: Reportage "Il n'y a que la mort qui nous attend là-bas" : des réfugiés ukrainiens dans un village de l'Aude tirent un trait sur leur vie d'avant
"J'étais sûre de l'avoir gardé… Ah, le voilà !" Olena sort de sa commode un numéro de L'Indépendant et le déplie sur la table de la cuisine. Il est daté du 10 avril 2022. "On venait de rentrer de Pologne", glisse Jean-François, nostalgique en ce soir de mi-décembre. En double page s'étalent des photos d'un autocar plein à craquer, avec à son bord 42 Ukrainiens. La guerre venait d'éclater entre Moscou et Kiev quand le maire du village de Cazilhac (Aude) a décidé d'affréter un bus direction Presmysl pour déposer des cartons de vivres et récupérer les réfugiés à la frontière.
Jean-François, habitant de la commune, s'est porté volontaire : "J'avais le permis bus et des connaissances prêtes à financer les frais de transport." Il raconte les nuits à rouler, le choc à la frontière polonaise devant les commerces transformés en camps de réfugiés, les rires aussi. Les souvenirs sont plus douloureux pour Olena, Ukrainienne de 42 ans. "J'étais épuisée, épuisée", répète-t-elle, le visage fermé. Originaire du Donbass, elle se rappelle l'évacuation en urgence avec son fils : deux jours dans des trains bondés et la boule au ventre. "Je suis restée un peu plus d'une semaine en Pologne. Pas de douche et des calmants pour trouver le sommeil" , résume-t-elle.
Mais son éternel sourire chasse sa peine aussitôt qu'elle évoque sa nouvelle vie. Olena fait partie de la douzaine de réfugiés qui vivent encore dans ce village d'à peine 2 000 âmes. Avec Jean-François, qui est depuis devenu son compagnon, ils y ont construit une maison. "J'ai appris à poser les fenêtres, le Placo, à faire la peinture..." , s'exalte-t-elle en faisant le tour du propriétaire.
Attablés dans leur cuisine autour d'un verre, les amoureux retracent leur idylle. Olena et celui qu'elle surnomme "Jef" se sont retrouvés par hasard cinq mois après son installation chez une famille d'accueil. Elle se souvient de l'appréhension des débuts, de son angoisse avant d'ouvrir la bouche, de son français qu'elle jugeait mauvais. "Je suis venu te chercher d'Ukraine en bus, et tu avais peur de monter dans ma voiture pour aller au restaurant ?", blague Jean-François sous les rires de sa compagne.
Le dilemme de la demande d'asile
Olena ne veut "évidemment" pas repartir. Elle a décroché un CDI de femme de ménage dans un hôtel de Carcassonne, cité limitrophe à Cazilhac, et s'est pacsée avec Jean-François. Cela la rend éligible à un titre de séjour plus long que les six mois renouvelables de la protection temporaire accordée aux réfugiés ukrainiens. De là à demander l'asile ? Cette requête peut aboutir à l'obtention du droit de résider en France pendant dix ans (statut de réfugié) ou quatre ans (protection subsidiaire). "Si on valide ma demande, je ne pourrai pas retourner en Ukraine pendant la durée de mon permis de séjour. Il y a encore mes parents là-bas. J'irai peut-être les voir une dernière fois avant de passer le cap", pense-t-elle.
"Ça fait trois ans que je n'ai pas vu ma famille. Ils sont courageux, ils me disent qu'ils tiennent le coup."
Olena, réfugiée ukrainienne à Cazilhacà franceinfo
Les Scherbakov ont, eux, tiré un trait sur leur vie d'avant. Dans leur bungalow, situé sur l'ancien camping du village, seuls les dialogues en slave crachés par la télévision suggèrent leur origine ukrainienne. "Notre maison a été bombardée, on a tout perdu", souffle Olha, 33 ans, originaire de Pokrovsk. Sa belle-mère reste silencieuse : son logement aussi a été rasé et son mari n'a pas survécu. Ils vivent maintenant à sept dans cette maisonnette.
