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Guerre en Ukraine : un enquêteur raconte comment il traque les preuves de crimes de guerre sur le terrain

Article rédigé par franceinfo
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Les tombes de civils ukrainiens retrouvés morts après le départ des forces russes à Boutcha, près de Kiev, le 4 avril 2022. (MAXYM MARUSENKO / NURPHOTO / AFP)

Les accusations contre Moscou se multiplient depuis l'invasion de l'Ukraine par les forces russes. Chercheur au sein de l'ONG Human Rights Watch, Jonathan Pedneault s'est rendu sur place pour enquêter.

Meurtres de civils, bombardements d'école et d'hôpitaux, viols, enlèvements... Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie est accusée par de nombreux pays, médias et ONG d'avoir commis des crimes de guerre. La dernière dénonciation en date concerne la découverte d'un grand nombre de cadavres de civils dans la ville de Boutcha, près de Kiev, après le départ de l'armée russe.

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Selon le maire de cette commune, au moins 280 personnes ont été enterrées par les Ukrainiens dans des fosses communes, mais la Russie rejette catégoriquement ces accusations. Pour tenter de recueillir des preuves et établir des responsabilités, des observateurs enquêtent sur le terrain depuis le début du conflit. Chercheur auprès de la division crises et conflits de Human Rights Watch, Jonathan Pedneault s'est rendu en Ukraine au début du mois de mars. Il a notamment travaillé à Lviv, Marioupol et Tchernihiv.

Franceinfo : En quoi consiste le travail de chercheur de crise à Human Rights Watch ?

Jonathan Pedneault : Ma mission consiste à documenter la conduite des acteurs dans un conflit, en l'occurrence les accusations de crimes de guerre qui visent la Russie en Ukraine. J'ai été formé aux méthodes d'enquête, aux questions d'éthique, à l'identification des témoins, à la collecte de preuves digitales, à la vérification d'images ou à l'analyse satellitaire.

Je suis parti début mars en Ukraine avec trois autres personnes de Human Rights Watch. Au début, la ligne de front était très dynamique et il y avait beaucoup d'incertitudes sur l'évolution du conflit. C'était un casse-tête logistique et sécuritaire pour savoir où l'on pouvait se rendre. Il faisait aussi très froid, cela faisait longtemps que je n'avais pas travaillé sur un conflit où il faisait aussi froid.

"Comme toujours, on arrive préparés à toute éventualité. On a des gilets pare-balles, des téléphones satellites, un chauffeur, un traducteur... On reste en communication avec notre bureau et des ONG locales."

Jonathan Pedneault, chercheur à Human Rights Watch

à franceinfo

On travaillait sur plusieurs accusations en même temps, notamment sur l'usage de bombes à fragmentation à Kharkiv et sur les bombardements de bâtiments civils à Marioupol. On a rencontré des gens qui s'étaient réfugiés dans des sous-sols dans cette ville et qui vivaient dans des conditions atroces, obligés de faire fondre de la neige pour boire. C'était le début de la guerre, les gens étaient sous le choc. Beaucoup n'avaient jamais connu les bombardements et tentaient de rejoindre l'ouest du pays ou l'Europe.

Quelles sont vos principales sources et comment recoupez-vous vos informations ?

On travaille sur la base d'informations que l'on reçoit des médias, de témoins sur place, d'autres ONG. Par exemple, lorsqu'on reçoit une vidéo d'un bombardement, on retourne dans le quartier concerné. On essaye de retrouver des habitants, on leur pose des questions pour vérifier s'ils étaient bien dans la zone au moment des faits, savoir ce qu'ils ont vu, ou pas vu. Souvent, on leur demande d'établir une chronologie, pour voir si c'est crédible.

On ne fait pas d'appels à témoignages, on essaye d'être discrets sur le terrain car, comme dans tout confit armé, il y a beaucoup de propagande, d'acteurs politiques qui tentent d'orienter nos recherches pour leurs intérêts. C'est aussi pour nous protéger.

"On utilise la 'méthode domino'. Une personne qu'on rencontre nous met en contact avec d'autres personnes et ainsi de suite."

Jonathan Pedneault, chercheur à Human Rights Watch

à franceinfo

Pour bien définir la légalité ou l'illégalité d'actes commis, on pose des questions précises : y avait-il une cible militaire dans la zone ? Quel type d'armes a été utilisée ? Y avait-il des usines à proximité ? On demande aux gens s'ils ont des photos, vidéos, pour identifier le plus d'indices possibles. Certains types de crimes, comme les viols, sont très durs à vérifier, et nous nous basons essentiellement sur des témoignages. C'est d'ailleurs un témoignage qui nous a permis d'identifier plusieurs viols répétés sur une femme, dans notre dernier rapport.

Comme nous ne pouvons pas tout faire à distance, Human Rights Watch a un laboratoire d'analystes qui recoupent et vérifient des informations grâce à des outils en open source. Nous pouvons leur envoyer des photos ou des vidéos qu'ils vont vérifier grâce aux images satellites, aux cartes, à leurs connaissances des armes... Ils sont vraiment débordés en ce moment. Nous travaillons aussi avec d'autres collègues qui se sont rendus aux frontières de l'Ukraine, en République tchèque, en Moldavie, pour s'entretenir avec des réfugiés qui auraient été témoins de choses.

A quoi serviront vos investigations par la suite ?

Nous ne travaillons pas pour des juridictions ou des Etats, mais notre travail peut être utilisé par différentes cours lors de leurs propres enquêtes. Notre objectif premier est de faire du plaidoyer, d'alerter les opinions publiques dans l'espoir de faire changer le cours des choses, et de pointer les responsabilités des uns et des autres. Depuis le début de la guerre, nous avons réussi à documenter l'utilisation de bombes à fragmentation à Kharkiv, des attaques illégales contre des civils à Marioupol et Tchernihiv, des bombardements d'hôpitaux, des viols, et des exactions commises par l'armée russe.

L'information que nous collectons est avant tout pour Human Rights Watch. Nous conservons toutes les preuves. Il est arrivé que certains de nos chercheurs soient appelés comme témoins lors de procès, ou que certains de nos témoins soient sollicités, mais on fait tout pour assurer leur confidentialité et leur protection. Je travaille en zone de conflit depuis que j'ai 17 ans. Je me suis habitué à faire face au danger car le travail en vaut la peine. Je ne serai jamais aussi exposé ou affecté que les populations civiles que je rencontre.

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