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Guerre en Ukraine : pollution, cultures détruites, faune menacée… Quelle est l'ampleur de la catastrophe écologique après l'explosion du barrage de Kakhovka ?

Les conséquences de cet événement, qui a déjà fait au moins 27 morts, s'annoncent très lourdes pour l'agriculture, mais aussi pour la faune et la flore locales, alertent les pouvoirs publics ukrainiens ainsi que des ONG.
Article rédigé par Pierre-Louis Caron
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Une grange inondée dans la région de Kherson (sud de l'Ukraine), le 12 juin 2023. (NARCISO CONTRERAS / ANADOLU AGENCY / AFP)

Le niveau de l'eau baisse, mais le désarroi grandit dans le sud de l'Ukraine. Frappées par une inondation majeure le 6 juin après l'explosion du barrage de Kakhovka, sur le fleuve Dnipro, les régions de Mykolaïv et Kherson comptent leurs morts et leurs blessés. Au moins 27 personnes ont perdu la vie, dans les territoires contrôlés par l'Ukraine ou par l'armée russe. Une trentaine d'autres étaient toujours portées disparues mercredi 14 juin.

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"Il faudra encore deux semaines avant que le niveau [du Dnipro] ne revienne à la normale", a prévenu mardi, sur Facebook, le Service d'urgence ukrainien, dont les secouristes font face à de nombreux dangers. En plus des débris, l'inondation a déplacé des mines antichars et antipersonnelles, susceptibles d'exploser, même sous l'eau.

Mais l'événement représente surtout un désastre écologique inédit dans la zone, où des centaines de milliers d'hectares de terres agricoles sont menacés, selon les autorités. En parallèle de ces pertes, des suspicions de pollution massive font craindre le pire aux ONG environnementales, qui scrutent notamment les analyses d'eau en cours. Tour d'horizon des dégâts, déjà constatés ou à venir, liés à la destruction du barrage.

Des récoltes "intégralement perdues"

Sur les réseaux sociaux, des vidéos montrant les champs dévastés après l'inondation donnent un aperçu du désastre. On y voit parfois des agriculteurs dépités, comme ce cultivateur de pastèques, l'un des emblèmes de Kherson, filmé à genoux au milieu de ses fruits pourris. "Plus de 10 000 hectares de terres agricoles sur la rive droite du Dnipro ont été inondés (...), et plus encore sur la rive gauche, qui est occupée [par l'armée russe]", a déclaré le ministère ukrainien de l'Agriculture dans un communiqué.

Un cultivateur de pastèques dans son champ inondé par la rupture du barrage de Kakhovka (Ukraine), le 6 juin 2023. (ANTON GERASHCHENKO / VIA TWITTER)

Loin d'être naturelle, "l'inondation a été particulièrement soudaine", expliquent à franceinfo Frédéric Grelot et Pauline Brémond, chercheurs à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). "Au moins pour la partie la plus proche du barrage, l'inondation a forcément été violente avec des courants forts", soulignent-ils. Et ce, "pendant une période végétative très importante pour les plantes", compromettant sérieusement la production de l'année en cours.

Pour certaines cultures, comme les céréales, les oléagineux ou le maraîchage, "il faut s'attendre à une perte de récolte intégrale", préviennent même les spécialistes. Et les dégâts ne se limitent pas aux cultures : du matériel agricole, des bâtiments ou encore des stocks de produits phytosanitaires ont aussi pu être détruits.

Outre les parcelles inondées, le ministère ukrainien de l'Agriculture se montre particulièrement inquiet concernant les terres qui dépendent de l'irrigation jusqu'ici permise par le réservoir de Kakhovka, vidé à près de 75% de son eau, selon les autorités. "Plus d'un million et demi d'hectares de terrain étaient alimentés en eau [par ce moyen] et ne vont pas pouvoir être pleinement exploités, a déclaré le ministère le 12 juin. Cela prendra entre trois et sept ans pour rétablir l'irrigation." Sans ce précieux système, "impossible d'imaginer un avenir proche" dans cette région agricole, a déploré le ministère sur Facebook.

