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Invasion de l'Ukraine par la Russie : comment les enquêtes pour crimes de guerre sont-elles menées et peuvent-elles aboutir à des procès ?

Article rédigé par Elise Lambert, Eloïse Bartoli
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Des ingénieurs des urgences ukrainiennes examinent des véhicules détruits dans les rues de Boutcha, le 5 avril 2022. (GENYA SAVILOV / AFP)

La Cour pénale internationale a ouvert une enquête sur de possibles crimes de guerre perpétrés en Ukraine. De nombreuses ONG, des civils mais aussi des Etats se mobilisent pour rassembler les preuves de ces exactions, afin que leurs responsables soient jugés.

Trois heures après que les premiers bombardements russes en Ukraine, le 24 février, Yaropolk Brynykh était déjà prêt à documenter le conflit. Depuis 2014, ce chercheur de l'ONG ukrainienne Truth Hounds enquête sur les possibles crimes de guerre commis par la Russie dans son pays. Avec son équipe d'observateurs, il a déjà parcouru 156 000 kilomètres à travers le pays, interrogé plus de 1 500 témoins et bouclé vingt rapports

En ce début du mois d'avril, il raconte au téléphone être "quelque part" dans le centre de l'Ukraine. Il n'en dira pas davantage, pour se protéger. Certains de ses collègues enquêtent à la centrale de Tchernobyl, d'autres ont rejoint Boutcha, où de nombreux cadavres de civils ont été découverts après le retrait des troupes russes. "Il y a une grosse pression psychologique. C'est très dur de voir des cadavres d'enfants, de sentir l'odeur des corps ou de voir des images de viols", confie-t-il.

Un travail minutieux sur le terrain

Les entretiens qu'il mène avec les témoins durent parfois pendant plusieurs heures. Car il tente de recueillir les témoignages de victimes les plus précis possibles, tout en veillant à "ne pas aggraver leur traumatisme". 

"Lorsque j'interroge une personne, je vérifie tout ce qu'elle dit. Je lui pose des questions sur l'heure, la météo, ce qu'elle a entendu, quel bruit faisait la bombe, de quelle direction venait-elle, etc."

Yaropolk Brynykh, enquêteur pour l'ONG Truth Hounds

à franceinfo

Ce travail sur le terrain, alors que la guerre fait encore rage, est périlleux. Yaropolk Brynykh est toujours équipé d'un gilet pare-balles et accompagné d'un "responsable sécurité" sur le terrain, souvent un membre chevronné de l'ONG, capable de décider rapidement d'un retrait en cas de danger. "Nous savons que les activistes des droits humains sont des cibles pour l'armée russe, et que nous risquons la mort", glisse-t-il. 

Cet enquêteur est sans cesse en communication avec son bureau et d'autres organisations qui l'aident à recouper les témoignages ou identifier des éléments trouvés sur place, comme des fragments de bombes ou de munitions.

L'appui précieux de cyber-enquêteurs

Depuis Berlin, Sam Dubberley fait partie de ces cyber-enquêteurs très actifs depuis le début de la guerre. Le directeur du Digital Investigations Lab de Human Rights Watch applique les méthodes d'investigation d'Osint (Open Source Intelligence) pour exploiter au mieux les données disponibles en libre accès sur internet, aider ses collègues sur le terrain et vérifier l'authenticité et la localisation des milliers d'images et vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux.

"Nous avons réussi à confirmer l'usage d'armes à sous-munitions à Kharkiv grâce à des témoignages sur place, Google Street View, des images satellites et les métadonnées des photos."

Sam Dubberley, cyber-enquêteur pour l'ONG Human Rights Watch

à franceinfo

Le Digital Investigations Lab s'appuie également sur des spécialistes de l'Ukraine et de la Russie. "Pour pouvoir identifier des prisonniers de guerre russes, nous avons analysé leur accent. Il fallait quelqu'un capable de le reconnaître", explique par exemple Sam Dubberley. A terme, son travail, comme celui des dizaines d'autres enquêteurs et journalistes, pourra alimenter les différentes enquêtes judiciaires ouvertes contre la Russie.

Car, même si Human Rights Watch réalise un travail indépendant "dans la méthodologie, elle travaille avec rigueur, de manière à ce que les informations puissent tenir devant une cour", assure Philippe Dam, directeur de la branche Union européenne de l'ONG. 

Des procédures dans de nombreux pays

A ce jour, plusieurs enquêtes ont déjà été ouvertes dans des juridictions internationales. Début mars, la Cour pénale internationale (CPI) a lancé une investigation, tout comme le Conseil des droits de l'homme de l'ONU. Pour enquêter, la CPI peut s'appuyer sur le travail des ONG, mais elle "peut également envoyer ses propres informateurs" sur le terrain, détaille Clémence Bectarte, avocate à la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH).

"La CPI est la seule cour pénale qui peut poursuivre Vladimir Poutine. Elle a pour mandat de viser les plus hauts responsables."

