Guerre en Ukraine : "L'économie russe est très gravement atteinte mais le pouvoir maintient une illusion de contrôle total", affirme une spécialiste
Les Occidentaux s'apprêtent à adopter un cinquième train de sanctions contre la Russie. Le pouvoir russe laisse les médias relayer ces informations. Selon Anna Colin-Lebedev, "ça s'inscrit dans le récit du pouvoir : nous sommes entourés d'ennemis et ils cherchent à nous frapper de plus en plus fort".
Anna Colin-Lebedev, maître de conférence en science politique à l’université Paris-Nanterre et spécialiste des sociétés post-soviétiques, estime mercredi 6 avril sur franceinfo, alors que de nouvelles sanctions pourraient être adoptées contre Moscou, que "l'économie russe est très gravement atteinte mais le pouvoir maintient une illusion de contrôle total".
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franceinfo : Les Occidentaux s'apprêtent à adopter un cinquième train de sanctions contre la Russie : comment la population russe les perçoit-elle ?
Anna Colin-Lebedev : Ces sanctions sont largement rendues publiques, les médias relaient chaque nouvelle vague, relaient la liste des entreprises qui quittent la Russie et des sanctions contre les banques. Le fait de savoir, ça s'inscrit plutôt dans le récit du pouvoir : nous sommes entourés d'ennemis et ils cherchent à nous frapper de plus en plus fort. C'est le "nous contre eux". Le pouvoir anticipe des sanctions de plus en plus fortes, sans chercher à mesurer l'impact réel que ça aura sur la population. Au niveau quotidien, l'économie russe est atteinte de manière structurelle : on sait que dans les semaines et les mois à venir, tous les secteurs de l'économie vont être profondément impactés. Des produits que les Russes connaissent, les services dont les Russes ont l'habitude, les activités dans lesquelles ils sont engagés, vont subir un impact très profond. Pour l'instant, c'est perceptible un peu dans les grandes villes, mais à peine ailleurs, mis à part l'inflation qui est contrôlée pour l'instant et la hausse des prix.
Quelle est la réaction des Russes face aux sanctions ?
Les Russes qui sont critiques vis-à-vis de la guerre, il y en a. On entend des voix qui sont davantage aujourd'hui catastrophées par la manière dont la guerre se déroule sur le terrain et les massacres révélés que par les sanctions. En revanche, ceux qui voient les sanctions arriver sont ces mêmes Russes qui reçoivent les messages disant que le massacre de Boutcha est une mise en scène. Pour l'instant, la cohérence du récit n'est pas entamée, les Russes qui cherchent à fermer les yeux ou à suivre la version officielle des faits se voient plutôt confortés dans leur image. Pour l'instant, ça a tendance plutôt à accroître l'hostilité de l'Occident.
Le Kremlin est-il aveugle sur l'opinion de sa population ?
Il est impossible aujourd'hui de savoir ce que pensent véritablement les Russes. D'une part, on n'arrive pas à mesurer une opinion dans un contexte où toute voix dissidente peut être pénalement poursuivie. D'autre part, on a très peu d'informations sur la manière dont les Russes comprennent cette guerre. On sait qu'ils ne font pas forcément confiance aux médias officiels, mais en revanche, il n'est pas du tout certain qu'ils cherchent à s'informer de manière alternative.
"Ils adhèrent plutôt à la vision 'il y a des coupables partout', et aucune vérité ne peut être crue."
Anna Colin-Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiquesà franceinfo
Le Kremlin, en fermant tous les canaux d'expression de voix dissidentes, s'est coupé d'une compréhension de ce que sa population pense ou ressent. Aujourd'hui, derrière la façade de l'adhésion massive, on sait qu'il y a une très grande diversité de perception de la situation. On a par exemple des témoignages de désaccords assez massifs qui nous sont arrivés avant le 5 mars, avant la date d'adoption d'une loi qui criminalise toute critique de ses actions armées. Il y a évidemment un silence total aujourd'hui. Le pouvoir se désinforme lui-même sur ce qui se passe au sein de la population, comme il semble s'être désinformé sur ce qui l'attendait sur le terrain ukrainien.
Les sanctions ont-elles un effet à terme ?
Les sanctions font mal, notamment parce que l'économie russe est extrêmement dépendante de produits européens, de technologie européenne, de matières premières européennes. La production aura du mal à se faire, des biens de consommation dont les Russes ont l'habitude vont disparaître. Les emplois vont disparaître. Pour l'instant, les entreprises qui sont parties de Russie maintiennent le niveau de vie de leurs salariés et paient leurs salaires; mais combien de temps est-ce que cela va durer ? L'impact sera là. Je pense qu'il ne faut pas se faire d'illusions. L'économie russe est très gravement atteinte, mais dans l'immédiat, le pouvoir maintient une illusion de contrôle total de la situation et d'impact mesuré.
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