Cet article date de plus de trois ans.

Liban : l'article à lire pour comprendre la crise économique et humanitaire, un an après l'explosion au port de Beyrouth

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 18min
Des manifestants rassemblés devant le port de Beyrouth (Liban) le 4 août 2021, un an après l'explosion qui l'avait ravagé. (IBRAHIM AMRO / AFP)

Le pays n'a plus de gouvernement depuis la catastrophe, alors qu'il fait face à la pandémie de Covid-19 et surtout à une des pires crises économiques de l'histoire, selon la Banque mondiale.

Un an plus tard, le Liban est encore sonné par l'explosion qui a dévasté le port de Beyrouth, la capitale, le 4 août 2020. Le pays commémorait mercredi la catastrophe, qui a fait 214 morts. Mais il fait face à un problème plus brûlant encore : la terrible crise économique qui frappe le pays. Déjà en déroute, l'économie libanaise n'a cessé de se dégrader depuis. La monnaie libanaise a vu sa valeur divisée par plus de dix, la pénurie de médicaments et de carburant guette, et une très grande partie de la population a du mal à se nourrir correctement. Pendant ce temps, trois Premiers ministres se sont succédé sans parvenir à former un gouvernement.

Mercredi, une conférence était organisée à l'initiative de la France. La communauté internationale a promis 370 millions de dollars d'aides supplémentaires pour le Liban, dont 100 millions de la part de Paris. Mais ce rendez-vous a aussi été l'occasion de mettre une nouvelle fois la pression sur la classe politique libanaise. "Tous les rendez-vous ont été manqués, aucun engagement n'a été tenu", a déploré Emmanuel Macron. Franceinfo vous explique les rouages de la situation complexe et dramatique du Liban.

Quelle était la situation avant l'explosion du 4 août 2020 ?

Les problèmes qui touchent le pays n'ont pas débuté avec cette déflagration. Sahar Al Attar, ancienne rédactrice en chef du mensuel économique libanais Le Commerce du Levant, observe que la situation libanaise s'est dégradée en plusieurs étapes. "Depuis le milieu des années 1990, le Liban avait adopté un modèle qui consistait à s'endetter à travers les banques du pays, et à attirer les capitaux étrangers et de la diaspora pour financer cette dette", explique-t-elle. L'argent n'a pas servi à développer le pays, mais "à financer les réseaux clientélistes" des politiciens au pouvoir. 

Progressivement, ces dernières années, "la Banque centrale libanaise a commencé à proposer des taux toujours plus mirobolants pour encourager à placer son argent au Liban. La confiance des investisseurs a commencé à se briser", relate la journalisteEnsuite, l'arrivée massive de réfugiés syriens à partir de 2011 "a exercé une pression" sur l'économie du pays. "En 2016, nous étions déjà au bord du gouffre", estime-t-elle.

C'est ce qui avait justifié l'organisation, en 2018 à Paris, d'une conférence internationale des donateurs, la quatrième de l'histoire du pays. Onze milliards de dollars de prêts et de dons avaient été promis au Liban, en échange d'un engagement à des réformes qui n'ont jamais vu le jour.

Puis a éclaté le mouvement révolutionnaire de l'automne 2019, nourri par les inquiétudes des Libanais sur la situation économique et sur leur volonté de renouvellement de la classe politique. "Les banques ont alors fermé, ce qui a créé la panique chez les déposants", qui ont tenté de récupérer leurs économies, explique Sahar Al Attar. "La révolution a accéléré le cours des événements, mais il était inéluctable." En mars 2020, la crise avait franchi un nouveau palier avec l'annonce que le Liban ne rembourserait pas une partie de sa dette. Puis les frontières se sont fermées pour freiner l'épidémie de Covid-19. C'est dans ce contexte qu'est survenue l'explosion dans le port.

Qu'est-ce que ce drame a changé pour le pays ?

Un an après, le bilan officiel de l'explosion s'établit à 214 morts et plus de 6 500 blessés. A ce tragique coût humain s'ajoute la destruction de plusieurs quartiers, en partie reconstruits depuis "grâce à une solidarité très forte qui a permis de compenser l'absence totale de l'Etat", explique Sahar Al Attar.

