Comment une révolte étudiante a plongé le Bangladesh dans trois semaines de violences sanglantes

Le mouvement étudiant, opposé à un système de quotas de recrutement dans les emplois publics, a pris une ampleur nationale. Des heurts avec la police et l'armée ont conduit à des milliers d'arrestations et à la mort d'au moins 174 personnes.
Article rédigé par franceinfo avec AFP
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Des étudiants bangladais affrontent la police à Dacca, au Bangladesh, le 18 juillet 2024. (AFP)

C'est un pays meurtri par trois semaines de violences. Alors que le leader de la contestation étudiante a appelé à suspendre les manifestations et que l'armée parle d'une situation désormais "sous contrôle", franceinfo revient sur la révolte des étudiants au Bangladesh, au cours de laquelle au moins 174 personnes sont mortes et plus de 2 500 ont été arrêtées, selon un décompte établi par l'AFP.

Un système de quotas favorisant les proches du pouvoir provoque les manifestations

Les manifestations étudiantes débutent début juillet, en protestation contre un système de quotas de recrutement dans les emplois publics. Au total, 30% de ces emplois doivent être réservés aux enfants des "combattants de la liberté", ayant participé à la guerre de libération du Bangladesh contre le Pakistan en 1971. Les étudiants et jeunes diplômés se mobilisent contre ce système, affirmant qu'il est utilisé pour attribuer des emplois publics à des loyalistes de la Ligue Awami, le parti au pouvoir, alors qu'environ 18 millions de jeunes sont sans emploi au Bangladesh, selon les chiffres du gouvernement.

Après plusieurs jours de blocage des routes, autoroutes et lignes ferroviaires, la cheffe du gouvernement, Sheikh Hasina, au pouvoir depuis plus de quinze ans, martèle que les étudiants "perdent leur temps" et qu'il n'y av "aucune justification" à exiger une réforme du système. Sa déclaration ne fait pas retomber la mobilisation des étudiants, qui réclament l'abolition complète des quotas.

Des dizaines de personnes tuées en trois jours

Dix jours après le début du mouvement, la police commence à faire usage de balles en caoutchouc et de gaz lacrymogènes. A Dacca, capitale du pays, les forces de l'ordre sont toutefois débordées par les milliers de jeunes manifestants, parvenus à démanteler une barricade des forces de l'ordre et montés sur un véhicule de police, selon des images diffusées par la chaîne de télévision locale Jamuna TV.

La situation dégénère le 15 juillet. Selon la police, plus de 400 personnes sont blessées dans des heurts entre des manifestants et des membres de la branche étudiante du parti au pouvoir, sur le campus de l'université. L'inspecteur de police Bacchu Mia déclare à l'AFP que "297 personnes ont été soignées à l'hôpital du collège médical de Dacca". Par ailleurs, 111 autres manifestants de l'université de Jahangirnagar sont pris en charge dans une clinique du campus et un hôpital voisin.

Le 16 juillet, six personnes sont tuées dans des affrontements. Trois manifestants, présentant des "blessures par balle", sont morts à Chittagong, déclare à l'AFP le directeur de l'hôpital. Deux autres sont morts à Dacca, où des groupes d'étudiants rivaux se sont jeté des briques, selon Bacchu Mia. A Rangpur, ville du nord du pays, la police a déclaré qu'un étudiant avait également été tué lors d'affrontements, sans donner de détails.

Le gouvernement ordonne alors la fermeture de tous les établissements scolaires et universitaires et les forces paramilitaires des gardes-frontières du Bangladesh sont déployées dans cinq grandes villes. A l'université de Dacca, les funérailles des six personnes mortes, organisées par plus de 500 manifestants le 17 juillet, sont rapidement interrompues par la police antiémeute.

La Première ministre prend la parole le même jour à télévision, pour appeler au calme, tout en condamnant le "meurtre" des manifestants. Elle promet que les responsables seraient punis, quelle que soit leur affiliation politique.

Ce discours n'a aucun effet. Les manifestations reprennent le 18 juillet. Au moins 25 personnes sont tuées et des centaines blessées au cours de heurts, selon un comptage établi par l'AFP sur la base des données fournies par les hôpitaux.

