Election présidentielle en Egypte : dans un pays en crise, comment la guerre à Gaza a rattrapé al-Sissi
Un scrutin sans surprise. Les Egyptiens sont appelés aux urnes, à partir de dimanche 10 décembre, pour voter lors d'une élection présidentielle dont le résultat laisse peu de doute. Grâce à une révision constitutionnelle qu'il a initiée et en l'absence de candidats d'opposition, le président sortant Abdel Fattah al-Sissi, 69 ans, devrait remporter un troisième mandat et rester au pouvoir jusqu'en 2030.
Lors de sa campagne, le président al-Sissi ne s'est pas exprimé sur son bilan et n'a participé à aucun meeting politique. Pourtant, l'économie égyptienne s'effondre. L'inflation atteint 40% et les prix des aliments ont flambé. Près de 30% de la population du pays vit sous le seuil de pauvreté, selon la Banque mondiale. En dix ans, la société civile n'a cessé d'être réprimée. Mais le raïs préfère détourner les regards vers la guerre entre le Hamas et Israël, dont il entend être un acteur incontournable pour plusieurs raisons.
Un soutien affiché envers les Palestiniens
Au lendemain des attaques sanglantes du Hamas contre Israël du 7 octobre, le président al-Sissi s'est efforcé d'afficher un soutien sans faille aux Palestiniens. Le 20 octobre, le pouvoir égyptien a organisé d'importants rassemblements dans tout le pays pour soutenir la bande de Gaza, alors que manifester est habituellement illégal. Des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues en scandant "Pain, liberté, Palestine arabe", en référence à l'un des slogans de la révolution de 2011 qui renversa le président Hosni Moubarak.
Il y a chez le président égyptien, alors que son pays traverse une crise économique, "une volonté de s'approprier la colère populaire", estime auprès de l'AFP Moustafa Kamel al-Sayyed, professeur de sciences politiques à l'Université du Caire. Les cortèges retransmis en direct par les médias proches du pouvoir sont également l'occasion de montrer que les Egyptiens "expriment le soutien au président Sissi", ajoute le spécialiste.
En raison de la frontière de 12 km qu'elle partage avec Gaza, et le poste-frontière de Rafah qu'elle contrôle dans le sud du territoire palestinien, l'Egypte devient un acteur clé dans le conflit. Au 15e jour de la guerre, des premiers camions d'aide humanitaire ont transité depuis l'Egypte vers la bande de Gaza, où plus de deux millions d'habitants survivent sans eau, ni électricité ni carburant. Des tonnes d'aide alimentaire et médicale venues du monde entier sont stockées à El-Arich, chef-lieu du Sinaï égyptien, frontalier de Gaza. Le régime a également organisé une campagne de dons, une collecte de sang et le recrutement de bénévoles, souligne Le Monde.
Le 24 novembre, lors d'un discours intitulé "Vive l'Egypte, réponse du peuple en solidarité avec la Palestine", le président al-Sissi s'est félicité de son rôle dans la guerre et a clamé que "le sang égyptien a été mêlé avec le sang palestinien."
Réaffirmer la puissance de l'Egypte
L'Egypte ne se limite pas à la gestion de l'aide humanitaire à Gaza. Depuis des années, Le Caire est un intermédiaire traditionnel dans le conflit israélo-palestinien en raison des liens historiques que le pays entretient avec les deux parties. L'Egypte a occupé la bande de Gaza entre 1948 et 1967 et est le premier pays arabe à avoir normalisé ses relations avec l'Etat hébreu en 1979. Lors des guerres de 2013, 2018 et 2021, elle a réuni autour de la table les différents belligérants pour signer des cessez-le-feu et a organisé la coopération internationale pour reconstruire Gaza.
Dans ce sillage, Abdel Fatah al-Sissi a convoqué, le 21 octobre, un "sommet pour la paix" auquel ont été invités tous les pays souhaitant œuvrer pour un cessez-le-feu. Parmi les personnalités présentes : le patron de l'ONU Antonio Guterres, les dirigeants européens Charles Michel et Josep Borrell, le roi de Jordanie Abdallah II, le président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, des diplomates français, allemands et britanniques.
