Reportage "Même les fascistes ne faisaient pas ça" : à la frontière avec l’Ukraine, Belgorod se calfeutre et maudit le pouvoir russe qui semble l’oublier

Article rédigé par Sylvain Tronchet - Anastasia Sedukhina
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
A Belgorod, un mémorial aux victimes du bombardement du 30 décembre 2023 qui a fait 25 morts et plus d'une centaine de blessés (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
La ville de Belgorod et sa région sont désormais quotidiennement visées par des bombardements qui ont fait des dizaines de victimes civiles côté russe. Les habitants avouent leur peur et déplorent que le Kremlin les abandonne.

Après chaque attaque sur la région, le compte Telegram du gouverneur de l’oblast Belgorod gagne des abonnés. Vyacheslav Gladkov en compte maintenant près de 400 000. Et ils sont nombreux à débuter leur journée en le regardant, face caméra, dans sa voiture, énumérer les noms des districts bombardés dans la nuit, le nombre de victimes et, plus récemment, les opérations d’évacuation des enfants vers d’autres régions.

D’après le média russe 7X7, 137 civils ont péri en Russie des suites de frappes venant d’Ukraine depuis le début de la guerre, dont 95 dans la seule région de Belgorod. La plus meurtrière s’est déroulée le 30 décembre. Des tirs de roquette sur le centre-ville de cette cité de 335 000 habitants ont fait 25 morts et plus d’une centaine de blessés.

Vyacheslav Gladkov, le gouverneur de la région de Belgorod, relatant les bombardement de la nuit, lors de son point quotidien sur son compte Telegram (CAPTURE D'ECRAN)

Belgorod avait déjà été visée. La localité voisine de Chebekino (40 000 habitants) avait même été presque totalement évacuée en juin 2023 alors qu’elle était sous le feu quotidien de l’armée ukrainienne. Mais dans la capitale régionale, la vie semblait se poursuivre normalement. "Ce bombardement a rompu l’illusion d’une ville paisible, explique Nikita Parmienov, un journaliste en exil à l’étranger originaire de Belgorod. Bien que la guerre se déroulait à 70 km de là, que des gens mouraient dans la région de Karkhiv, à Belgorod il y avait toujours des fêtes, des concerts. Les autorités entretenaient l’idée d’un mur qui les séparaient de tout cela. Et puis soudainement les habitants ont vu les voitures brûler, les gens mourir, le sang, les vitres brisées…"

"Tout le monde a peur"

Le gouverneur Gladkov l’admet lui-même. "Tout le monde a peur", a-t-il reconnu lors d’une visite à Moscou, le 12 janvier, rompant avec le discours du Kremlin qui, à deux mois de la présidentielle, s'efforce de démontrer que le conflit avec l'Ukraine n'affecte pas directement le quotidien et la sécurité des Russes. Dans la région frontalière, la rentrée scolaire a été repoussée au 19 janvier et 400 enfants ont déjà été évacués vers des villes voisines. Certains habitants affirment que la ville est étrangement vide et qu’ils connaissent de nombreuses personnes qui ont fui par leurs propres moyens.

D'après certains habitants, les rues de Belgorod sont nettement moins fréquentées depuis le bombardement du 30 décembre. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

Oleg Ksenov a fait partie de ceux-là. Ce propriétaire d’un restaurant, à quelques pas de la place bombardée fin novembre, a quitté la ville immédiatement. "J’avais promis à ma femme que lorsque les premiers paquets de Grad [roquettes de conception soviétique utilisées par les deux camps] arriveraient, nous partirions. Non seulement elles sont arrivées, mais en plus nous les avons vues juste au dessus de nous et nous avons survécu par miracle. Ma femme est enceinte, je ne veux pas lui faire courir de risque", explique ce jeune homme à la barbe bien taillée qui organise par ailleurs des évacuations humanitaires pour les habitants des villages bombardés de la région.

Sur les fenêtres de son restaurant, Oleg a posé de lourds panneaux de bois qui obstruent la vue mais protègent ses clients d’éventuels éclats de verre. D’autres habitants mettent du scotch sur les vitres, comme le leur conseillent les autorités. Les services municipaux ont beau avoir nettoyé prestement les traces les plus visibles de l’attaque du 30 novembre, en ville de nombreux signes indiquent désormais que la guerre est bien là. À l’hôtel où nous résidons, nous sommes accueillis par des panneaux indiquant où se trouve l’abri en cas d’alerte aérienne. L’attaque a montré que les abris existants étaient souvent inaccessibles, accroissant encore plus la colère des habitants.