Quelques mois après son arrivée dans l'Aude avec ses deux aînés, Olha est retournée dans le Donbass, car son mari Vladyslav, 33 ans, n'avait pas pu quitter le territoire. Là-bas, elle a accouché de jumelles, portant la fratrie à quatre enfants. Avec plus de trois enfants à charge, Vladyslav, qui travaillait à la mine, a alors pu échapper à la mobilisation. La destruction de leur maison les a décidés à fuir l'Ukraine pour de bon. "J'ai contacté le maire et il m'a dit de revenir à Cazilhac", se souvient Olha.
La barrière de la langue, un frein du quotidien
"On leur a trouvé ce 'chalet' en urgence, mais ce n'est pas l'idéal. On a fait une demande de logement social", rapporte Toni Carvajal, le maire du village, qui n'a cessé de veiller sur les familles de réfugiés. Il a par exemple fait jouer ses relations pour trouver une place à Elena, 42 ans, dans un restaurant de Carcassonne. "Pour l'instant, je travaille à la plonge", grimace l'Ukrainienne, arrachant un éclat de rire au maire. Cette ancienne secrétaire aime à s'imaginer vendeuse. "Mais je n'ai pas trop le choix pour l'instant, à cause de la barrière de la langue", assure celle dont le français est pourtant fluide.
Olha et Vladyslav poursuivent leur apprentissage. "La se-maine pro-chaine, nous fê-te-rons le Nou-vel An". Sourcils froncés, ils notent les mots dictés par Karine, qui nous lance un regard amusé. La sexagénaire se rend cinq fois par semaine chez les Scherbakov pour des cours de langue. C'est elle qui a hébergé Olha et ses enfants à leur arrivée en 2022. Elle regarde la copie du père : "Tu n'as pas fait trop de fautes." "Les accents, toujours...", souffle-t-il. Vladyslav est barman dans le même bistrot qu'Elena : "Ça me permet de progresser, mais le français, c'est très difficile à apprendre."
De quoi compliquer la procédure de demande d'asile. "Je leur file un coup de main pour remplir les documents, mais il y a tellement de rendez-vous", se désole Karine. Les entrevues se tiennent à Montpellier, soit à 1h30 en voiture de Cazilhac. Vladyslav peut conduire avec son permis ukrainien pour l'instant. "Mais s'ils obtiennent la protection subsidiaire, il devra le repasser, car ce diplôme n'est pas reconnu par la France. Ça compliquera leur organisation", poursuit la professeure.
Protéger les enfants de la guerre
Ces bémols du quotidien rappellent que les réfugiés ukrainiens ne sont pas là par choix. "Ce qui pousse à partir, c'est la peur. La peur d'être bombardés, la peur que les Russes entrent chez vous en pleine nuit, encore plus quand vous êtes une femme…", s'épanche Olena, en référence aux viols commis par les hommes de Moscou. Difficile de connaître l'ampleur du phénomène, mais un rapport des Nations unies, publié en mars 2024, dénonce ces crimes et des ONG parlent de milliers de victimes.
"On a encore plus peur pour les enfants. On craint qu'ils soient embarqués de force au front. Il n'y a que la mort qui nous attend là-bas", ajoute Elena, qui est venue avec sa fille. Elle raconte avoir vu ses voisins cacher les jeunes hommes de leur fratrie, "car la police ukrainienne n'hésite pas à venir les chercher directement chez les habitants".
Fixé au départ à 27 ans, l'âge de la mobilisation a été abaissé à 25 ans en avril et la question de le faire passer à 18 ans se pose. Le fils d'Olena n'était pas encore majeur quand ils ont fui le pays. "Maintenant, il en a 19. Il se cherche, mais n'envisage pas d'y retourner. Il me dit : 'Maman, je ne peux pas aller combattre, je ne peux pas tuer'", assure-t-elle.
"Si mon fils était enrôlé aujourd’hui, il mourrait tout de suite. Il n'est pas formé au combat !"
Olena, réfugiée ukrainienne à Cazilhacà franceinfo
Toni Carvajal hoche la tête : "Je suis un produit de l'immigration espagnole. Ce qu'elles ont vécu, mes grands-parents l'ont vécu en Espagne. Elles sont parties parce qu'il y avait la guerre, on l'aurait tous fait si ça nous était arrivé ici."
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