Guerre en Ukraine : il est "prématuré" de parler de "crime contre l'humanité" après le bombardement de Kramatorsk, selon une avocate spécialisée
Le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, a estimé que le bombardement de la gare de Kramatorsk, vendredi, était constitutif d'un "crime contre l'humanité". Une avocate spécialiste du droit international revient sur cette notion.
"C'est sordide, un carnage de plus." Le bombardement de la gare de Kramatorsk, dans lequel au moins 50 personnes ont trouvé la mort, vendredi 8 avril, dans l'est de l'Ukraine, est constitutif d'un "crime contre l'humanité", a affirmé quelques heures plus tard sur France 5 Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères. "Il faut des experts vite, parce qu'il faut constater vite. Il faut documenter dans l'urgence pour pouvoir ensuite apporter des preuves des crimes contre l'humanité", a-t-il ajouté.
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Le chef de la diplomatie française a-t-il raison d'employer ce qualificatif ? Quelle est la définition du crime contre l'humanité ? Quand s'applique-t-elle ? Comment enquête-t-on sur ce type de crimes ? Franceinfo a posé ces questions à Clémence Bectarte, avocate qui représente la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et la coalition française à la Cour pénale internationale (CPI).
Franceinfo : Qu'est-ce qu'un crime contre l'humanité ?
Clémence Bectarte : Les crimes contre l'humanité sont des crimes commis dans le cadre d'une attaque systématique ou généralisée contre une population civile. Par exemple, des viols ou des actes de torture menés dans le cadre d'une attaque. Pour parler de crimes contre l'humanité, il faut une série d'actes criminels. Les crimes contre l'humanité sont définis comme une sorte de plan, ou de politique, qui consiste à s'attaquer aux populations civiles.
Contrairement au crime de guerre, le crime contre l'humanité n'est pas forcément commis en temps de guerre. Les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité ne répondent pas à la même logique, mais ils peuvent coexister. C'est la raison pour laquelle une enquête avec les deux qualificatifs, "crimes de guerre" et "crimes contre l'humanité", a été ouverte le 2 mars par le procureur général de la CPI concernant l'Ukraine.
Jean-Yves Le Drian a-t-il raison de dire que le bombardement de la gare de Kramatorsk est constitutif d'un crime contre l'humanité ?
C'est une chose de le dire, c'est encore autre chose de le définir. Il est important de rappeler ces concepts juridiques, qui restent des repères importants. Cela n'a pas été fait dans tous les conflits. Néanmoins, lorsque Jean-Yves Le Drian le dit, il n'y a aucune conséquence juridique. Ce n'est pas la parole du politique qui fera foi. Ce sont les cours de justice qui sont habilitées à se prononcer sur ce qualificatif. Elles ont le pouvoir d'apprécier si un crime contre l'humanité a été commis.
La possibilité de parvenir au stade du crime contre l'humanité est une hypothèse qui a été envisagée dès le début, puisque l'enquête de la CPI avec ce chef d'accusation a été ouverte sept jours après le déclenchement de la guerre. Aujourd'hui, est-ce avéré ? Il est encore trop tôt pour le dire. C'est tout le travail qui est en train de se faire : il sera déterminant. De plus, en ce moment, les crimes continuent d'être perpétrés. Impossible pour la justice d'agir en temps réel.
"On ne sait pas encore si le bombardement de la gare de Kramatorsk sera inclus parmi les incidents recensés pour 'crimes contre l'humanité'."
Clémence Bectarte, avocateà franceinfo
D'autres exactions survenues en Ukraine sont-elles susceptibles d'être qualifiées de crimes contre l'humanité ?
Là encore, il est prématuré de le dire. Seules les enquêtes permettront de l'affirmer. Rappelons qu'une enquête devant la CPI est ouverte sur une situation, pas sur des faits précis. C'est-à-dire que la CPI choisit un acte d'accusation et sélectionne des incidents qui l'étayent : une attaque contre un village et des actes de torture par exemple. C'est la différence entre justice internationale et nationale. Ainsi, en Ukraine, la procureure générale a ouvert 4 000 enquêtes environ, soit autant d'enquêtes que d'incidents. Il sera intéressant de voir comment les deux vont s'articuler.
La procédure et la collecte des preuves de crimes contre l'humanité s'organisent-elles comme pour les crimes de guerre ?
Oui, la logique est semblable. Et il y a toujours l'enjeu de la conservation des preuves. Ce qui diffère, ce sont les éléments : il ne faut pas recueillir les mêmes. Les populations civiles sont-elles prises pour cible dans le cadre d'une politique délibérée ? C'est ce qu'on va s'attacher à démontrer.
Car avec le crime contre l'humanité, on passe à une autre échelle. C'est un crime ciblé, prémédité, soit répété dans le temps, soit commis lors d'une séquence unique. L'ampleur des actes commis le caractérise. Par exemple, une enquête pour "crimes contre l'humanité" a été ouverte devant la CPI pour une manifestation réprimée par la junte au pouvoir le 28 septembre 2009 à Conakry (Guinée). Ces faits se sont déroulés en une seule journée.
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