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"L’Ethiopie veut reprendre le rang qu'elle estime être le sien, celui d'une grande puissance dans la Corne de l’Afrique"

L'Ethiopie est devenue en quelques années un pays incontournable de la Corne de l'Afrique. Entretien avec le géographe français Alain Gascon, professeur émérite à l’Institut français de géopolitique de l’université Paris-VIII.

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 14min
Un homme assis au volant d'un camion couvert d'autocollants à l'effigie de plusieurs dirigeants éthiopiens à Asosa, en Ethiopie, le 25 décembre 2019.  (EDUARDO SOTERAS / AFP)

En quelques décennies, l'image de l'Ethiopie a radicalement changé. Sa fulgurante croissance économique (plus de 9% en 2019), la fin du conflit avec l'Erythrée et le prix Nobel de la paix décerné au Premier ministre Abiy Ahmed ont de nouveau propulsé ce pays sur le devant de la scène internationale. Alain Gascon est professeur émérite à l’Institut français de géopolitique (Paris VIII, Centre de recherches et d’analyses géopolitiques) et ancien chargé de cours à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Le géographe est l'auteur de plusieurs ouvrages et articles sur l'Ethiopie. Entretien. 

Franceinfo Afrique : Comment ce pays qui a été longtemps associé à la famine et aux guerres, comme vous l'écrivez, s'impose désormais comme une puissance en Afrique de l'Est ?

Alain Gascon : Les Ethiopiens sont profondément patriotes. Ce patriotisme a été exacerbé par plusieurs événements. D'abord, lorsqu’il y a eu le choc de la colonisation à la fin du XIXe siècle après l’ouverture du canal de Suez, l’Ethiopie a réussi à repousser les Egyptiens, même si Jean IV, l'un des rois des rois, y a d'ailleurs laissé la vie. Il y a eu, ensuite, la période du Negus Ménélik II (1844-1913) qui a repoussé l'invasion italienne en1896 à Adoua. Les Ethiopiens en ont tiré une légitime fierté, celle de ne pas avoir été colonisés. Résultat : dans les années 30, les étrangers perçoivent l’Ethiopie comme une anomalie.

A tel point qu'en 1936, quand les Italiens ont de nouveau attaqué les Ethiopiens, ces derniers ont eu l’impression à juste titre d’avoir été abandonnés par la communauté internationale. Ils en voulaient particulièrement aux Français et aux Britanniques. Ces derniers se sont rachetés plus tard en contribuant à vaincre les Italiens en 1941. Depuis, il y a eu une méfiance fantastique de la part des Ethiopiens vis-à-vis des étrangers.

Ils ont enfin été scandalisés lorsque leur pays, en proie à des guerres civiles et des famines importantes, a été prié de ne pas présenter de revendications lors de réunions internationales, parce qu'il n'arrivait pas à faire face aux crises qu'il connaissait. Les Ethiopiens ne comprennent pas qu'on les tienne pour des acteurs secondaires du concert international compte tenu de leur histoire et du fait qu'ils appartiennent à une vieille civilisation, qui n'était pas moins glorieuse que celle des Européens.  

En outre, en dépit d'une population qui s'est multipliée par quatre entre les années 70 et les dix premières années du XXe siècle, l’Ethiopie arrive à nourrir 85%-90% de sa population estimée à environ 112 millions d'habitants. Le pays a augmenté de façon considérable sa productivité et ses rendements agricoles. Les paysans ont accompli une révolution, très différente de la nôtre, fondée sur l'investissement dans le travail manuel. Contrairement aux gouvernants qui, depuis Hailé Sélassié 1er (devenu empereur d'Ethiopie en 1930, NDLR), ont favorisé une modernisation autoritaire de l'agriculture (mécanisation, utilisation d'engrais et développement de grandes exploitations). Le défaut étant que cela aggrave l'exode rural qui est très important.

Cette évolution de l'Ethiopie est donc liée à un certain patriotisme et le sentiment d'injustice que peut ressentir une grande civilisation qui n'est pas reconnue comme telle... 

