: Reportage Près de deux mois après les inondations en Allemagne, retour dans la vallée de l'Ahr, toujours sous le choc de la catastrophe climatique
Au moins 141 personnes ont péri dans la nuit du 14 au 15 juillet. En quelques heures, ce "petit paradis" verdoyant a laissé place à des paysages de désolation. Certains habitants y voient un évènement tristement "exceptionnel", d'autres le signe que "les êtres humains traitent mal la planète".
Dominik Gieler vit depuis sept semaines avec cette image, un souvenir qui marque pour la vie. Le 15 juillet au matin, l'horreur a surgi devant ses yeux quand l'eau s'est peu à peu retirée des rues de Rech. Une couche de plus d'un mètre de boue, un cratère de sept mètres qui s'était formé. Et surtout, ces habitations emportées par les flots. Comme celle de sa mère, restée dans l'une d'entre elles. "Elle avait disparu. Je n'y ai pas cru, j'étais comme gelé", se rappelle Dominik Gieler, le maire de ce village allemand.
De tels récits reviennent à travers toute la vallée de la rivière Ahr, ce "petit paradis" dévasté il y a sept semaines par des eaux déchaînées, parfois montées à plus de neuf mètres. Sur la route descendant vers Rech, les paysages verts et vallonnés, idylliques, entre forêts d'épicéas et vastes parcelles de vignes, laissent place à de gigantesques amas de gravats, à des maisons encore éventrées et des rives défigurées. La vallée, où au moins 141 habitants sont morts, compose encore avec la déflagration d'une catastrophe climatique jusqu'alors inconcevable.
"C'est une rivière tellement paisible"
Dans le village de Rech, les destructions jonchent le paysage à l'approche des rives. Ces vingt bâtiments que la terre a remplacé, ce vieux pont partiellement détruit, cette statue censée protéger les habitants de l'eau et arrachée par la rivière en crue... Les maisons blanches portent toutes la même trace, un léger tracé marron témoin de la hauteur des flots. Ici, 139 maisons sur 250 ont été touchées.
Personne n'avait anticipé un tel cataclysme. Quand la sirène des pompiers a sonné, l'après-midi du 14 juillet, "j'ai terminé mon travail comme d'habitude. Ici, nous avons beaucoup d'expérience avec les inondations", relate Dominik Gieler, les cheveux d'un blanc vif malgré ses 35 ans. Le jeune maire s'est ensuite rendu au domicile de sa mère afin d'y protéger la cave. L'eau est montée si vite qu'il l'a pressée de venir avec lui, mais elle a refusé, ne souhaitant pas quitter sa maison. Peu avant minuit, elle lui adressé ces derniers mots : "Je ne peux plus sortir qu'avec un hélicoptère." On a retrouvé son corps dix jours plus tard, huit kilomètres plus loin.
"Nous n'avons pas eu d'alerte. Je ne m'attendais pas à voir ça un jour."
Dominik Gieler, maire de Rechà franceinfo
Près d'un stand de distribution des repas, devenu lieu de consolation, des habitants toujours sonnés défilent et discutent. "C'est une rivière d'habitude tellement paisible", glisse Eleonor. "C'est incompréhensible, insaisissable", poursuit les larmes aux yeux Hanz, un ami. Le rez-de-chaussée de la maison d'enfance de sa femme Anne-Lise, juste en face, est saccagé. "L'être humain pense toujours que ça ne va pas arriver chez lui", soupire-t-elle, avant de pointer un jeune couple ayant "tout perdu". Leur maison, héritage familial depuis trois générations, s'est effondrée. Abasourdis, ils logent depuis bientôt deux mois "dans une chambre d'ami d'amis".
A travers la vallée de l'Ahr, les sinistrés sont nombreux à être partis, logés chez des proches à des kilomètres d'ici. Connue pour ses cures thermales, Bad Neuenahr-Ahrweiler, principale commune de la région, ressemble à "une ville fantôme". Des habitations et magasins ont été vidés et des tonnes de débris jonchent chaque devanture. Seul le bruit des engins de chantier, de ces camions remplis de fragments de vie, rythme la ville. Et toujours, ces traces de boue et d'humidité sur les murs, qui parfois dépassent largement les passants.