La catastrophe a "sans doute donné une autre dimension à la crise", estime Joao Martins, chef de mission de Médecins sans frontières au Liban. Elle s'est produite alors que le pays "était en train de récupérer un peu économiquement de l'impact du confinement", et a notamment touché "des populations déjà sous le seuil de pauvreté, qui ont vu leur situation empirer". La déflagration a également ravagé plusieurs hôpitaux, au pire moment.

Mais elle a aussi eu un poids très symbolique. "Le 4 août 2020 a montré au monde entier ce qui se passait au Liban", constate l'humanitaire. La préoccupation de la communauté internationale s'est en effet accentuée, en témoigne la visite d'Emmanuel Macron deux jours plus tard. C'est aussi dans la foulée qu'a démissionné le gouvernement libanais, toujours pas remplacé depuis. Enfin, et surtout, l'explosion "a eu un impact psychologique très fort sur les Libanais", observe Sahar Al Attar. "Nous avons ce mythe du Liban qui se relève toujours tel le phénix. Mais cette fois, le peuple est profondément traumatisé."

Pourquoi n'y a-t-il toujours pas de gouvernement un an plus tard ?

Malgré la pression de la communauté internationale, plusieurs Premiers ministres se sont succédé sans parvenir à former un gouvernement depuis la démission de Hassan Diab, six jours après le drame. Premier nommé, le 31 août 2020, Moustapha Adib a jeté l'éponge moins d'un mois plus tard. La tâche a ensuite été confiée à Saad Hariri, qui avait déjà dirigé le gouvernement à trois reprises, avant de démissionner face aux manifestations de 2019. Mais le gouvernement d'experts promis n'a jamais été composé, et Saad Hariri a officiellement renoncé le 15 juillet 2021. Le milliardaire Najib Mikati, lui-même ancien Premier ministre, a pris sa suite le 26 juillet, pour l'instant sans résultat.

Le blocage politique s'explique au moins en partie par le système confessionnel qui régit la politique au Liban, censé maintenir un équilibre entre les communautés chrétiennes, musulmanes chiites et musulmanes sunnites du pays. Un désaccord opposait ainsi Saad Hariri, sunnite comme le sont tous les Premiers ministres, et le président chrétien Michel Aoun sur le casting des ministres chrétiens du futur gouvernement.

Mais Sahar Al Attar s'interroge sur la volonté réelle de la classe politique libanaise de résoudre ce blocage. "La réalité est qu'au Liban, tout est décidé par une poignée de dirigeants communautaires", analyse la journaliste économique. Pour elle, un gouvernement aurait de toute façon peu de marge pour agir, et aurait le désavantage d'être une cible pour le mécontentement. "S'il y avait un gouvernement, jamais il n'aurait pu assumer les choix politiques qui sont faits aujourd'hui, qui aboutissent à faire payer à la population le plus lourd tribut de la crise." Un point de vue qui n'est pas si loin de celui exprimé par la France. Au lendemain du renoncement de Saad Hariri, Paris dénonçait une "obstruction organisée et inacceptable" de la part de la classe politique libanaise.

Pourquoi la situation économique a-t-elle empiré ?

La crise a vu s'effondrer la valeur de la livre libanaise. Son taux de change officiel avec le dollar n'a pas évolué mais, au marché noir, il a flambé. "Pendant trente ans, 1 dollar valait environ 1 500 livres. Aujourd'hui, il en vaut à peu près 20 000", résume Sahar Al Attar. La Banque mondiale estime que le PIB par habitant du pays a chuté de 40% entre 2018 et 2020. Un effondrement d'une brutalité que l'on n'observe habituellement que "lors des conflits ou des guerres", résume l'institution, pour qui la crise libanaise pourrait être une des trois plus importantes depuis 1850.

Face à la fuite des capitaux étrangers et de la diaspora, le Liban et ses banques ne peuvent pas se reposer sur la production économique locale. Le pays n'a pas d'industrie, n'exporte presque rien et importe "tous les biens basiques", résume Joao Martins. Le résultat de la mauvaise gestion du pays par la classe politique, qui a peu investi dans les infrastructures.

