La démocratie en Afrique, un système politique venu d’ailleurs qui s’est acclimaté au continent
Particularité de l'Afrique : une disparité considérable entre l'âge moyen de sa population (moins de 20 ans) et celui de ses dirigeants (plus de 60 ans). Une jeunesse qui sait faire vivre la démocratie au quotidien.
En Afrique, la démocratie est-elle un concept occidental imposé de l’extérieur par les anciens colonisateurs ? Ou au contraire un processus dont les citoyens ont su s’emparer ? Les réponses à ces questions ne sont pas aussi binaires. Les explications de l’universitaire et ancien diplomate Pierre Jacquemot, auteur d’un essai intitulé De l’élection à la démocratie en Afrique, 1960-2020 (édité par la fondation Jean Jaurès), une période allant des indépendances jusqu’à aujourd’hui.
Franceinfo Afrique : pour les Africains, qu’est-ce que la démocratie ? Un élément moralisant d’origine occidentale avec des relents colonialistes ? Ou est-elle au contraire une "construction politique spécifique", pour reprendre vos propres termes, qui a su s’adapter aux multiples facettes du continent africain ?
Pierre Jacquemot : effectivement, la démocratie est un modèle imposé par l’Occident à la fin de la période coloniale. A cette époque, il y a eu, notamment en Afrique de l’Ouest, tant dans les anciens territoires français que britanniques, l’instauration d’un système de pouvoir électif avec un multipartisme. Il ne faut pas oublier que des hommes comme le Sénégalais Léopold Sedar Senghor et le Guinéen Ahmed Sékou Touré ont été élus à l’Assemblée nationale française. Par la suite, les Africains ont mis en place des dispositifs électoraux ressemblant aux nôtres. Mais ils ont amendé le système, l’ont adapté à leurs traditions et en ont fait un produit africain. Dans le même temps, il faut savoir qu’il existe en Afrique des traditions et des modèles démocratiques qui ne recourent pas à l’élection.
Par exemple ?
On pourrait citer le mode de gouvernement ashanti au Ghana. Ce système possède un roi, que l’on appelle Asantehene. Celui-ci est installé par la reine-mère après un consensus obtenu notamment auprès du conseil des anciens. Le souverain doit rendre des comptes et il peut être congédié s’il commet des erreurs.
De ce point de vue, on peut donc dire qu’en Afrique, la démocratie est la rencontre de deux courants de traditions : l’un venu des pays occidentaux, l’autre proprement africain. Depuis les années 1990, tous les Etats du continent ont instauré un processus électoral pluraliste avec la mise en concurrence des candidats, à l’exception de l’Erythrée. On compte ainsi chaque année une vingtaine d’élections sur tout le continent. Le système électoral fait donc partie du paysage africain, de la vie politique locale. Et pourtant, à l'extérieur de l'Afrique, on estime que le processus n’est respecté que s’il y a des observateurs étrangers. Ces élections sont en quelque sorte mises sous tutelle !
En quoi les années 1990 ont-elles été un tournant pour l’Afrique ?
Parce qu’à cette époque on y a assisté à un déferlement démocratique, notamment dans les pays francophones, alors que pendant les 30 années précédentes, le continent avait notamment été gouverné par des systèmes autocratiques, par exemple avec des leaders comme Idi Amin Dada (en Ouganda) ou Bokassa (en Centrafrique). Les changements ont commencé au Bénin avec l’instauration d’une conférence nationale réunissant les forces sociales, politiques, religieuses. D’autres ont suivi ailleurs.
A la même époque, on a accordé un élément fondateur au discours de François Mitterrand à La Baule (20 juin 1990). Mais en fait, Mitterrand a suivi le courant : son discours est venu consacrer une dynamique. L’instauration de la démocratie a donc été un produit de luttes propres au continent africain. Celles de mouvements citoyens qui se sont battus en interne.
Malgré la taille du continent et la multiplicité des situations selon les pays, peut-on distinguer des caractéristiques communes aux démocraties africaines ?
Il y a évidemment beaucoup de nuances selon les pays, certains étant vertueux, d’autres pas. Premier fait caractéristique, les résultats des scrutins sont très souvent contestés par les perdants, les opposants. Ensuite, il y a très peu d’alternance au pouvoir, on a tendance à prolonger les dirigeants en place. A cet égard, l'île Maurice et le Sénégal constituent des cas assez exceptionnels. De leur côté, les autocrates s’accrochent au pouvoir : au Cameroun, Paul Biya est ainsi président depuis 1982. Il faut voir qu’il n’y a aucun continent où existe une telle disparité entre l’âge moyen de la population (moins de 20 ans) et ceui de ses dirigeants (plus de 60 ans).
