Guerre en Ukraine : la Biélorussie va-t-elle entrer en guerre aux côtés de la Russie ?
Jusqu'ici, Alexandre Loukachenko n'a jamais évoqué cette hypothèse. Mais sa marge de manœuvre est faible entre un voisin russe envahissant et envahisseur et de fortes réticences à une intervention militaire en interne.
Un mois après le début de l'offensive, la Biélorussie va-t-elle rester la base arrière de l'armée russe ou va-t-elle à son tour entrer en guerre contre l'Ukraine aux côtés de la Russie ? Cette seconde option est jugée "de plus en plus probable" au sein de l'Otan, selon un responsable militaire interrogé par la chaîne américaine CNN (en anglais). Alors que les troupes russes piétinent face à la résistance de l'armée ukrainienne et recourent à des supplétifs ossètes, tchétchènes et syriens, ces renforts biélorusses pourraient épauler l'envahisseur dans le nord de l'Ukraine. Reste à convaincre l'autocrate Alexandre Loukachenko, qui a longtemps entretenu des relations ambivalentes avec le Kremlin.
Au pouvoir depuis près de 30 ans, Alexandre Loukachenko a toujours cherché à garantir la souveraineté de son pays. Mais face à Moscou, le Biélorusse n'est pas en position de force. "Il a été fragilisé par les manifestations d'août 2020, après la dernière élection présidentielle", relève Tatiana Kastouéva-Jean, spécialiste de la politique russe à l'Institut français des relations internationales (Ifri). L'autocrate a réprimé les manifestations contre sa réélection. Au moins 37 000 personnes ont été arrêtées entre mai 2020 et mai 2021. Et plus de 1 000 d'entre elles sont encore emprisonnées pour des motifs politiques, d'après Michelle Bachelet, la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme.
Un rapprochement en cours
Le régime biélorusse est aussi dépendant financièrement de son puissant voisin russe, comme le relève le ministère de l'Economie et des Finances. "La Russie peut lui demander beaucoup de choses en échange d'une aide financière", souligne Tatiana Kastouéva-Jean. Durant le week-end, Moscou a ainsi repoussé de cinq ou six ans une échéance de crédits contractés par la Biélorussie. "L'étau financier peut être serré ou desserré autour de Loukachenko", ajoute la chercheuse.
Signe d'un réalignement : la Biélorussie a adopté une réforme constitutionnelle à l'issue d'un référendum fin février. Par ce vote, le pays a notamment abandonné l'idée de demeurer une "zone sans nucléaire", ce qui ouvre la voie à un possible déploiement d'armes atomiques russes sur son territoire. A nouveau, les Biélorusses ont manifesté. Plus de 900 personnes ont été arrêtées, selon le Haut-Commissariat des Nations unies. "Ce rapprochement s'est également illustré par la création d'une doctrine militaire commune, qui n'a pas été rendue publique", expliquait déjà Héloïse Fayet, également chercheuse à l'Ifri, dans un entretien accordé fin février au Figaro.
Loukachenko pris à son propre jeu
Désormais, Alexandre Loukachenko "se retrouve dans un piège qu'il a tendu lui-même", observe Tatiana Kastouéva-Jean. "Le mois dernier, il semblait très enthousiaste à l'idée de participer à des manœuvres militaires conjointes avec l'armée russe, remarque Tatiana Kastouéva-Jean. Mais de là, cette dernière a ensuite lancé une offensive sur le front nord de l'Ukraine, ce qui rend la Biélorussie cobelligérante dans ce conflit."
"Loukachenko a entraîné notre pays dans cette invasion de l'Ukraine, parce qu'il rembourse le Kremlin pour le soutien qu'il lui a accordé en 2020", juge dans un entretien accordé à l'AFP jeudi Svetlana Tikhanovskaïa, figure de proue de l'opposition biélorusse, considérée par les Occidentaux comme la vraie vainqueur de la présidentielle d'août 2020. Pour l'opposante, "le peuple biélorusse ne soutient pas cette guerre".
"L'entrée en guerre ne fait pas consensus dans la société et parmi les élites, quelle que soit l'orientation politique des uns et des autres", confirme Tatiana Kastouéva-Jean.
