Que se passe-t-il au Sénégal, où l'élection présidentielle a été repoussée au 15 décembre ?
Une plongée dans l'inconnu. Le Parlement sénégalais a entériné, lundi 5 février, le report de l'élection présidentielle prévue fin février au 15 décembre. Le projet de loi décalant le scrutin a été voté à la quasi-unanimité, après l'exclusion de députés d'opposition de l'hémicycle par la gendarmerie. Le mandat du chef d'Etat, Macky Sall, a également été prorogé jusqu'à l'investiture de son successeur.
L'opposition dénonce un "coup d'Etat institutionnel" et cette crise précipite le Sénégal dans l'incertitude : jamais la présidentielle n'avait été reportée dans ce pays, depuis que ce scrutin y a été organisé démocratiquement pour la première fois, en 1993.
Pourquoi la présidentielle est-elle reportée ?
Le président Macky Sall, qui avait annoncé l'été dernier qu'il ne briguerait pas de nouveau mandat, a annoncé samedi 3 février le report de l'élection présidentielle sine die. Bien qu'inédite, cette décision n'est pas totalement une surprise. "Des membres de la majorité faisaient flotter cette idée depuis plusieurs jours", remarque Paulin Maurice Toupane, chercheur principal au bureau de Dakar de l'Institut d'études de sécurité (ISS).
En cause, des "accusations de corruption et de collusion à l'encontre de certains membres du Conseil constitutionnel", à qui l'opposition reprochait d'avoir écarté la candidature du chef de file du Parti démocrate sénégalais (PDS), Karim Wade. "Le Conseil a jugé sa candidature irrecevable, car il avait également la nationalité française au moment du dépôt de son dossier", résume Paulin Maurice Toupane.
Karim Wade a bien renoncé à sa double nationalité, mais le décret n'a été publié que trois semaines après le dépôt de sa candidature, précise Libération. Son parti a réclamé l'ouverture d'une commission d'enquête parlementaire, votée, avec le soutien des députés de la coalition présidentielle, mercredi 31 janvier. C'est à la suite de cette initiative que Macky Sall a pris un décret pour reporter l'élection, évoquant un "différend entre l'Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, en conflit ouvert sur fond d'une supposée affaire de corruption de juges".
Pourquoi l’opposition dénonce-t-elle un "coup d'Etat institutionnel" ?
La crise actuelle est née d'une commission d'enquête "soutenue par le parti au pouvoir" alors qu'elle "mettait directement en cause son candidat", relève Etienne Smith, maître de conférences en sciences politiques à Sciences Po Bordeaux. Pourquoi ? "Le candidat de la coalition présidentielle, le Premier ministre Amadou Ba, ne fait pas l'unanimité en interne. Cette rébellion fragilise sa campagne et ses chances de l'emporter", constate Paulin Maurice Toupane.
"On assiste à une implosion de la majorité, qui prend le prétexte de l'invalidation de la candidature de Karim Wade pour provoquer une crise et tenter de se trouver un autre candidat qu'Amadou Ba."
Etienne Smith, politologueà franceinfo
Autre raison potentielle derrière ce report : la validation par le Conseil constitutionnel d'une autre candidature, celle de Bassirou Diomaye Faye. Il représente les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité (Pastef), parti du principal opposant, Ousmane Sonko. "Le cauchemar du pouvoir est de voir ce mouvement, qui a été dissous, concourir à la présidentielle", note Etienne Smith. Et pour cause : alors qu'Amadou Ba peine à convaincre, "Bassirou Diomaye Faye bénéficie d'une forte dynamique et devance les autres candidats d'opposition", confirme Paulin Maurice Toupane.
Comme Ousmane Sonko, Bassirou Diomaye Faye est actuellement incarcéré. "Sa candidature a été validée par le Conseil constitutionnel parce qu'il n'a pas encore été jugé, alors que celle de Sonko a été rejetée, car il a déjà été condamné et ses recours rejetés", détaille Etienne Smith. "Le report de l'élection laisse donc le temps d'évincer [le Pastef], par exemple si Faye est condamné d'ici au 15 décembre", avance ce spécialiste du Sénégal. Ce qui donnerait une chance de plus à la coalition présidentielle de tenter de se maintenir au pouvoir.
Samedi, Macky Sall s'est une nouvelle fois engagé à ne pas briguer un troisième mandat, selon Le Figaro. Mais la promesse ne suffit pas pour apaiser la colère de l'opposition, qui dénonce un "coup d'Etat institutionnel". "Cette élection avait une configuration inédite, avec un président sortant qui ne se représente pas, vingt candidats retenus, et donc un scrutin assez ouvert qui suscitait l'intérêt des électeurs, souligne Etienne Smith. Sur le plan politique, constitutionnel et institutionnel, c'est une crise majeure et sans précédent pour le Sénégal depuis 1962."
"En 2012, la présidentielle s'était déroulée dans des circonstances difficiles, avec des manifestations d'ampleur pour protester contre la troisième candidature du chef d'Etat sortant, Abdoulaye Wade. L'élection avait tout de même eu lieu."
Paulin Maurice Toupane, chercheur à l'ISSà franceinfo
"Aujourd'hui, on repousse la présidentielle sur la base de simples allégations, dont la véracité n'est pas encore établie, insiste le chercheur. C'est une remise en cause des acquis démocratiques, qui nous expose à des situations impossibles à anticiper."
Y a-t-il un risque d'embrasement dans le pays ?
Comme d'autres observateurs, les experts contactés par franceinfo redoutent que le pays connaisse des violences après le report de la présidentielle. "L'adoption de la loi par le Parlement va exacerber les tensions politiques et risque d'intensifier les manifestations, à Dakar comme dans le reste du pays", analyse Paulin Maurice Toupane. Le chercheur craint des scènes similaires à celles de mars 2021 et juillet 2023, "où il y avait eu des dizaines de morts, des blessés et des destructions de biens publics" lors de rassemblements durement réprimés.
Les premiers rassemblements de contestataires, dimanche 4 février, se sont cantonnés dans la capitale. Mais ils ont déjà donné lieu à des heurts avec les forces de l'ordre et à des arrestations d'opposants, rapporte Libération. Des journalistes ont également été interpellés et la chaîne Walf TV a vu sa licence de diffusion suspendue par le gouvernement, pour "incitation à la violence", selon RFI. L'accès à l'internet mobile a également été coupé durant plusieurs heures, lundi, alors que le Parlement s'apprêtait à voter le report de l'élection. "C'est la confirmation d'une forme de bascule autoritaire du pouvoir, que l'on observe au Sénégal depuis plusieurs années déjà", estime Etienne Smith.
L'annonce d'une nouvelle date pour le scrutin, fixé au 15 décembre, risque d'être insuffisante pour désamorcer la crise. "La prorogation du mandat de Macky Sall au-delà du 2 avril est déjà contestée par l'opposition", ajoute Paulin Maurice Toupane. Certains partis ont ainsi déclaré qu'ils considèreraient le pouvoir comme vacant à compter de cette date. "Le 3 avril sera un moment déterminant pour le Sénégal, à partir duquel la légitimité du président sera ouvertement contestée", insiste le chercheur de l'ISS, qui note que "l'opposition a même émis l'idée de mettre en place un gouvernement parallèle". "Que va-t-il se passer à partir de là ?, s'interroge Paulin Maurice Toupane. Tout ce qu'on peut imaginer, en bien comme en mal, est possible."
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