Face à la crise, pour préserver l'approvisionnement du pays, la Banque du Liban avait maintenu la possibilité d'échanger ses livres contre des dollars au taux historique pour l'importation des biens les plus essentiels, dont le carburant et les médicaments. Ce qui n'avait pas empêché l'inflation d'atteindre 84,3% en 2020. Mais début mai, la Banque du Liban a commencé à restreindre l'accès à ce taux de change préférentiel, car ses propres réserves s'amenuisent. Une décision qui a déclenché des pénuries, et a fait doubler le prix du carburant. "On aurait pu, quand il restait des réserves, cibler les aides sur ceux qui en avaient besoin", plutôt que de maintenir un système mal pensé profitant davantage aux riches qu'aux familles pauvres, s'agace Sahar Al Attar. Un programme de subventions plus justes est promis depuis plus d'un an.

Comment cette crise se traduit-elle pour les habitants ?

"Le Liban était un pays de développement moyen, où la majorité de la population avait une vie tranquille, résume Joao Martins. Aujourd'hui, selon le dernier rapport de l'Unicef, 77% des familles manquent de nourriture." Dans les commerces, certains produits manquent et ceux que l'on trouve toujours "coûtent trois ou quatre fois plus cher qu'avant". Le chef de mission de Médecins sans frontières s'inquiète aussi de constater que "plus de 80 médicaments contre le cancer sont indisponibles aujourd'hui au Liban", et qu'il n'est "pas si facile de trouver du paracétamol". L'ONG, présente dans le pays pour aider les réfugiés syriens, "commence à développer des projets ciblés sur la population libanaise".

La crise rend également plus aigu le délabrement des infrastructures et des services publics. La difficulté de se procurer des pièces de rechange complique la réparation du réseau d'eau potable, constate par exemple Joao Martins. La pénurie de carburant est d'autant plus critique qu'il n'y a pas de système de transports publics. Et ce carburant manque aussi pour alimenter les générateurs qui assurent l'alimentation d'une grande partie des Libanais, à cause du mauvais état du réseau électrique.

Les particuliers luttent également pour accéder à leurs économies, car les banques en difficulté ont gelé les retraits. Geler, "c'est le terme qu'on emploie pour éviter les émeutes, mais je ne suis pas sûre qu'ils récupéreront un jour leur argent", craint Sahar Al Attar. La journaliste, dont le magazine a cessé de paraître à cause de la crise, se prépare à l'exil, comme de nombreux compatriotes. "Dès qu'il y a eu une petite accalmie dans le blocage des frontières, les gens sont partis. C'est terrible, car cela vide le pays de ses principales ressources, qui sont humaines."

Le Liban est-il affecté par l'épidémie de Covid-19 ?

Selon les données de l'université américaine Johns Hopkins, le Liban a connu plus de 560 000 cas de Covid-19 depuis le début de l'épidémie, sur une population de 5,3 millions d'habitants, et 7 917 morts. La vague du printemps 2020 a épargné le pays grâce à la fermeture rapide des frontières, explique Joao Martins, mais l'épidémie l'a fortement touché cet hiver, avec un pic en janvier.

La charge de recevoir les malades a surtout porté sur les hôpitaux publics, moins développés que le secteur privé et qui "avaient déjà des difficultés en situation normale." A cela s'ajoute l'exode de nombreux médecins qui "ont quitté le pays à cause de la crise".

Après une accalmie, les contaminations sont reparties à la hausse cet été. La vaccination est peu avancée (Emmanuel Macron a annoncé mercredi l'envoi de 500 000 doses au pays, qui a vacciné 12,7% de sa population) et les mesures sanitaires n'apparaissent pas comme prioritaires en pleine crise. "Les gens nous disent que s'ils doivent choisir entre mourir de faim ou attraper le Covid, ils préfèrent risquer le Covid. On ne peut pas les juger pour ça", observe Joao Martins. La fermeture des frontières n'est plus d'actualité : le pays ne veut pas se priver des revenus du tourisme, et espère faire entrer des devises étrangères.

Où en est l'enquête sur l'explosion au port ?