Tout à fait. L'Ethiopie veut maîtriser les techniques des étrangers pour pouvoir résister parce qu'elle craint de passer sous la tutelle de telle ou telle puissance. Les Ethiopiens essayent d’avoir de l’aide de plusieurs Etats à la fois. Ils ont toujours cherché à diviser les étrangers. Quand j’entends dire que l'Ethiopie est tombée sous la coupe de la Chine, je ne peux m'empêcher de sourire. Les entreprises chinoises ont été traduites en justice parce qu'elles avaient eu du retard sur les chantiers, parce qu'elles n'avaient pas respecté les règles en vigueur... Je ne pense pas que beaucoup d’Etats africains en fassent autant. 

Dans quelle mesure retrouve-t-on cet état d'esprit chez les dirigeants éthiopiens 

Ils ont absolument compris qu’il fallait contrôler et organiser la distribution de l'aide alimentaire. Hailé Selassié est tombé quand la famine s'est révélée. Il en a été de même pour Mengistu (il arrive au pouvoir en 1974 et instaure une dictature sanguinaire, NDLR) au moment de la grande famine (1984-1985). Les gouvernements éthiopiens successifs sont paniqués à l'idée d'une crise alimentaire incontrôlée. S'il devait y en avoir une, les responsables politiques se savent condamnés à brève échéance.

Le Prix Nobel de la paix 2019 a été décerné à Abiy Ahmed. Quelle est sa particularité par rapport à ses prédécesseurs 

La grande nouveauté chez le Premier ministre actuel, c'est qu'il s'affiche comme démocrate et qu'il a pris des mesures démocratiques et libérales. C'est une rupture très importante par rapport à ses prédécesseurs. Si on remonte au XIXe siècle et aux trois grands rois qui ont cherché  à moderniser le pays et à repousser les invasions, ce n'était pas des démocrates. Ce sont des souverains qui se sont appuyés sur l'Eglise et mené une politique militaire très brutale. Ménélik a établi son pouvoir par l'épée. 

C'est un encouragement pour un pays qui a réalisé des prouesses et qui va encore en réaliser. Le Premier ministre a du pain sur la planche comme on dit. Je trouve courageux de dire que les problèmes ne seront pas réglés par la force dans un pays où il y a une tradition de brutalité politique.  

Le géographe français Alain Gascon, auteur de plusieurs ouvrages et articles sur l'Ethiopie (THINKING AFRICA)

Les autorités misent sur l'agriculture, notamment avec cette politique d'accaparement des terres qui n'est pas très populaire, mais aussi sur les infrastructures...

La politique en matière d’infrastructures est déterminante pour le gouvernement éthiopien. C’est Meles Zenawi (le Premier ministre arrive au pouvoir en 1991, NDLR) qui en est l’architecte, notamment avec la construction des grands barrages. La plupart d'entre eux sont financés par des banques chinoises. Cependant, la moitié de ces barrages sont édifiés par Salini, un constructeur italien qui achète des turbines au français Alstom. 

Quand la Banque mondiale a refusé de financer le barrage de la Renaissance, Meles Zenawi a eu une très bonne idée en lançant une souscription nationale qui flatte la fibre patriotique. Elle rencontre du succès dans la diaspora éthiopienne. Plusieurs milliards ont été ainsi engrangés. C'est devenu une espèce de grande cause nationale. Il n'est absolument pas question de lâcher le grand barrage de la Renaissance (objet de tensions avec l'Egypte, NDLR) d’autant que l’Ethiopie vend déjà de l’électricité à ses proches, en vend déjà ou s'apprête à le faire au Kenya. Il y a de fortes chances qu'elle fournisse le Somaliland, l'Erythrée ou encore le Soudan. C’est un moyen capital et stratégique pour l’Ethiopie de reprendre le rang qu'elle estime être le sien, celui d'une grande puissance dans la Corne de l’Afrique. 

Mais la question oromo (les Oromos représentent un tiers de la population éthiopienne, mais se sentent marginalisés) paraît toujours d'actualité en dépit du fait que l'Ethiopie a un Premier ministre issu de cette communauté... 

Les Oromos vivent autour d'Addis-Abeba et des grandes villes. Ces dernières se développent souvent au détriment de leurs périphéries. Et en périphérie, il y a les paysans oromos à qui on prend la terre pour développer des équipements urbains et construire des habitations. Les paysans bénéficient certes d'une indemnisation selon la loi, mais ce sont des victimes puisqu'ils ne peuvent pas profiter du marché de l'immobilier. Ils ont donc l'impression d'être floués. Addis Abeba est aussi la capitale de l'Oromia (l'un des 9 Etats régionaux de l'Ethiopie, NDLR). C'est un peu le problème de Bruxelles, capitale francophone de la Belgique, enclavée dans la Flandre néerlandophone. 80% des Ethiopiens sont des agriculteurs et ils se disent qu'ils sont expulsés de leurs terres au moment où ils pourraient faire des affaires grâce au marché urbain qui se développe : 20-25% de la population éthiopienne est urbaine.  

