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Inondations en Libye : comment le contexte politique dans le pays a aggravé l'impact de la catastrophe

L'effondrement de deux barrages a provoqué de très graves inondations dans la ville de Derna, dans l'est de la Libye. Des milliers de personnes restent portées disparues.
Article rédigé par franceinfo
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La ville de Derna (Libye) après les inondations provoquées par la tempête Daniel, le 18 septembre 2023. (HALIL FIDAN / ANADOLU AGENCY / AFP)

Une semaine après des inondations meurtrières en Libye, une "deuxième crise dévastatrice" va-t-elle frapper la région de Derna ? "Les autorités locales, les agences d'aide et l'équipe de l'Organisation mondiale de la santé sont toutes préoccupées par le risque de propagation de maladies, notamment par l'eau contaminée et le manque d'hygiène", a averti l'ONU, lundi 18 septembre. 

Huit jours plus tôt, la ville d'environ 100 000 habitants a été dévastée par des pluies diluviennes provoquées par la tempête Daniel et par l'effondrement de deux barrages. Au moins 3 000 personnes sont mortes, selon un dernier bilan qui pourrait encore s'alourdir, des milliers de personnes étant portées disparues. "La plupart des victimes auraient pu être évitées", a dénoncé jeudi Petteri Taalas, directeur de l'Organisation météorologique mondiale (OMM). Le météorologue a ciblé l'instabilité politique dans le pays, divisé entre une administration reconnue par l'ONU à l'Ouest, à Tripoli, et un autre gouvernement à l'Est, lié au maréchal Khalifa Haftar. 

La ville de Derna a été longtemps stigmatisée par les autorités

La ville de Derna est située dans l'est du pays, sous le contrôle du maréchal Khalifa Haftar et de l'Armée nationale libyenne. Avant même la division du pays dans la foulée de la chute du régime de Mouammar Kadhafi, en 2011, "il y avait une culture d'une haine de Derna de la part de l'Etat", souligne auprès de franceinfo Jalel Harchaoui, chercheur associé au sein du Royal United Services Institute. Le chercheur, spécialiste de la Libye, rappelle qu'une partie de la ville a historiquement été contestataire, intellectuellement rebelle, et qu'elle a aussi "accueilli une partie de l'islam politique le plus radical" dans les années 1990, menant à une répression très dure de la part du gouvernement. 

"Derna est une ville qui a constamment défié Kadhafi, alors il l'a très sévèrement punie", poursuit auprès de la BBC Hani Shennib, président du Conseil national des relations entre la Libye et les Etats-Unis. A ses yeux, la ville a été victime de plusieurs décennies de mépris et de négligence de la part des autorités. "La ville s'est progressivement érodée : pas d'écoles, des hôpitaux en très mauvais état, des infrastructures négligées… Et cela a continué après la révolution" en 2011, ajoute-t-il. 

Le régime de Khadafi "ne dépensait pas pour le maintien" des infrastructures, particulièrement à Derna, et "la division va ajouter encore plus d'aberrations", développe Jalel Harchaoui. "La détestation de Derna se poursuit avec Haftar", estime le chercheur. 

"Dans ce contexte, on ne va pas mettre de côté des centaines de millions d'euros pour les habitants de Derna. On ne les considère pas."

Jalel Harchaoui

à franceinfo

Après l'arrivée de jihadistes du groupe Etat islamique en 2014, Derna a en outre subi un long siège des troupes du maréchal Haftar, jusqu'à leur assaut et la prise de la ville côtière, en 2019. 

Les deux barrages fragilisés n'étaient pas entretenus depuis des décennies

Dans ce contexte, les deux barrages qui ont cédé à Derna, construits dans les années 1970, ont fonctionné pendant des décennies sans être suffisamment surveillés ni entretenus. D'après le procureur général libyen Al-Seddik Al-Sour, des fissures avaient été signalées dès 1998. En 2000, toujours selon le procureur, un bureau d'études italien avait confirmé l'existence de ces fissures et conseillé de bâtir un troisième barrage. Les réparations n'ont toutefois pas été prévues avant 2007 et n'ont commencé qu'en 2010, avant d'être suspendues dans le contexte de la révolution de 2011. Dix ans plus tard, le bureau d'audit libyen évoquait des "tergiversations" au sujet de la reprise des travaux. 

Les alertes se sont pourtant multipliées au fil des années. Il y a moins d'un an, en novembre 2022, l'ingénieur et chercheur libyen Abdel-Wanis Ashour mettait en garde contre une possible "catastrophe" en cas de manque d'entretien des barrages. Avec la force de la tempête Daniel et ses pluies torrentielles, "aucun barrage n'aurait pu retenir une telle quantité d'eau", juge sur franceinfo Patrick Haimzadeh, spécialiste de la Libye et ancien diplomate. Pour Jalel Harchaoui, néanmoins, des projets de maintenance et la volonté de vérifier les infrastructures auraient pu limiter l'ampleur de la catastrophe. 

Le système d'alerte est désorganisé

Peu avant ces inondations meurtrières, le centre météorologique national de Libye avait émis de premières alertes pour fortes précipitations et inondations, sans toutefois faire état du danger lié à l'état des barrages, précise l'Organisation météorologique mondiale. Le centre libyen "est confronté à d'importantes lacunes dans ses systèmes d'observation. Ses systèmes informatiques ne fonctionnent pas bien et il y a un manque chronique de personnel (...). Toute la chaîne de la gestion des catastrophes et de la gouvernance est perturbée", estime son directeur, Petteri Taalas

"La fragmentation des mécanismes nationaux de gestion des catastrophes et d'intervention en cas de catastrophe ont exacerbé l'énormité des défis, tout comme la détérioration des infrastructures."

Petteri Taalas

lors d'un point presse

Pour Petteri Taalas, sans ces dysfonctionnements, les institutions "auraient pu émettre des avertissements et les services de gestion des urgences auraient pu procéder à l'évacuation des personnes, et nous aurions pu éviter la plupart des pertes humaines". 

Les autorités de l'Est sont également accusées d'avoir imposé un couvre-feu à l'approche de la tempête Daniel dans la région, rapporte Associated Press. Des habitants ont affirmé avoir reçu des SMS les pressant de rester chez eux, ce que confirme aussi Jalel Harchaoui. Selon le chercheur, le maire de Derna a personnellement appelé la population à évacuer, mais le message était en contradiction avec les SMS reçus par les habitants, créant une "confusion". L'administration de l'ouest de la Libye a par ailleurs "une grande part de responsabilité", en n'ayant pas suffisamment informé la population du danger, poursuit le spécialiste. 

La situation politique actuelle peut-elle influer sur le travail des services de secours à Derna ? Depuis la catastrophe, "les deux administrations ont fait appel à la communauté internationale pour demander des services et de l'aide", explique à la BBC Tauhid Pasha, de l'Organisation internationale pour les migrations. D'après cette même source, les autorités de l'ouest de la Libye "se coordonnent avec le gouvernement de l'Est" au sujet de cette aide. 

La majorité des pays ayant promis de l'aide à la Libye l'ont acheminée jusqu'à Benghazi, à un peu moins de 300 kilomètres de Derna, rapporte CNN. L'Algérie a toutefois préféré envoyer son aide directement à Tripoli, à plus de 1 200 km de la zone sinistrée. De leur côté, les autorités de Tripoli ont envoyé, selon la BBC, 14 tonnes d'équipements médicaux et quelque 80 médecins et ambulanciers à l'est du pays.

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