Les généraux biélorusses n'avaient pas signé pour cela. C'est une chose d'être loyal envers Alexandre Loukachenko, en dépit des fraudes aux élections. C'en est une autre d'avoir un billet garanti pour le tribunal de La Haye.
Tatiana Kastouéva-Jean, chercheuse à l'Ifrià franceinfo
Des troupes peu entraînées et peu motivées
L'entrée de la Biélorussie dans la guerre aux côtés de la Russie pourrait-elle rebattre les cartes ? La mobilisation de bataillons biélorusses compliquerait la tâche des forces ukrainiennes, qui se préparent déjà à cette éventualité. "Si jamais les forces biélorusses décident d'attaquer, nous irons au nord pour combattre", explique un commandant ukrainien dans Le Monde. Reste à connaître l'ampleur des contingents qui pourraient être déployés et leur niveau opérationnel.
"L'armée biélorusse ne connaît pas le combat. Contrairement à l'armée russe, elle n'a pas l'expérience de la Géorgie ou de la Syrie."
Tatiana Kastouéva-Jean, chercheuse à l'Ifrià franceinfo
D'après l'experte, "il n'est même pas sûr que l'inter-opérabilité puisse fonctionner sur le terrain avec les Russes. Le degré de motivation de ces troupes peut constituer un facteur d'incertitude difficile à gérer pour les Russes, voire un risque de les handicaper". Selon elle, la mobilisation de troupes pourrait toutefois être utile à Moscou dans deux options.
D'abord et surtout pour couper l'arrivée des armes occidentales par la frontière polonaise, plaque tournante de l'approvisionnement en armement. Ensuite pour mener des actions dans le couloir de Suwalski, une bande de terre polonaise de 100 kilomètres, frontalière de la Lituanie, seul accès terrestre entre les membres de l'Otan et les pays baltes. Mais cela engagerait Minsk dans un conflit direct à haut risque avec l'Alliance atlantique.
Si Minsk était réellement enthousiaste à l'idée d'entrer en guerre, "les troupes [biélorusses] auraient dû arriver il y a déjà deux semaines", estime le conseiller du ministère de l'Intérieur ukrainien, Anton Herashchenko. Selon les services de renseignement ukrainiens, cités par les médias locaux, Moscou chercherait déjà à encourager les Biélorusses à prendre part à la guerre à titre individuel, en leur offrant notamment un salaire mensuel de 1 000 à 1 500 dollars par mois, ou la promesse d'une formation dans les universités russes.
L'appel des Ukrainiens à leurs voisins
De leur côté de la frontière, les Ukrainiens ont d'ores et déjà adapté leur communication. Le conseiller présidentiel Oleksiy Aristovitch s'adresse régulièrement aux Biélorusses. "Il les encourage à faire diversion en mettant hors service les chemins de fer", qui acheminent du matériel russe vers l'Ukraine, détaille Tatiana Kastouéva-Jean. "Plusieurs témoignages montrent que le système de gestion et la signalétique ont été abimés en plusieurs points. Depuis la Seconde Guerre mondiale, d'ailleurs, les Biélorusses sont réputés pour les guerres de 'partisans'." Oleksey Aristovitch parle également aux soldats biélorusses, en invoquant leur "devoir moral" de ne pas se battre en Ukraine.
Des volontaires biélorusses viennent d'ailleurs combattre les troupes russes aux côtés des Ukrainiens. "Les gens comprendront que les Biélorusses ne sont pas Loukachenko, mais que les Biélorusses se battent au contraire pour le droit", témoignait sur franceinfo Gleb Gounko, l'un de ces combattants dont le nombre est aujourd'hui impossible à évaluer. Exilé en Pologne après la répression à Minsk, le jeune homme a rejoint un centre d'entraînement de Lviv avant de se rendre à Kiev.
"Maintenant, nous devons nous battre non seulement contre le régime, non seulement pour la libération de nos prisonniers politiques, mais aussi pour les Ukrainiens, car nous comprenons que le sort du Bélarus dépend du sort de l'Ukraine en ce moment", commente l'opposante Svetlana Tikhanovskaïa. Quid d'un "printemps biélorusse" en cas d'intervention militaire chez le voisin ? "La population a déjà été fortement éprouvée par la répression", rappelle Tatiana Kastouéva-Jean. Mais "en cas d'affaiblissement russe, tous les scénarios seraient alors possibles en Biélorussie".
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