Les Oromos ont une langue, qui en dehors de leur administration n'est pas très utlisée. Et les jeunes Oromos sont désavantagés pour des questions linguistiques lorsqu'ils rentrent en compétition dans l'administration fédérale et dans les entreprises. Ces jeunes se disent donc ségrégués sur le marché du travail. Contrairement aux Gouragués qui parlent leur langue, tout en excellant en amharique. Ces derniers tiennent les boutiques et le marché de la capitale. Nous sommes dans une situation de colinguisme, pas de multilinguisme. Beaucoup d'Ethiopiens pratiquent plusieurs langues. 

Il y a également Jawar Mohammed dont le père est yéménite et la mère éthiopienne. Il est installé aux Etats-Unis et il a fondé Oromia Media Network. C'est quelqu'un qui a d'importants moyens financiers et qui maîtrise très bien les réseaux sociaux. Il a 1,7 millions de followers... Il est capable de mobiliser. Jawar Mohammed apparaît comme un leader, comme l'adversaire du Premier ministre. Avec ses jeunes partisans, il incarne aujourd'hui l'opposition à Abiy Ahmed. Les deux hommes n'ont d'ailleurs pas les mêmes partisans, ceux du Premier ministre sont plus éduqués.

Comment voyez-vous l'avenir de ce pays 

Sur le plan économique, l'avenir paraît difficile, parce qu'il faut gérer toutes les conséquences de l'accaparement des terres. Une politique qui constitue pour moi une erreur magistrale. La poursuite des conflits pour la terre se traduit par 1 à 2,5 millions de déplacés intérieurs, à savoir des gens qui n'arrivent pas à trouver un lopin de terre et qui vont finalement se retrouver dans des camps ou dans des villes.

C'est une situation qui ne cesse de s'aggraver à cause d'un pari sur l'agro-industrie, qui est à mon sens, perdu d'avance. Ce gouvernement fait le même pari que ses prédécesseurs : il pense qu'à coups de machines agricoles, on réussira à régler les problèmes de l'Ethiopie. Une autre difficulté est de trouver des crédits, de l'argent dans un pays où un tiers de la population vit avec 60 centimes par jour. Il faut absolument développer les infrastructures et instruire une population dont 40% a moins de 15 ans.

Aujourd'hui, il faut également gérer le retour des groupes violents, notamment depuis la signature de la paix avec l'Erythrée, qui conservait sur son territoire un certain nombre de fronts de libération généralement agressifs. Ils sont arrivés en Ethiopie et le gouvernement a eu toutes les peines du monde à les recaser. Sans compter que l'Ethiopie est un pays où il y a énormément d'armes en circulation. Les hommes sont des guerriers et les femmes aussi d'ailleurs. C'est un pays où posséder une arme est très important. 

Toujours sur le plan politique, il va falloir faire évoluer le fédéralisme, alors que persiste un fort sentiment national éthiopien. Un tiers des Ethiopiens sont opposés au fédéralisme qui est d'un ressort ethnolinguistique dans ce pays. La Constitution éthiopienne dit que chaque peuple, nation et nationalité a le droit a une autonomie culturelle, politique et de s'administrer par lui-même (c'est ce droit qui a été exercé par les Sidamas récemment et que les Wolaytas réclament, NDLR). Cela va jusqu'à un droit à la sécession. Evidemment, cela peut donner des idées à d'autres. Néanmoins, il n'y a pas que l'Ethiopie qui rencontre ce genre de problématique. Tous les Etats qui sont organisés sur des bases fédérales sont confrontés à ce type de défi. L'un des challenges les plus importants à relever pour les autorités éthiopiennes reste de faire admettre la démocratie et, par conséquent, de faire des Ethiopiens des citoyens. 

Enfin, le principal problème de l'Ethiopie est surtout démographique. Le pays comptera plus de 200 millions de personnes en 2050. Il faudra donner un travail et un toit à tout le monde et ce n'est pas évident.

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