avait d'autres priorités que celle de la mémoire, on avait besoin de routes, d'écoles", lâche la responsable des archives.

L'historien Noumbissie M. Tchouaké a été confronté à cette situation. "Lors de mes recherches sur la répression dans le maquis, je n'ai rien pu avoir sur les interrogatoires, le rôle des tribunaux, les commissions militaires, explique-t-il. On ne voulait pas me les donner, ou on me disait qu'elles étaient à Vincennes [là où sont conservées les archives militaires]".

Le même constat vaut pour les images. "Pouvoir y avoir accès coûtait une fortune", décrit Jean-Marie Teno, réalisateur d'Afrique, je te plumerai, sorti en 1992. Par ailleurs, "nombre d'entre elles étaient dans un état déplorable, les films étaient rouillés"

L'heure n'est pas aux réparations, mais…

Le cinéaste camerounais espère que la commission permettra de libérer davantage la parole. "J'ai tout un tas de souvenirs dans les années 1960, sur la façon dont on a été brimés, maltraités, par l'armée et la police. Elles pouvaient rentrer chez nous et tout saccager", se remémore Jean-Marie Teno. "Ces récits sont toujours empreints de terreur." 

Pour Blick Bassy, le but du travail est aussi de réunir les Camerounais, divisés par la colonisation. "Anglophones, francophones, on est tous Camerounais", dit-il. Le chanteur entend s'adresser particulièrement aux nouvelles générations. "Les jeunes ne connaissent pas leur histoire. Ils vivent dans des endroits où ils ne savent pas que des gens ont été jetés, torturés."

"Ma participation a été conditionnée au fait qu'on puisse retranscrire nos recherches dans des documentaires, des livres, des dessins animés…"

Blick Bassy, codirecteur de la commission

à franceinfo

Dans son rapport, la commission devra livrer des recommandations, à l'instar de ce qui a été fait pour l'Algérie ou le Rwanda. Et après ? Pour le moment, l'heure n'est pas aux réparations, mais Blick Bassy y pense. "Des indemnisations, des funérailles nationales, des stèles…", suggère-t-il. "Il faut qu'on se réapproprie cette mémoire et qu'on construise enfin un récit national."

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