Même si les représentants occidentaux et arabes n'ont pas réussi à s'entendre sur un texte commun à l'issue de cette réunion, cet activisme diplomatique "a été une façon pour al-Sissi de rappeler au monde entier sa place essentielle dans la stabilisation du conflit", souligne auprès de franceinfo Timothy Kaldas, chercheur au Tahrir Institute for Middle East Policy.
"Le président égyptien aime mettre en avant son rôle dans la négociation des otages, dans la recherche d'un cessez-le-feu."
Timothy Kaldas, chercheur au Tahrir Institute for Middle East Policyà franceinfo
Tout comme le Qatar, Le Caire s'est rendu indispensable pour sécuriser le processus d'échange d'otages israéliens détenus par le Hamas contre des prisonniers palestiniens. L'Egypte a reçu une délégation du Hamas, dirigée par son leader Ismaïl Haniyeh, puis le directeur du renseignement intérieur israélien Ronen Bar, rapporte La Croix. Le 15 novembre, lorsque le Hamas a cessé soudainement les négociations, le chef égyptien des services de renseignements, Abbas Kamel, est parvenu à relancer les discussions.
Cet engagement est d'autant plus important pour le régime égyptien"que son influence dans la région a diminué ces dernières décennies", appuie Mostafa al-A'sar, journaliste égyptien et chercheur non résident au Tahrir Institute. "Les marges de manœuvre diplomatiques de l'Egypte dépendent de l'approbation des Etats-Unis et des pays du Golfe", estime-t-il auprès de franceinfo.
Des craintes pour la sécurité interne
En s'impliquant dans la résolution de la guerre à Gaza, le président al-Sissi cherche aussi à maîtriser les potentielles conséquences pour son pays. Le régime craint en effet un afflux de réfugiés à sa frontière. En octobre, des responsables israéliens ont considéré qu'une partie des Palestiniens déplacés pourraient se réinstaller dans le Sinaï égyptien, cite The Cairo Review of Global Affairs. Une proposition immédiatement rejetée par le président al-Sissi, qui y voit une "bombe à retardement".
A l'issue de la guerre, "si Gaza est entièrement détruite, où retourneraient les réfugiés ?" interroge le sociologue Said Sadek auprès du Monde. Les dirigeants égyptiens craignent que le Sinaï devienne une terre de refuge pour les Palestiniens, alors que le pays fait déjà face à l'arrivée de dizaines de milliers d'exilés fuyant la guerre au Soudan.
"L'histoire a montré que si Israël poussait les Palestiniens à se réfugier dans un autre pays, il ne les laisserait jamais revenir chez eux."
Timothy Kaldasà franceinfo
Et même si le régime égyptien dialogue avec le Hamas, il ne veut pas prendre le risque de voir arriver sur son territoire des membres du groupe créé dans le sillage des Frères musulmans, auquel il est "farouchement opposé", rappelle Timothy Kaldas.
De plus, le président al-Sissi "sait que la question palestinienne est inflammable pour la société égyptienne car c'est 'la mère de toutes les causes'", reprend le journaliste Mostafa al-A'sar. Pendant des décennies, la cause palestinienne a été un facteur majeur de politisation pour des générations de jeunes Egyptiens. "En 2011, les manifestants étaient résolument pro-Palestiniens", rappelle l'Initiative de réforme arabe, un cercle de réflexion indépendant installé à Paris. Après le 7 octobre, le régime, même s'il a officiellement encouragé le soutien public à la Palestine, a vite interdit des rassemblements de peur qu'ils ne s'élargissent à la contestation du pouvoir. Ces manœuvres auront-elles un impact sur le scrutin présidentiel ? Lors des précédente élections présidentielles de 2014 et 2018, Abdel Fattah al-Sissi avait remporté 96% des voix.
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