Clémence Bectarte, avocate à la FIDH

à franceinfo

Des juridictions nationales enquêtent, elles aussi. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a annoncé lundi 4 avril qu'un "mécanisme spécial" allait être créé pour "enquêter sur tous les crimes des occupants dans [le] pays et les poursuivre". Celui-ci reposera sur un "travail commun d'experts nationaux et internationaux"

Ailleurs en Europe, la Suède, l'Allemagne ou encore la France ont ouvert des enquêtes, en vertu de la "compétence universelle" qui s'applique en droit pour les crimes de guerre"Face aux crimes les plus graves, les Etats peuvent lancer des procédures sur des faits commis à l'étranger sur leurs ressortissants", expose Emmanuel Daoud, avocat pénaliste à la CPI. 

En France, le Parquet national antiterroriste (Pnat) a ouvert une enquête en mars après la mort d'un journaliste franco-irlandais, puis trois nouvelles enquêtes en avril pour des crimes de guerre susceptibles d'avoir été commis contre des ressortissants français. Les investigations ont été confiées à l'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH). "Des enquêteurs et des magistrats français vont aller en Ukraine en soutien à la CPI avec une commission rogatoire internationale. Ils travailleront en même temps pour les enquêtes ouvertes en France", détaille l'ex-patron de l'OCLCH, Eric Emeraux.

Des responsabilités difficiles à établir

La CPI comme les Etats ne jugent toutefois pas une armée, mais des individus. Une fois les crimes de guerre documentés, toutes ces enquêtes vont devoir s'atteler à remonter la chaîne de responsabilité. Et c'est là que le bât blesse. "Ce n'est pas simple en droit d'imputer des crimes aux militaires, en particuliers aux officiers des rangs les plus élevés", explique Julian Fernandez, professeur à l'université parisienne Panthéon-Assas.

Les enquêteurs vont essayer de rechercher des éléments tangibles laissés par les troupes. "Certains régimes documentent beaucoup, on retrouve parfois des ordres écrits, des noms de politiques. On cherche aussi des discours, des témoins de l'intérieur", relate Jeanne Sulzer, avocate à Amnesty International France.

"L'objectif n'est pas seulement de remonter les responsabilités militaires, mais aussi les responsabilités politiques des donneurs d'ordre."

Clémence Bectarte, avocate à la FIDH

à franceinfo

La tâche s'annonce d'autant plus ardue que les différentes juridictions ne disposent pas de moyens illimités. "Il y a un défi opérationnel : ça fait des années que la CPI alerte sur une crise de liquidités" qui touche son institution, pointe Julian Fernandez. Pour y faire face, le procureur de la CPI a lancé un appel aux dons. Certains Etats comme la France ont alloué de l'argent, mais la CPI a aussi besoin d'effectifs supplémentaires.

Mais Paris a-t-il les moyens de cette aide ? Le pôle spécialisé dans la lutte contre les crimes contre l'humanité, au sein du parquet de Paris, ne dispose pour le moment que de "cinq magistrats sur le papier. Mais certains ne sont plus en poste ou sont déjà occupés sur de nombreux autres dossiers", alerte Aurélia Devos, ancienne première vice-procureure en charge de ce pôle.

"On ouvre des enquêtes, mais l'impulsion ne s'accompagne pas forcément de moyens supplémentaires, et ce depuis des années."

Aurélia Devos, ancienne cheffe du pôle chargé de la lutte contre les crimes contre l'humanité

à franceinfo

Afin d'améliorer la collaboration entre les juridictions nationales et internationales, de nouveaux outils ont été mis en place. En Europe, Eurojust, l'agence européenne de coopération judiciaire en matière pénale, a été créée en 2002 dans le but de faciliter le partage d'informations entre les Etats. La CPI a également lancé une plateforme pour permettre à ceux qui détiennent des informations relatives aux exactions commises en Ukraine de contacter ses enquêteurs.

Des enquêtes pas toujours suivies de procès

Mais, même terminées, les enquêtes n'aboutiront pas forcément à des procès. Au niveau international, la CPI n'intervient que si les autorités judiciaires nationales ne peuvent pas ou ne veulent pas juger des crimes commis sur leur territoire. Pour le moment, l'Ukraine et la CPI travaillent ensemble, mais personne ne sait quelle tournure prendra la guerre. "Au Cambodge, après le régime des Khmers rouges, il n'y avait plus de système judiciaire sur pied capable de mener un procès", rappelle Jeanne Sulzer.

La CPI ne possédant pas de force de police, elle ne peut qu'ordonner des mandats d'arrêt, mais les pays ont, eux, la possibilité de refuser de livrer les personnes concernées. Une extradition de Vladimir Poutine semble d'ailleurs très improbable dans les conditions politiques actuelles, Moscou ayant retiré sa signature du Statut de Rome, le traité international qui a fondé la CPI en 1998. Or, pour qu'un procès ait lieu à La Haye, il faut que l'accusé soit présent.

"La volonté actuelle de nombreux pays de lutter contre l'impunité va être testée au moment où il faudra arrêter des personnes."

Jeanne Sulzer

à franceinfo

Il existe enfin des freins juridiques à l'échelle nationale. En France, un arrêt de la Cour de cassation rendu l'année dernière a jugé la justice française incompétente pour poursuivre un ancien soldat de Bachar Al-Assad pour complicité de crimes contre l'humanité en Syrie, car la loi dans son pays ne réprimait pas ce type de faits. "Une situation similaire pourrait exister avec la Russie", pointe Aurélia Devos. Seule certitude : les crimes de guerre étant imprescriptibles au niveau international, ils pourront être jugés bien après la fin du conflit en Ukraine.

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