A Dacca, des manifestants incendient le siège de BTV, la chaîne de télévision bangladaise publique, des dizaines de postes de police et d'autres bâtiments gouvernementaux, scandant "A bas la dictatrice". Selon la chaîne Independent Television, des affrontements ont lieu dans au moins 26 des 64 districts du Bangladesh.

Une coupure quasi totale d'internet et un couvre-feu de 24h/24

Afin de reprendre le contrôle de la situation, les autorités imposent le 19 juillet une coupure quasi totale d'internet dans le pays. Les rassemblements publics à Dacca sont par ailleurs interdits pour "assurer la sécurité publique". Dans le même temps, des milliers de personnes prennent d'assaut une prison dans le district central de Narsingdi, dans le centre du pays, selon Moushumi Sarker, un haut responsable local. Tard dans la nuit, le gouvernement décrète finalement un couvre-feu de 24h sur 24 et déploie l'armée pour maintenir l'ordre dans les villes.

Malgré ce dispositif, des milliers de personnes retournent manifester dans les rues dès le 20 juillet. Les affrontements, avec des tirs à balles réelles, ont lieu entre la police et les manifestants, constate un journaliste de l'AFP. Le bilan du nombre de personnes mortes dans les manifestations s'élève à 133, selon le décompte réalisé alors par l'agence de presse française.

La Cour suprême se prononce contre le système de quotas

Face à la situation dans le pays, la Cour suprême, saisie concernant le système de quotas, avance sa décision. Dans sa décision, dévoilée dimanche, elle réduit fortement le nombre d'emplois publics réservés aux enfants des "combattants de la liberté", le faisant passer de 30% à 5%. De plus, 1% des postes est réservé aux communautés tribales et 1% aux personnes handicapées ou s'identifiant à un troisième sexe en vertu de la loi bangladaise. Les 93% de postes restants sont désormais attribués au mérite, a décidé la Cour.

Malgré cette annonce, le principal groupe d'étudiants à l'origine des manifestations, Students Against Discrimination, décide de poursuivre le mouvement. Après le durcissement de la répression policière, c'est désormais la démission de Sheikh Hasina qui est réclamée par des dizaines de milliers de jeunes Bangladais. Le bilan atteint dimanche les 155 morts, dont plusieurs policiers, selon le nouveau bilan de l'AFP.

Le leader du mouvement étudiant appelle à suspendre les manifestations

L'armée affirme lundi que l'ordre est rétabli. De son côté, le leader de Students Against Discrimination, Nahid Islam appelle à "suspendre les manifestations pour 48 heures", demandant au gouvernement "de lever le couvre-feu pendant cette période, de rétablir l'accès à internet et de cesser de s'en prendre aux manifestants étudiants". Le gouvernement assure mardi que l'internet haut débit sera bien rétabli jeudi.

"Nous ne voulions pas une réforme des quotas au prix de tant de sang, de tant de meurtres, de tant de dégâts", assure Nahid Islam à l'AFP. Le meneur de la contestation étudiante au Bangladesh, affirme avoir été arrêté et battu par des policiers jusqu'à perdre connaissance, et s'être réveillé au bord d'une route de Dacca le lendemain. "Nous qui coordonnons le mouvement, nous craignons pour nos vies. Plusieurs de mes collègues ont disparu", explique-t-il à l'AFP. Le mouvement décide mardi de prolonger de 48 heures la suspension des protestations.

Plusieurs membres du parti nationaliste du Bangladesh (BNP), première formation d'opposition, ont également été arrêtés, selon le porte-parole des forces de l'ordre. Au total, 2 580 personnes ont été arrêtées, selon un nouveau décompte fait par l'AFP mardi et 174 personnes sont mortes au cours de ces trois semaines de violences, dont des policiers. 

Les corps des défunts bloqués à l'hôpital 

Les familles tentent désormais de récupérer les corps des défunts pour les enterrer au plus vite, mais le personnel du plus grand hôpital de Dacca ne peut remettre les corps des défunts à leurs proches sans une autorisation de la police. Les familles sont invitées à se rendre dans un poste de police, près de l'hôpital, mais ceux-ci sont pour l'heure détruits ou barricadés, après les dizaines d'incendies qui ont visé des postes de police les jours précédents, selon un journaliste de l'AFP sur place.

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