Guerre en Ukraine : la progression de l'extrême droite au Parlement européen peut-elle mettre à mal le soutien à Kiev ?
Une percée relative, mais notable. Les élections européennes, dimanche 9 juin, ont été marquées par la progression de plusieurs partis d'extrême droite dans plusieurs pays membres de l'UE et donc dans l'hémicycle de Bruxelles et Strasbourg. En France, la liste du Rassemblement national, emmenée par Jordan Bardella, est arrivée largement en tête du scrutin avec 31,37% des voix et a obtenu 30 sièges au Parlement européen, selon les résultats définitifs. Le groupe Identité et démocratie (ID), au sein duquel les eurodéputés RN siègent jusqu'à présent, compte au total 58 élus.
Les Conservateurs et réformistes européens (CRE) en obtiennent 73, dont les élus du parti d'extrême droite Fratelli d'Italia de Giorgia Meloni. Le groupe CRE devient ainsi la quatrième force politique au Parlement européen, derrière le Parti populaire européen (PPE), les Socialistes et démocrates (S&D) et les centristes de Renew Europe. Près de 20% des sièges du Parlement européen sont donc occupés par des élus de droite radicale ou d'extrême droite, sans compter certains eurodéputés affiliés à aucun de ces groupes.
Cette montée en puissance va-t-elle remettre en cause le soutien européen à l'Ukraine, attaquée depuis plus de deux ans par la Russie voisine ? Moscou suit "avec attention" cette évolution des rapports de force au sein de l'Europe. "Nous pouvons voir la dynamique des partis de droite qui gagnent en popularité", a pointé le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, alors que la question de l'appui de l'UE à Kiev se pose désormais.
Une influence limitée
Le Partij voor de Vrijheid (PVV) de Geert Wilders, formation d'extrême droite arrivée en tête lors des législatives aux Pays-Bas, a déjà critiqué l'envoi d'aide militaire à l'Ukraine, comme le relève le centre de réflexion German Marshall Fund of the United States (GMF). Outre-Rhin, le parti Alternative für Deutschland (AfD), arrivé deuxième avec 15,9% des voix, dénonce aussi les sanctions prises à l'encontre de la Russie. Sa tête de liste aux européennes, Maximilian Krah, est même soupçonnée de proximité avec Moscou et Pékin. Il a depuis été exclu de la délégation d'eurodéputés du parti. En France, Jordan Bardella a récemment appelé à "soutenir l'Ukraine" mais à "éviter tout risque d'escalade avec la Russie".
L'influence de ces eurodéputés sur le sujet pourrait néanmoins être limitée. "Globalement, le Parlement a assez peu de prise sur l'aide à l'Ukraine", souligne Sébastien Maillard, spécialiste des questions européennes et ancien directeur de l'Institut Jacques-Delors. Au sein de l'UE, les décisions en matière de politique étrangère relèvent d'abord du périmètre des dirigeants des Vingt-Sept, au sein du Conseil européen. S'il ne définit pas les orientations, le Parlement européen peut toutefois peser à travers ses compétences budgétaires.
Comme le rappelle le site Vie-publique.fr, l'institution représente "l'autorité budgétaire" avec le Conseil de l'UE : les eurodéputés votent le projet de budget annuel et doivent approuver le cadre financier pluriannuel (CFP) ou budget à long terme de l'UE. "Le Parlement a aussi une compétence en matière industrielle", rappelle Gesine Weber, chercheuse auprès du GMF. Si l'hémicycle se prononce par exemple contre un renforcement de l'industrie de défense européenne, "cela risque de menacer le soutien à l'Ukraine".
De l'avis du German Marshall Fund of the United States, un Parlement européen plus à droite pourrait aussi remettre en question "des projets ambitieux de reconstruction durable", respectueuse de l'environnement, en Ukraine. Sur ce thème, l'extrême droite a déjà largement torpillé les mesures en faveur du climat pour engranger des voix.
Une majorité pro-ukrainienne
Le budget à long terme de l'UE est établi jusqu'en 2027. Il a été revu récemment et "renforcé", "afin de financer des priorités telles que le soutien à l'Ukraine, la migration et l'action extérieure", notent le Conseil européen et le Conseil de l'UE. Pour le prochain budget, dans trois ans, "nous ne savons pas où en sera la guerre, mais avec la nouvelle composition du Parlement, je ne me fais pas énormément de souci sur la ligne générale de soutien à l'Ukraine", estime Gesine Weber.