Dans une rue donnant sur une rive de l'Ahr, une poignée d'habitants sont restés. Ils logent temporairement dans l'hôtel du quartier, sans gaz ni eau chaude. Rainer Schmitz y passe chaque nuit, avant de se consacrer chaque jour au tri de ses biens imprégnés de boue, au premier étage de l'immeuble d'en face.
Son appartement doit être vidé au plus tard dans deux semaines. Il y a tant à jeter : le meuble sur lequel on posait ses gâteaux d'anniversaire, les 1 000 diapositives du photographe amateur, etc. Les tapis persans de l'appartement, un héritage de ses parents, ont déjà été bazardés.
"C'est terrible, comme si une partie de ma vie était terminée. Je perds mon enfance, mon histoire."
Rainer Schmitz, sinistré de Bad Neuenahr-Ahrweilerà franceinfo
"On a beaucoup de pain sur la planche"
Dix mois seront nécessaires pour rebâtir cet appartement, prévient Rainer Schmitz, les mains tremblantes. Le travail reste titanesque pour les sinistrés. "Il faut reconstruire, agir le plus vite possible", insiste Thomas Pütz, un entrepreneur local. Chaque matin, il accueille dans une zone d'activités plusieurs centaines de bénévoles, venus d'Allemagne et d'Europe prêter main forte. En sept semaines, son organisation Helfer Shuttle a amené dans la vallée 45 000 volontaires, soit 250 000 heures de travail bénévole auprès des victimes. Et des milliers de bras manquent encore.
"Ça va être une bonne journée, on a beaucoup de pain sur la planche", lance tout sourire l'entrepreneur de 39 ans, peu avant le départ des premières navettes. Des centaines de volontaires l'entourent, parmi lesquels Ingo, un ancien bûcheron qui veille sur la tente à outils. La barbe grisonnante, les traits marqués, il est sidéré par ce qu'il a vu ces derniers jours. "Des habitations n'ont toujours pas été ouvertes, beaucoup de locataires sont paralysés", témoigne le bénévole, les yeux rougis.
Venue de Hanovre, Carolina s'apprête à monter dans une navette en direction d'Ahrweiler. Depuis six jours, la jeune scout de 19 ans travaille sans relâche. Il faut retirer les papiers peints, les couches de matériel isolant, les chapes de ciment... Remettre chaque logement "à l'état pur" pour que les murs sèchent enfin.
"Il faudra un an pour que chaque maison redevienne habitable. Des gens disent que cela prendra cinq ans pour toute la vallée de l'Ahr."
Carolina, bénévole venue de Hanovreà franceinfo
"On se sent insignifiant"
Dans la vieille ville pavée d'Ahrweiler, aux maisons colorées à colombages, Heiko Marquardsen déambule entre les tas de débris, s'arrêtant dès qu'il croise un habitant. Ce jeune prêtre de 34 ans est devenu l'une des oreilles attentives des sinistrés depuis cette nuit traumatique.
D'une rue à l'autre, le curé demande aux victimes croisées comment elles vont. "On continue, on n'a pas le temps de réfléchir", "il faut garder espoir", lui répond-on. Une habitante éreintée aimerait retrouver le repos du dimanche, tandis qu'une autre femme, debout face à la tombe esquintée de son père près de l'Ahr, confie sa détresse. "Elle est traumatisée. Des personnes ne vont pas s'en sortir seules, elles ont besoin d'aide."
"Les gens sont fatigués, ils se disent à plat, écrasés."
Heiko Marquardsen, prêtre à Ahrweilerà franceinfo
Incapable de "lâcher" face à "l'extrême souffrance" qui l'entoure, il se sent lui-même à bout à force de passer des nuits de cinq heures. Devant la nature qui frappe et anéantit, "on se sent impuissant et insignifiant", lâche le prêtre, défait. Avec le recul, Heiko Marquardsen voit cette catastrophe comme un signe que "les êtres humains traitent mal la planète". Une récente étude a jugé la catastrophe jusqu'à neuf fois plus probable du fait du réchauffement climatique causé par l'activité humaine. Pourtant, à ce stade, "le climat n'est pas un sujet, (...) il y a des choses plus urgentes" dans cette ville meurtrie.
