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Ethiopie: les victimes des récentes violences anxieuses pour l'avenir

Outre qu'ils entachent le prix Nobel récemment descerné au premier ministre Abiy Ahmed, les heurts communautaires et religieux font craindre aux Ethiopiens "des atrocités de masse" selon des témoignages recueillis par l'Agence France Presse.

Article rédigé par franceinfo avec AFP
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Abel Legesse, 25 ans, chauffeur de tuk-tuk et victime des violences à Adama, reçoit une assistance médicale dans un lit d'hôpital après avoir été soigné au visage et aux bras à l'hôpital d'Adama, le 30 octobre 2019. (- / AFP)

Temesgen s'est fait tirer dessus par les forces de l'ordre, Kidane a été brutalement agressé par des nationalistes issus de sa propre ethnie, et d'autres, blessés comme eux lors des affrontements de la semaine passée en Ethiopie, ont été ciblés pour leur religion.

Sur leurs lits d'hôpital à Adama (centre), ils portent encore dans leur chair la trace des violences qui se sont abattues sur Addis Abeba puis la région Oromia quand des manifestations contre le Premier ministre, Abiy Ahmed, ont dégénéré en heurts communautaires et religieux.

Au moins 78 personnes, selon le gouvernement, ont été tuées en quelques jours lors d'un épisode violent qui a entaché la réputation de M. Abiy, tout juste auréolé de son prix Nobel de la paix, et donne une idée des défis qui l'attendent en vue des élections prévues en mai 2020.

Près de 200 personnes ont été soignées à l'hôpital d'Adama et 16 y sont mortes, des chiffres sans précédent selon le personnel, qui décrit les scènes de panique et la bousculade pour trouver des lits et venir en aide aux blessés après le début des manifestations, le 23 octobre.

"Nous sommes des professionnels, mais malgré ça nous étions tous inquiets", explique à l'AFP Desalegn Fekadu, un chirurgien.

A Adama, une ville de 300.000 habitants située au sud-est de la capitale, les histoires individuelles des blessés permettent de comprendre comment la violence s'est imposée, qui a été visé et pourquoi, et en quoi cela augure mal de l'avenir.

"Adama est un melting-pot de groupes ethniques et religieux (...), donc ces incidents violents qui trouvent leur origine dans la religion et l'ethnicité peuvent être très dangereux", analyse Fisseha Tekle, chercheur pour Amnesty International.

"Ca peut être le signe avant-coureur d'atrocités de masse", met-il en garde.

L'agitation a commencé quand l'activiste Jawar Mohammed, membre comme M. Abiy de l'ethnie oromo, la plus importante du pays, a accusé les autorités d'avoir tenté de s'en prendre à lui.

"J'ai encore peur"

Magnat des médias controversé, M. Jawar avait aidé M. Abiy à accéder au pouvoir en 2018. Mais il a depuis pris ses distances avec le Premier ministre, dont la popularité au sein de la communauté oromo pourrait souffrir de ces dissensions.

Temesgen Ababa, 17 ans, a raconté à l'AFP qu'il passait devant un groupe de manifestants lorsque les forces de sécurité ont ouvert le feu, touchant un garçon de 8 ans. Quand il s'est précipité pour l'aider, il a été atteint à la poitrine.

"En quoi tirer sur des gens comme lui peut être considéré comme une réponse appropriée", se demande Temesgen, couché sur son lit, du sang s'écoulant de sa blessure par un tube vers une bouteille en plastique posée au sol.

La Commission éthiopienne des droits de l'homme estime que 10 des personnes tuées la semaine dernière l'ont été par les forces de l'ordre, ce qui signifierait que la majorité des morts sont dus aux émeutiers.

Des nationalistes oromo ont agressé deux chauffeurs de tuk-tuk, après leur avoir demandé s'ils parlaient la langue afaan oromo, le principal dialecte oromo.

Ayant compris que ce n'était pas le cas, ils les ont poignardés et battus, avant de les abandonner inconscients au bord de la route avec des entailles et des contusions au visage et aux bras.

L'un est à moitié oromo, mais il parle mal l'afaan oromo, d'après son frère Biruk Teshome, et l'autre, leur cousin, est d'ethnie amhara. L'un et l'autre devraient survivre, mais Biruk est inquiet pour l'avenir.

"A partir de maintenant, nous sommes sous tension", dit-il. "Je ne me sens pas en sécurité. J'ai encore peur".

"Rien pour se protéger"

Il accuse les forces de sécurité de n'avoir rien fait pour empêcher les nationalistes oromo d'agir à leur guise. "On n'avait rien pour se protéger d'eux", dénonce-t-il.

L'Église orthodoxe éthiopienne, qui représente environ 40% des quelque 110 millions d'Éthiopiens et est largement associée à l'ethnie amhara - 82% des Amhara sont orthodoxes d'après le recensement de 2007, le dernier en date -, a émis des critiques similaires.

Un porte-parole de l'Église a indiqué samedi à l'AFP que 52 orthodoxes éthiopiens - dont deux prélats - figuraient parmi les victimes. Aucune confirmation officielle n'a pu être obtenue. Des attaques contre des églises et au moins une mosquée ont été recensées.

Les nationalistes oromo et amhara ont un long passé d'inimitié dans un pays très fragmenté, où l'ethnicité et la religion sont souvent entremêlées.

Selon la direction de l'hôpital d'Adama, plusieurs des patients soignés là sont des Oromo, ce qui veut dire que les non-Oromo n'étaient pas les seuls visés.

Au plus fort des violences, Kidane Tolosa, 23 ans, a été assailli par de jeunes Oromo comme lui, qui l'ont tabassé et poignardé à l'abdomen. Il a perdu énormément de sang et est passé à deux doigts de la mort.

Il ne sait pas vraiment pourquoi il a été ciblé. Certains de ses proches estiment que c'est peut-être tout simplement parce qu'il ne prenait pas part lui-même au déchaînement de violence.

Biruk dit connaître d'autres Oromo qui ont été attaqués pour la même raison. "S'ils découvrent que vous parlez (afaan oromo), ils vous invitent à vous joindre à eux", dit-il. "Si vous dites non, ils s'en prennent aussi à vous. Si vous êtes oromo, vous devez manifester, vous devez en profiter".

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