Les habitants offusqués qu’on puisse viser des civils

Igor, un retraité, est venu avec sa femme d’un village voisin pour déposer des fleurs sur l’un des mémoriaux improvisés en centre-ville, non loin du lieu de la frappe. "On ne pensait pas qu'une telle chose puisse arriver dans une ville paisible, explique ce septuagénaire. Il n'y a pas de militaires ici. Bombarder des civils, nous ne pouvons pas imaginer que ce soit possible. Même les fascistes ne faisaient pas ça", affirme-t-il avant que sa femme lui rappelle que les nazis ont bombardé les populations civiles pendant la Seconde Guerre mondiale. Son désarroi est partagé par de nombreux habitants qui affirment ne pas comprendre pourquoi le camp ukrainien a pu les viser.

"Les nôtres ne visent pas les civils, explique ainsi d’un air convaincu Karina, une professeure. C'est effrayant, ce n'est pas bien."  

"Bombarder une usine d'armement est une chose, mais viser une place centrale en sachant que les enfants sont en vacances et s'y promènent, c'est ignoble."

Karina, habitante de Belgorod

à franceinfo

Comme ceux de Chebekino au printemps dernier, les habitants de Belgorod, adhèrent, pour une grande partie, au discours officiel du Kremlin selon lequel l’armée russe ne réalise que des "frappes de haute précision" contre des installations militaires. L’incompréhension est d’autant plus importante que cette ville russe a longtemps vécu en symbiose avec celle de Karkhiv, à 70 km de là, côté ukrainien.

Sur la place de Belgorod bombardée le 30 décembre 2023, des panneaux diffusent désormais des conseils de premiers secours. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

"La moitié des habitants a fait ses études à Karkhiv, affirme Karina. C’est une grande ville de plus d’un million d’habitant, nous y allions y danser, y chanter, le samedi, le dimanche. Il y avait un train toutes les heures pour y aller." Karina a de la famille à Karkhiv, tout comme Igor, dont la femme est originaire de la deuxième ville ukrainienne. "Nous gardons le contact avec eux, raconte ce retraité. Mais certains sont devenus très agressifs. Il n’est plus possible de parler avec eux", semble-t-il s’étonner, adoptant cette conception, courante chez les Russes, d’une guerre sans nom, sans visage, sans responsable. "Tout cela est de la faute des Américains et des Européens", conclut-il avant de s’éloigner.

Dans son restaurant, Oleg connaît bien cette attitude. Lui dit qu’il s’attendait à ce que, tôt ou tard, la ville soit touchée. "Quand je disais cela, certains me disait que c’était parce que je soutenais l’Ukraine. Mais non. J’essayais juste de leur faire comprendre que ce conflit aurait des conséquences. Nous sommes à 30 kilomètres de la frontière. Il était très naïf de considérer que cela n’aurait pas de conséquences. Maintenant les gens sont perdus. Ils ne savent plus qui blâmer après cette prise de conscience", constate-t-il.

"Moscou nous a abandonnés"

Si en apparence aucune opposition à la guerre n’émerge à Belgorod, ne serait-ce que parce que cette opinion peut sûrement vous conduire en prison, un certain ressentiment vis-à-vis de Moscou se fait jour. "Lors du discours du nouvel an de Vladimir Poutine beaucoup se sont offusqués qu’il n’ait pas eu un mot pour Belgorod alors que les événements s’étaient déroulés juste avant , déplore Anastasia, une étudiante de la ville. Comment pouvait-on ne pas en parler ? C'est absolument incompréhensible", s’offusque la jeune fille qui dit se sentir "abandonnée". Sur les réseaux sociaux, certains habitants n’ont pas hésité à critiquer le mutisme du Kremlin et la couverture des médias fédéraux.

Si les services municipaux ont rapidement effacé les traces les plus visibles du bombardement du 30 décembre, de nombreuses fenêtres, comme sur cet hôtel, n'ont toujours pas été remplacées. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)

Les chaînes de télévision n’ont consacré qu’une trentaine de secondes au bombardement du 30 décembre, pourtant de loin le plus meurtrier pour des civils qu’ait subi la Russie depuis le début du conflit. Pire, une présentatrice a prononcé "Belgrade" au lieu de "Belgorod", rappelant aux habitants les reportages de juin dernier où les journalistes écorchaient systématiquement le nom de Chebekino alors sous les bombardements. "Les gens écrivaient tellement de messages de protestation sur le site de la première chaîne, se souvient le journaliste Nikita Parmienov, qu’ils ont mis en place un système qui supprimait automatiquement le message si vous écriviez Chebekino. Alors les gens l’écrivaient en caractères latins, ou en mettant des points, des espaces… Ils disaient : nous sommes la Russie, nous sommes bombardés, tués, et vous ne le voyez pas ? Êtes-vous fous ?" Anastasia, l’étudiante, tient un petit blog. Le jour du bombardement, elle a écrit : "Belgorod est le cercueil dans lequel nous seront tous enterrés. Nous allons tous perdre la vie. Et tout le monde nous oubliera."

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