Autre caractéristique : lors des élections, il y a très peu de débat d’idées. On assiste plutôt à des oppositions de personnalités, des combats de chefs. On ne peut pas non plus passer sous silence le népotisme, la circulation de l’argent. On achète beaucoup pendant les périodes électorales, il y a beaucoup de distribution d’argent. On distribue des tee-shirts, mais aussi beaucoup de promesses. Au Kenya, on dit ainsi : "Election time is eating time !" ("L'élection, c’est le moment de passer à table !") Au Togo, on emploie l’expression "Voter avec son estomac"... Résultat : l’électeur se sent maître du jeu. Mais au final il est déçu, car l’élu se sent libre vis-à-vis de ses promesses. Il y a donc marché de dupes !
Tout cela n’est guère encourageant…
Je le disais à l’instant, il y a des nuances, des traditions différentes selon les Etats. Car il y a des pays vertueux, selon les critères des laboratoires d’idées (think tanks) comme la Mo Ibrahim Foundation ("fondation africaine" créée en 2006 par l'homme d’affaires soudano-britannique, Mo Ibrahim, NDLR). On peut ainsi parler de "démocraties matures". Arrivent en tête de liste Maurice, le Cap-Vert, la Namibie et le Botswana. Il y a aussi le Ghana, le Sénégal et la Tunisie. Là, les résultats électoraux sont peu contestés. Mais à l’inverse, on trouve cinq ou six pays qui ont des systèmes autocratiques et où les élections sont un prétexte pour reconduire les dirigeants. Par exemple, au Togo avec la famille Gnassingbe. Et au Gabon, avec la famille Bongo.
Mais il y a d’autres types d’organisations politiques. Pour des pays comme l’Ouganda, le Rwanda, le Zimbabwe, la Guinée Equatoriale, je parlerais de "démocratures électives" : il s'agit de régimes autoritaires qui ont survécu aux vagues de libéralisme et d’élections multipartites. On trouve aussi des "démocraties molles", qui votent, possèdent des institutions comme une cour suprême… Mais où tout fonctionne mal, où le système est corrompu, où les élections permettent de maintenir en place le clientélisme et le népotisme. Exemples : la RDC, le Kenya...
Chose étonnante, vous faites peu de place à ce que l’on appelle parfois le "vote ethnique". Pourtant, la situation au Rwanda ou au Burundi montre jusqu’où peuvent aller les tensions…
C’est vrai. On pourrait aussi parler du Kenya où il y a eu des massacres lors de périodes électorales. Mais il s’agit là de situations extrêmes. En Afrique, beaucoup de candidats ne se reconnaissent pas dans les identités ethniques. Les partis politiques sont souvent pluriethniques et ont une envergure nationale. Si l’on en croit la plupart des études, le vote ethnique est de moins en moins flagrant. Les affinités se font plutôt en fonction des professions, des confessions religieuses… Il faut remarquer que les Occidentaux voient de l’ethnique partout en Afrique !
En 2020, quel bilan faites-vous de l’état de la démocratie sur le continent ?
On assiste à une fatigue du vote avec la montée de l’abstention. Pour le premier scrutin, les gens vont voter. Mais par la suite, ils se lassent. Ils ne croient plus que les élections constituent un moment important de la vie politique. Ils investissent d’autres lieux que les partis politiques. Les sondages semblent ainsi montrer la popularité des personnalités traditionnelles et religieuses.
Par ailleurs, depuis une dizaine d’années, on observe une explosion de mouvements citoyens, de mobilisations citoyennes menées par des collectifs, lesquels sont composés principalement de jeunes. Ces collectifs s’attaquent aux problèmes du quotidien, là où les Etats sont incapables de faire face et n’utilisent qu’un seul moyen : la répression. Cela a été particulièrement visible lors de la pandémie de coronavirus. Par exemple en Afrique du Sud, l’un des pays les plus touchés et où la situation sanitaire était épouvantable en raison de l’incurie des autorités et de l’absence d’eau potable.
Cette crise a donc été révélatrice de la capacité ou de l’incapacité des Etats à supporter les chocs. Dans cette situation, les populations ont trouvé des réponses dans les comités de quartiers, les mouvements citoyens. Ceux-ci ont offert des services, ont pratiqué l’entraide et la solidarité pour trouver de la nourriture, lutter contre les carences scolaires, régler les problèmes d’assainissement, prendre en charge les personnes âgées...