D'une commune à l'autre, les avis diffèrent sur la menace du changement climatique. "La prochaine crue aura lieu dans cent ans et je ne serai plus de ce monde", répond posément Rainer Schmitz, doutant de l'impact humain sur le climat. Lui restera à Bad Neuenahr-Ahrweiler sans crainte, tout près de la rivière.
Dans le village d'Ahrbrück, Isabell et Christian Keuler reconstruiront eux aussi, trop "enracinés" dans cette vallée. Leur rez-de-chaussée et jardin, donnant directement sur une rive de l'Ahr, sont dévastés. "Il faut reconstruire, réessayer une fois", soutient Isabell Keuler, mère d'une petite fille de 15 mois. Une crainte se ressent néanmoins chez la jeune femme, de nouveau enceinte.
"La maison est le lieu de la sécurité pour la famille. Je ne me sens pas en sécurité. Avec le changement climatique, ça pourrait se reproduire dans quelques années."
Isabell Keuler, sinistrée d'Ahrbrückà franceinfo
Depuis les inondations, le couple s'est réfugié sur les hauteurs du village, dans la maison des parents d'Isabell. Christian se veut plus serein quant à l'avenir. "Si je me disais que ça arriverait tous les deux ans, je n'aurais pas le courage de recommencer", glisse-t-il. Le jeune homme, conscient que le changement climatique a été un facteur, juge l'événement "exceptionnel". "J'espère", murmure son épouse.
"Reconstruire de façon durable et pérenne"
Près de leur maison, un autre sinistré, le maire d'Ahrbrück, commence à penser à l'après. Une fois passée l'urgence du moment, il faudra mieux reconstruire et surtout, mieux protéger. Créer un système d'alerte indépendant du réseau d'électricité, pour que les sirènes, la prochaine fois, restent alimentées et fonctionnent. "On ne pourra plus non plus construire sur les espaces gravement endommagés", développe Walter Radermacher, tout en soulignant qu'il ne pourra pas "chasser les personnes qui veulent rester".
"Nous allons prendre en compte l'élargissement du lit de la rivière. Il ne faut surtout pas refaire l'erreur de l'uniformiser."
Walter Radermacher, maire d'Ahrbrückà franceinfo
Car plusieurs choix locaux, à commencer par des constructions trop proches de l'eau, ont contribué à aggraver l'impact de ces inondations, selon Wolfgang Büchs. Ce chercheur en environnement, développement durable et conservation de la nature, professeur à l'université d'Hildesheim, a mené de longues recherches sur la vallée. La plantation massive d'épicéas y a joué son rôle, ces arbres mourant de plus en plus du fait du réchauffement. "En conséquence, ils ne sont plus capables d'évaporer l'eau. Et de larges endroits couverts de ces arbres ont été déboisés", explique-t-il. "Ils couvrent de nombreuses pentes de la vallée. Dans le cas de pluies torrentielles, l'eau s'écoule immédiatement", décrit le spécialiste.
Wolfgang Büchs pointe également les cultures de maïs, où l'eau et la boue circulent très vite sur des terrains pentus en cas de pluies violentes. Le constat est similaire pour les terres viticoles de la région, les vignes y poussant de façon verticale sur des pentes abruptes. L'eau s'y est écoulée trop vite, les sols se révélant incapables de la retenir.
La vallée de l'Ahr, poursuit le chercheur, manque en parallèle de réservoirs d'eau à l'endroit où les ruisseaux se jettent dans la rivière, un moyen essentiel pour prévenir de telles inondations. "Après la crue de 1910, l'idée d'un grand mur de rétention d'eau avait émergé", relate-t-il. Le projet ne verra jamais le jour.
La vallée apprendra-t-elle de ses erreurs ? A Rech, le maire Dominik Gieler est attaché à reconstruire "de façon durable et pérenne". "On va se réinventer dans la vallée de l'Ahr", lance-t-il avec espoir. Comme une promesse en mémoire de sa mère.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.