Les investigations sont toujours en cours, pour élucider les raisons de l'explosion, mais aussi du stockage pendant six ans dans le port de Beyrouth d'une dangereuse cargaison de nitrate d'ammonium. Et elles se heurtent à des résistances politiques. En février, un premier juge d'instruction avait tenté d'inculper Hassan Diab, l'ancien Premier ministre en poste au moment de la catastrophe, et trois anciens ministres. Le juge a été récusé.

Depuis, le ministre de l'Intérieur a refusé d'autoriser le nouveau juge d'instruction, Tarek Bitar, à poursuivre le directeur général de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, et le chef de la Surêté d'Etat, Tony Saliba. Tarek Bitar souhaite également inculper trois anciens ministres aujourd'hui députés, mais le Parlement n'a pas encore accepté de lever leur immunité parlementaire.

Mardi, l'ONG Human Rights Watch a publié un long rapport concluant à la responsabilité de "hauts responsables libanais" par leur négligence. L'absence d'avancées laisse aussi le champ libre à diverses théories. "Aujourd'hui, on soupçonne le nitrate d'avoir servi aux Syriens", pour préparer des explosifs dans le cadre de la guerre en Syrie, "par l'intermédiaire du Hezbollah", qui contrôlait cette partie du port, relate Sahar Al Attar. Ce qui fournirait une piste d'explication au fait que, selon le FBI, seules 500 tonnes de ce produit ont explosé le 4 août, alors que le chargement initial contenait 2 000 tonnes supplémentaires.

Les zones d'ombre persistantes et la lenteur de l'enquête sont en tout cas une source de colère pour la population et les familles des victimes, qui organisent des manifestations parfois violemment réprimées. 

Quelles sont les perspectives pour le pays ?

Le Liban a désormais un nouveau Premier ministre désigné, Najib Mikati, qui affirme vouloir composer un gouvernement au plus vite. S'il y parvient, il a promis de mettre en place les réformes demandées en septembre par Emmanuel Macron en visite à Beyrouth. Ce qui permettrait au pays de bénéficier d'un prêt du FMI et des milliards de dollars de dons et de prêts promis au Liban depuis la conférence Cedre de 2018. Mercredi, la communauté internationale a promis 370 millions de dollars d'aide supplémentaire.

La classe politique libanaise est également sous la menace de sanctions. L'Union européenne en a approuvé le principe en juillet, sans préciser qui serait visé par ces mesures, dont le gel d'avoirs en Europe et des interdictions de voyager. Il faudra cependant que les cibles soient approuvées à l'unanimité des Etats membres. Mais Sahar Al Attar craint qu'elles ne suffisent pas, car "quand ils sont sanctionnés, les politiques libanais expliquent toujours que ce n'est pas pour leur corruption, mais parce qu'ils ne seraient pas dans le bon camp"

Pour la journaliste économique, la révolution de 2019 avait fait naître l'espoir d'un vrai changement, passant par la fin du clientélisme communautaire et du recours à la même classe dirigeante. Mais depuis, "peu de nouvelles figures émergent, et les gens n'arrivent pas à imaginer un autre système", déplore-t-elle. "Quand les gens ont faim et peur, il est facile de trouver des clients pour le discours communautaire." Elle ne croit pas que les élections prévues en 2022 puissent renverser le système. "On a le sentiment d'un pays en chute libre, conclut de son côté Joao Martins. On ne voit pas quand ça va s'arrêter, ni dans quel état sera le pays quand il aura touché le fond."

Je n'ai pas le temps de tout lire, pouvez-vous me faire un résumé ?

L'explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, a symbolisé la faillite de la classe politique libanaise, mais n'a pas provoqué à lui seul la crise actuelle, dont les racines sont antérieures. La fuite des capitaux étrangers a fait plonger les banques du pays, entraînant une réaction en chaîne qui a conduit la monnaie libanaise à perdre 90% de sa valeur. Aujourd'hui, 77% des Libanais manquent de moyens pour se nourrir correctement. La réponse à la crise est compliquée par l'absence de gouvernement. La classe politique n'arrive pas à s'accorder, mais est aussi soupçonnée d'avoir intérêt à préserver le statu quo. Elle fait également obstruction à l'enquête sur la catastrophe du port, qui risque de pointer sa négligence.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.