"Le Parlement européen bouge un peu vers la droite, mais l'extrême droite n'enregistre pas les gains significatifs qui avaient été anticipés. Pour l'Ukraine, c'est une très bonne nouvelle."
Gesine Weber, chercheuseà franceinfo
Les élus d'extrême droite, même s'ils sont plus nombreux, restent en outre divisés sur leur rapport à la Russie. Le groupe Identité et démocratie et les eurodéputés non-inscrits du Fidesz, le parti du Premier ministre hongrois Viktor Orban, suivent une ligne plutôt prorusse. Au sein du groupe CRE, les élus italiens ou polonais affichent au contraire un soutien clair à l'Ukraine. Viktor Orban et Marine Le Pen plaident pour des rapprochements, mais rien n'est encore acté. "Le groupe CRE a une ligne transatlantique, très pro-Ukraine. Ce sont deux lignes directrices, pas forcément négociables", relève Gesine Weber. L'arrivée éventuelle d'élus du Fidesz dans le groupe ne devrait pas, à ses yeux, remettre en cause cette approche.
La recomposition (ou non) de ces groupes – avec la question centrale du choix du RN et de ses 30 élus – se dessinera au fil des prochaines semaines. Pour la chercheuse, "même s'il existe un groupe ouvertement prorusse, cela ne changera pas le consensus général existant au Parlement". Un "cordon sanitaire" empêche encore l'extrême droite d'atteindre des postes à responsabilité et l'institution "s'est toujours très fortement prononcée en faveur du soutien à l'Ukraine, avec une position très ferme à l'égard de la Russie". Même Dmitri Peskov le reconnaît : au Parlement européen, "la majorité sera proeuropéenne et pro-ukrainienne".
Un climat plus hostile
Mais au-delà du Parlement, "les élections européennes ont fait naître un climat politique qui peut être défavorable à l'aide à l'Ukraine", estime Sébastien Maillard. Au Conseil européen, Viktor Orban était jusqu'à présent isolé dans ses tentatives de blocage. Début février, les dirigeants européens avaient réussi à trouver un accord sur une aide de 50 milliards d'euros, trouvant une issue au veto hongrois. Avec la progression de l'extrême droite, le Premier ministre hongrois "pourrait trouver d'autres alliés ou des gouvernements plus attentifs aux messages envoyés par les urnes".
"Cela peut conduire des pays à être beaucoup plus hésitants."
Sébastien Maillard, spécialiste des questions européennesà franceinfo
Sébastien Maillard prend notamment l'exemple de l'Autriche, où des législatives sont attendues fin septembre. Prorusse, le Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ) part favori. Avec une nouvelle victoire, "l'unanimité pour de nouvelles sanctions contre la Russie pourrait être plus durement acquise."
En France, le soutien à Kiev est également remis en question, face à la crise politique que traverse le pays. Emmanuel Macron continuera de représenter la France au Conseil européen et, "légalement, les ministres reprennent le feu vert donné par le Conseil européen et entérinent les accords politiques noués entre institutions européennes, sans les remettre en cause", pointe Sébastien Maillard. Mais dans le cas d'une majorité et d'un gouvernement d'extrême droite, des ministres du Rassemblement national pourraient être tentés de contredire la position de l'Elysée.
Une adhésion retardée ?
Se pose enfin la question d'une possible adhésion à l'Union européenne. Le mois dernier, plusieurs Etats membres ont appelé à ouvrir les négociations pour l'Ukraine et pour la Moldavie avant le début de la présidence hongroise du Conseil de l'UE, à partir du 1er juillet. Dans une Europe où l'extrême droite progresse, "on risque de voir une inflexion sur le calendrier", anticipe Nathalie Brack, professeure de sciences politiques à l'université libre de Bruxelles (ULB). "Avec la nécessité de réformer l'UE avant l'élargissement, il y a des craintes d'avancer trop vite, que cela fasse le jeu de la droite radicale."
"Il n'y aura pas un revirement et l'abandon de l'élargissement, mais cela pourrait être moins central dans l'agenda des prochaines années."
Nathalie Brack, professeure de sciences politiquesà franceinfo
Pour cette spécialiste de l'euroscepticisme, les débats sur l'élargissement et les réformes des institutions européennes donnent souvent "de la voix aux eurosceptiques. Cela leur donne une plateforme pour mobiliser sur ce sujet", note-t-elle. Et sur ces questions, "ils parviennent à avoir des messages clairs, pas du tout nuancés." Mais qui font mouche auprès d'une partie de l'électorat.
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