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"Ericsson List" : "Ils m’ont détruit”, témoigne un acteur-clé

Dans le cadre du projet "Ericsson List", une enquête coordonnée par le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), un ingénieur irakien a livré un témoignage déterminant. Il affirme que le géant des télécommunications Ericsson lui a demandé de transmettre une lettre au groupe État Islamique. 

Article rédigé par franceinfo - Amir Musawy and Maggie Michael, avec l’ICIJ et la cellule investigation de Radio France
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Temps de lecture : 10min
Le projet "Ericsson List" est une enquête coordonnée par le Consortium international des journalistes d'investigation, auquel appartient la cellule investigation de Radio France. (ROCCO FAZZZARI / ICIJ)

Nous l’appellerons Affan. Il préfère que l'on taise son vrai nom. L’homme aujourd’hui âgé de 33 ans a raconté ce qu’il a vécu en 2014 à Mossoul (Irak) au partenaire allemand du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), Norddeutscher Rundfunk (NDR), et au journaliste Amir Musawy, dans le cadre du projet "Ericsson List". L'épisode qu'il relate a changé sa vie à jamais.

>> Comment le géant des télécommunications Ericsson a payé le groupe Etat islamique pour continuer à travailler en Irak

À l’époque des faits, Affan travaille chez Orbitel Communications, un sous-traitant d'Ericsson qui modernise le réseau d'Asiacell Communications, l'un des trois principaux opérateurs irakiens de télécommunication et l'un des principaux clients d'Ericsson. Récemment promu chef d'équipe, Affan supervise les ingénieurs qui effectuent des "drive tests", c'est-à-dire des tests à bord d’une voiture pour analyser la puissance des signaux émis par les antennes de télécommunication. L’enjeu est important. Le contrat passé avec Asiacell porte sur plusieurs millions de dollars.

Une lettre transmise au groupe État islamique

Ce jour de juin 2014, Affan a du mal à croire ce que lui demandent Ericsson et son sous-traitant Orbitel Communication : remettre en main propre une lettre à des membres du groupe État islamique pour demander la permission de continuer de travailler dans la région. Cette requête a de quoi surprendre. Le groupe terroriste occupe depuis peu la deuxième plus grande ville d'Irak et a récemment enlevé deux équipes travaillant dans les télécommunications.

Sur ce point, les versions divergent : selon un e-mail qu'a pu consulter NDR, média partenaire de l'ICIJ, un responsable d'Ericsson soutient que c'est Affan lui-même qui aurait demandé une lettre à Asiacell pour obtenir la libération d'un de ses collègues détenu par le groupe jihadiste. Affirmation démentie par Affan.

Quoi qu'il en soit, selon le rapport interne d’Ericsson révélé par le projet "Ericsson List", moins d'une semaine après la prise de Mossoul par le groupe jihadiste, la direction régionale de l’entreprise rejette les appels à suspendre les travaux sur le réseau Asiacell. "L'examen des courriels indique une persévérance pour maintenir la continuité des activités dans cette zone", indique l'un des documents qui a fuité.

Affan soutient que ce sont des employés d'Ericsson et d'Asiacell qui ont préparé cette lettre. Ils lui ont demandé de venir la chercher lui-même au bureau d'Asiacell à Mossoul. Cette missive, écrite en arabe, commençait ainsi : "À : qui de droit." Elle se poursuivait par "merci de faciliter la mission des équipes techniques (...) d'Ericsson qui est sous contrat avec Asiacell pour la maintenance et la mise en place des antennes." Elle se terminait par : "Nous vous remercions de votre coopération pour servir l'intérêt public." Affan raconte qu'il avait déjà livré des courriers similaires de la part d'Asiacell et d'Ericsson aux autorités chargées de la sécurité à Mossoul. Mais cette fois-ci, c'était différent. Il raconte avoir dit à son chef chez Orbitel : "Ces [membres du groupe État islamique] ne font pas partie du gouvernement. Ils ne sont pas la police." Il poursuit : "Ericsson a mis la pression sur mon employeur et mon employeur m'a mis la pression à son tour."

Le "pire moment" de sa vie

Affan est alors un tout jeune chef d'équipe. Il n’a que 25 ans et craint pour son emploi. Les responsables d'Orbitel l’avertissent par téléphone que si lui et ses collègues ne continuent pas à travailler, Orbitel – qui n’a pas répondu aux questions de l’ICIJ – perdra son contrat. Il accepte donc sa mission et se rend, en juillet 2014, dans un local austère de Mossoul où un membre de l'organisation État islamique à la barbe fournie, vêtu d'une longue robe sombre et d'un keffieh serré, est assis derrière un bureau. Affan s’approche et lui tend le courrier en chuchotant nerveusement : "Si nous avons le droit de travailler, signez ou tamponnez cette lettre. Si nous n'avons pas le droit, je m'en vais." Le barbu lui aurait répondu laconiquement : "Ok, allez-vous-en. Haji Saleh vous appellera." Affan apprendra plus tard que Haji Saleh était l’homme chargé par le groupe EI de récolter des "taxes" auprès de compagnies de télécommunication.