Un risque de "chute massive" de la biodiversité

Pris au piège par la montée des eaux, les animaux d'élevage n'ont souvent pas eu le temps d'être évacués par leurs propriétaires. Tout comme les animaux de compagnie, dont les demandes de prise en charge "ont explosé", comme l'a relevé le Fonds international pour la protection des animaux (Ifaw) dans un communiqué. Pas moins de 30 tonnes de nourriture spécifique sont d'ailleurs en route pour la région de Mykolaïv, détaille l'Ifaw sur son site

Des animaux réfugiés après l'inondation du 6 juin 2023 dans la région de Kherson (sud de l'Ukraine). (STRINGER / ANADOLU AGENCY / AFP)

La faune et la flore sauvages ont été fortement affectées par la montée rapide du niveau de l'eau et les bouleversements causés. "A mesure que l'eau se réchauffe, la décomposition de la flore et de la faune mortes réduira le niveau d'oxygène, ce qui peut entraîner une chute massive de la biodiversité", a alerté le ministère ukrainien de l'Environnement lors d'un point presse, mardi.

Déjà "80 000 hectares de réserve naturelle ont été détruits", affirme dans une note le Groupe de travail sur les conséquences écologiques de la guerre en Ukraine (Uwec). Des bois, des steppes et des marais qui servent notamment de zones de reproduction pour des dizaines d'espèces d'oiseaux, migrateurs ou non, mais aussi pour des poissons essentiels à l'écosystème local. "Toutes les créatures vivantes dans la zone du réservoir ou en aval souffriront de l'explosion de la centrale hydroélectrique de Kakhovka", résume l'Uwec.

En réaction, plusieurs mesures ont été prises par Oleksandr Prokoudine, gouverneur de la région de Kherson, notamment "l'interdiction de vendre du poisson ou des écrevisses" pêchés ou, pire, ramassés dans la zone, a-t-il annoncé mardi sur Facebook. Leur consommation peut en effet "provoquer une intoxication alimentaire, y compris le botulisme, une maladie très dangereuse et souvent mortelle", a prévenu de son côté le ministère ukrainien de l'Agriculture sur le réseau social.

Une pollution "avérée, mais difficile à évaluer"

En inondant des exploitations agricoles, des villages et des sites industriels, l'eau du barrage s'est mêlée à toutes sortes de produits chimiques, en plus des eaux usées et des hydrocarbures. "Des produits industriels ont probablement été emportés par les courants", explique à franceinfo Nickolai Denisov, de l'ONG environnementale Zoï, basée en Suisse. "Ces fuites sont avérées, mais difficiles à évaluer pour l'instant."

Au lendemain de l'explosion du barrage, les autorités ukrainiennes ont déclaré qu'au moins 150 tonnes d'huile de moteur utilisées pour les turbines de la centrale hydroélectrique s'étaient répandues. Pour le groupe de travail Uwec, le scénario est peut-être pire encore. "Jusqu'à 280 tonnes d'huiles raffinées" issues de la centrale ont potentiellement contaminé le fleuve, estiment ses experts. Une pollution qui a créé un film à la surface de l'eau, et qui devrait "se déposer sur le fond de l'ancien réservoir ainsi que dans la zone inondée".

Des résidus de polluants observés dans le fleuve Dnipro aux alentours de la ville de Kherson (Ukraine), le 13 juin 2023. (NARCISO CONTRERAS / ANADOLU AGENCY / AFP)

"La principale menace est liée à la pollution, aux carburants, aux lubrifiants et aux produits chimiques", a déclaré Oleg Pavlenko, responsable d'un département de l'Inspection nationale de l'environnement. "Tout cela finira par se retrouver dans la mer Noire, signale pour sa part Nickolaï Denisov, en plus d'un afflux important d'eau douce qui va perturber de nombreuses espèces dans l'estuaire" du Dnipro et du Boug, un fleuve voisin.

Pour de nombreuses ONG, la destruction du barrage de Kakhovka est un crime contre la biodiversité de la région. Un "écocide" même, selon Olena Kravchenko, directrice de l'organisation ukrainienne Environment People Law. "Cela aura des conséquences sans précédent", a-t-elle alerté, citée par le Guardian, au sujet de cette inondation massive dont l'Ukraine et la Russie s'accusent mutuellement.

"Ce qu'il faut bien retenir, c'est qu'on ne sait pas encore à quel point la situation est grave", explique Nickolai Denisov, qui évoque tout de même une "catastrophe environnementale". Les inondations puis la baisse du niveau de l'eau ne sont "que le début", insiste-t-il, et il faudra désormais surveiller "de très près" les analyses d'eau ainsi que les éventuelles réparations du réservoir de Kakhovka. "Malheureusement, les informations nous arrivent au compte-gouttes. Pour une raison toute simple : il y a encore des hostilités dans la zone."

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