Dans le même temps, des laboratoires d’idées, de nouvelles plateformes d’échange naissent ici et là. Une nouvelle génération de groupes de pression investit les espaces négligés par les institutions politiques traditionnelles. Au Cameroun, on peut ainsi faire référence à Dynamique citoyenne, un réseau de suivi des politiques publiques et des stratégies de coopération. Présent dans dix régions du pays, il regroupe des associations, syndicats et organisations confessionnelles. On peut aussi évoquer le mouvement Y en a marre au Sénégal ou Balai citoyen au Burkina Faso. Mais on pourrait également parler du printemps arabe en Tunisie, du Hirak en Algérie ou des événements au Soudan.
Comment analysez-vous tous ces mouvements très divers ?
J’y vois le retour de l’Afrique dans certaines de ses valeurs : entraide, respect des anciens, prise en charge de la famille élargie (et non uniquement nucléaire)...
C’est aussi la preuve de démocraties vivantes…
Des démocraties vivantes, mais du quotidien. Pour moi, cette évolution s’explique notamment par l’émancipation des femmes. Ce sont elles qui luttent au quotidien contre la malnutrition, pour plus de responsabilités, qui mettent en place le microcrédit... On assiste à une ébullition formidable de la démocratie du quotidien, du bien commun, fondée sur les valeurs africaines que sont l’écoute et le pragmatisme. Une évolution qui pourrait déboucher sur un nouveau système institutionnel.
Vous constatez aussi des progrès grâce notamment à "l’évolution des technologies des médias et de la communication" et à l’irruption du numérique…
Le numérique permet, entre autres, d’instaurer une certaine transparence dans les processus électoraux. Par exemple, au Kenya, lors des élections, les observateurs répartis dans les bureaux de vote à travers le pays communiquent en temps réel les résultats à leur centrale à Nairobi, parallèlement aux institutions officielles. En décembre 2018, la Conférence épiscopale nationale du Congo en RDC avait installé un système de comptage parallèle des résultats. Ce qui a permis de dénoncer les résultats proclamés par la commission électorale.
Mais le numérique intervient dans d’autres domaines, très divers. Il est ainsi très utile pour la microfinance, le transfert d’argent, les échanges d’informations. On a aussi par exemple développé des cartographies pour offrir des services au niveau des quartiers. A Accra, au Ghana, une application permet de lutter contre les médicaments contrefaits. L'utilisateur scanne l’emballage et une centrale permet de dire si le produit est bon ou pas.
A ce niveau, il faut également parler de l’importance des réseaux médiatiques. Ceux-ci font par exemple émerger des groupes de rap, de reggae, dont l'audience est très large. Ces musiciens disent des choses, expriment l’envie d’exister des jeunes qui cherchent à trouver leur place dans l’espace public. Fait remarquable : parmi eux, on trouve de plus en plus de filles.
Vous soulignez la jeunesse de la population africaine. Vous observez que ces jeunes s’investissent dans la vie sociale. Qu’est-ce qui les caractérise ?
Quand je discute avec eux, j’observe que peu d’entre eux envisagent de travailler dans le secteur public, qui d’ailleurs ne recrute plus et qui, de toute façon, n’offre pas de salaires décents. Conséquence : beaucoup envisagent d’aller dans le secteur privé, de créer leur propre entreprise, notamment grâce au numérique. C’est donc une perception très différente de celle de leurs parents pour qui la réussite passait par les emplois publics : fonctionnaires, gendarmes…
Cela ne concerne-t-il pas surtout les jeunes urbains éduqués ?
A mon sens, le distinguo rural-urbain est de moins en moins pertinent en Afrique. Les échanges sont continuels. Regardez, par exemple, ces urbains qui redeviennent ruraux pour aider dans les champs en fonction des saisons.
Au-delà de son influence économique et financière, quelle est, et va être, le rôle de la Chine par rapport à toutes ces évolutions ?
La Chine travaille de manière très pragmatique. Un pragmatisme qu’elle met d’ailleurs en avant avec une volonté de non-ingérence absolue. Elle avance avec ses propres réussites et veut montrer qu’il y a un modèle asiatique, avec un système autoritaire, qui s’oppose au modèle occidental, avec une pseudo-démocratie, selon elle. Les Africains apprécient les financements chinois, notamment dans le domaine des infrastructures, où les Européens ne viennent pas forcément. Mais ils sont parfois agacés par le comportement des Chinois. Par exemple quand ils adossent leurs prêts sur les richesses minières. Mais le génie africain saura s’adapter. Et se priver d’eux s’ils dépassent les bornes.
Ancien diplomate, Pierre Jacquemot a été en poste dans plusieurs pays africains : Sénégal, Algérie, Burkina Faso, Cameroun, Kenya, Ghana, République démocratique du Congo. Il a été ambassadeur dans ces trois derniers pays. Il a également été conseiller économique d’Abdou Diouf, président du Sénégal de 1981 à 2000. Il donne aujourd’hui des cours sur l’économie en Afrique à Sciences-Po Paris.
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