La vieille ville de Mossoul (Irak) en février 2021. (AMIR MUSAWY / ICIJ)

Il pense alors avoir fait le plus dur. Mais, peu après avoir quitté le bureau, il raconte avoir reçu un appel menaçant de la part d'un homme se présentant comme Haji Saleh. Ce dernier lui ordonne de se rendre sous un pont. "Prenez la lettre et venez", lui dit-il. Au point de rendez-vous, un pick-up s'arrête brusquement. Trois hommes en sortent. L'un d'eux attache les mains d'Affan avec un câble, tandis qu’un autre lui met un sac sur la tête, avant de le contraindre à monter à l'arrière du pick-up. "Le pire moment de ma vie", se souvient Affan.

Assis à côté du chauffeur, Haji Saleh questionne Affan sur les véhicules et les équipements que possède son employeur. "Je leur ai dit que nous n'avions que des ordinateurs portables et des téléphones", raconte Affan. Certains détails restent flous, à cause du traumatisme et du temps passé, explique-t-il. Mais il affirme ne jamais avoir oublié le moment où les djihadistes ont découvert son visage : il se retrouve dans une cellule, à l'intérieur d'un commissariat de police abandonné, transformé par le groupe terroriste en prison de fortune sur les berges du fleuve Tigre. Encore sidéré, il aperçoit deux autres prisonniers. Le premier est inconscient, le nez en sang, allongé sur un lit en fer. Le second ne bouge pas.

Un jihadiste réclame des millions de dollars

Mais le cauchemar ne fait que commencer. Le trio du groupe État islamique le remet à l'arrière du pick-up. Pendant six longues heures, ils le transportent à différents endroits, dont le bureau d'Asiacell à Mossoul. Il aurait été forcé de réunir ses collègues d'Orbitel, puis il les aurait regardés se faire interroger, eux aussi. Il raconte avoir insisté sur le fait qu’il était le responsable du bureau, suppliant pour qu’on libère ses collègues. Les terroristes les auraient finalement relâchés. Un peu plus tard, dans un secteur arboré, Haji Saleh lui ordonne d'appeler son "plus haut responsable". Affan dit alors avoir passé un appel à un chef de projet d'Ericsson, au bureau de Sulaymaniya, une ville située dans l'est de la partie kurde de l'Irak. Après lui avoir expliqué ce qu'il se passait, Affan passe le téléphone à Haji Saleh. L’homme se met à hurler, menaçant le responsable de faire exploser les bureaux d'Ericsson, et réclame des millions de dollars à la société. Une version que l'ICIJ n'a pas pu soumettre à Haji Saleh.

Affan ne se souvient pas du nom du responsable d'Ericsson qui a pris son appel. Mais l'un des documents internes révélés dans le cadre du projet "Ericsson list" indique qu'un chef de projet chez Ericsson, nommé Rabbah Dannawi – qui s’est par la suite enfui au Liban – a bien reçu un appel d'un membre du groupe État islamique. Selon le rapport secret, le membre de l'organisation a qualifié les employés d'Ericsson d’"infidèles" et a demandé à ce que la société suédoise paye une taxe de plusieurs millions de dollars. Le responsable d'Ericsson raccroche le téléphone. "J'ai regardé le pistolet d'Haji Saleh. J'ai pressenti qu'une balle allait m'atteindre en pleine tête et que mon corps serait jeté dans le fleuve", raconte Affan.

Des discussions entre Ericsson et Asiacell

Mais les choses se passent différemment. Affan est ensuite "assigné à résidence" dans son domicile familial de la banlieue de Mossoul. Les directives de Haji Saleh sont claires : "Ne pars jamais ou nous reviendrons te chercher et nous t'emporterons avec nous." Affan raconte s'être enfermé dans sa chambre. Il fume des cigarettes, peine à s'endormir et craint le retour de Haji Saleh. Le 31 juillet, il poste un dessin sur Facebook représentant un homme suspendu à un nœud coulant. Au-dessus est écrit : "La seule solution pour se débarrasser de la misère."

La ville de Mossoul (Irak), en 2021.  (AMIR MUSAWY / ICIJ)

La première semaine d'août, après les fêtes de l'Aïd qui marquent la fin du mois de Ramadan chez les musulmans, Affan rappelle Haji Saleh. Ce dernier lui répond : "Nous n'avons rien contre toi. Vas-y !" Affan s’enfuit alors de la ville pour ne plus jamais y vivre. Selon le rapport interne d’Ericsson, des responsables du géant suédois auraient demandé de l’aide à Asiacell pour contribuer à la libération d’Affan et continuer de travailler à Mossoul, mais il n’est fait aucune mention des modalités de ces discussions. Un manager d’Ericsson a par ailleurs affirmé aux enquêteurs qu’il n’avait aucune connaissance d’un éventuel paiement qui aurait été versé en échange de sa libération.

Aujourd’hui, Assan raconte : "Lorsque j'entre dans la ville, mon cœur s'emballe." Il se repasse en boucle les évènements : le bureau austère de l'EI, le pont où il a été enlevé par des hommes armés, le commissariat de police abandonné et l’absence de réaction d'Ericsson face à ses appels au secours. "Ils m'ont détruit", conclut-il, en évoquant ses ex-employeurs.

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