: Vidéo "Je suis l'accoucheur du Novitchok" : l'ex-chimiste Vladimir Ouglev raconte la naissance de ce terrible poison
Vladimir Ouglev assure à franceinfo que cet agent innervant, utilisé au Royaume-Uni contre l'ex-espion russe Sergueï Skripal, est bien né en URSS. Moscou nie.
Sa "passion pour la science" l'a-t-elle conduit à développer l'un des plus redoutables poisons que l'humanité ait connus ? Dans un entretien à franceinfo, l'ancien chimiste soviétique Vladimir Ouglev affirme avoir été l'un des concepteurs de la famille d'agents innervants Novitchok. Ce retraité de 72 ans assure avoir mis au point deux formules du poison, dans les années 1970, dans un "institut de recherche secret" à Chikhany, à 900 km au sud-est de Moscou. Par son récit, il s'oppose frontalement aux autorités russes, qui nient l'existence d'un tel programme.
"J'ai commencé à y travailler en septembre 1975, raconte le scientifique. En trois mois, j'avais déjà mis au point deux nouveaux éléments, l'A-234 et l'A-232. Je suis la sage-femme du Novitchok, son accoucheur." Filant la métaphore, il attribue la paternité du poison à Piotr Kirpitchev, son chef d'équipe, qui avait déjà découvert l'A-230 avant son arrivée.
Les tests réalisés dans la foulée de ses travaux ont confirmé l'ampleur de la découverte. Selon le chimiste, l'A-234 et l'A-232 s'avèrent vite être "cinq à dix fois plus puissants que le gaz VX", jusqu'alors le poison le plus redoutable au monde. Le pouvoir soviétique prend soin de ne pas ébruiter la nouvelle et suit chaque avancée de près. L'équipe de recherche est même priée de court-circuiter la hiérarchie locale pour en référer directement à Moscou, afin de limiter les risques de fuites.
"Les Skripal ont eu beaucoup de chance"
Des décennies plus tard, le Novitchok se retrouve au cœur d'une double affaire criminelle et d'une crise diplomatique internationale. En mars 2018, dans la paisible ville britannique de Salisbury, un ancien agent double russe, Sergueï Skripal, et sa fille Ioulia sont visés par une tentative d'empoisonnement au Novitchok. Ils en réchappent grâce à des semaines de soins intensifs et vivent depuis dans une planque des services britanniques. En juillet, rebelote, avec une issue fatale : une habitante de la commune meurt après s'être aspergée du poison, contenu dans un flacon de parfum ramassé par son compagnon.
Pour le chimiste, cela ne fait "aucun doute" : c'est bien l'A-234, réputé pour sa puissance, sa stabilité et son intraçabilité, qui a été utilisé au Royaume-Uni. "Il est possible que j'aie moi-même fabriqué ce lot", avance-t-il.
Il n'hésite guère plus à désigner les auteurs des empoisonnements. "Ce sont les services spéciaux russes qui ont fait ça, dit-il, à l'unisson avec les autorités britanniques. Et ils l'ont mal fait. Si Sergueï Skripal et sa fille sont encore vivants, c'est parce qu'ils ont eu beaucoup, beaucoup de chance. Ils ont dû avoir peu de contact avec le poison déposé sur leur porte d'entrée. Peut-être avaient-ils des gants ?"
Empoisonné par son propre poison
Lui aussi a eu de la chance. Au milieu des années 1980, pendant ses recherches sur le Novitchok, Vladimir Ouglev a accidentellement été en contact direct avec une forme solide du poison. "J'ai réagi à temps, raconte-t-il. J'ai plongé ma main dans une solution d'acide chlorhydrique et je l'ai rincée. Pendant des années ensuite, ma main était moite en permanence, comme une peau de grenouille."
Il assure devoir son salut à la nature de l'élément sur lequel il travaillait. "C'était l'A-242, qui n'a pas du tout le même principe de fonctionnement que les autres éléments."
Si j'avais touché l'A-234, je ne serais pas là pour vous en parler.
Vladimir Ouglevà franceinfo
Après l'effondrement de l'URSS, Vladimir Ouglev connaît une longue descente aux enfers. En 1993, trois ans après avoir quitté le laboratoire, il est poursuivi en justice pour avoir apporté son soutien à un autre scientifique, Vil Mirzaïanov. Ce dernier avait été arrêté pour trahison, en 1992, après avoir révélé dans la presse l'existence des agents innervants Novitchok.
Dès lors, le chimiste aux fines lunettes, qui vient de se voir proposer un poste de premier plan au sein de l'administration présidentielle, est "chassé de partout". Il se retrouve à vendre des bricoles sur les marchés. "Les Américains m'ont proposé d'émigrer et de travailler pour eux dans le domaine de la chimie militaire, affirme-t-il. J'ai refusé, car je n'aurais plus jamais pu rentrer en Russie ensuite."
Un "dissident" dans le viseur du FSB ?
Avait-il seulement envie de poursuivre une telle carrière ? Pas sûr. S'il se dit "très fier, en tant que scientifique", de ses découvertes, il évoque ses états d'âme nés lors de la guerre soviétique en Afghanistan (1979-1989), où des armes chimiques ont été utilisées. Les écrits d'Andreï Sakharov, père de la bombe H, devenu l'un des principaux opposants au régime soviétique, ont fini de déclencher chez lui "une réflexion et un changement d'état d'esprit".
L'utilisation de ses travaux le tourmente aujourd'hui. "Chaque avancée scientifique est une source de progrès mais, dans les mains de salauds, cela peut aussi devenir une arme, souligne-t-il. C'est comme un couteau : on peut s'en servir pour couper du pain mais aussi pour tuer quelqu'un."
Vladimir Ouglev se bat aujourd'hui pour faire entendre sa vérité face à la version officielle de Moscou, notamment en répondant aux interviews. "Je le fais parce que, depuis ma naissance au goulag, je suis un dissident", lance-t-il. Il entend ainsi s'inscrire dans les pas de son grand-père, un paysan déporté dans la région de Mourmansk, dans le nord de la Russie.
Ce régime a toujours menti, dès 1917. Être un opposant est nécessaire face à ces mensonges.
Vladimir Ouglevà franceinfo
L'ancien scientifique, qui vit désormais avec sa femme sur les rives de la mer Noire, a-t-il subi des pressions depuis qu'il tient tête au Kremlin ? "Officiellement, on ne m'a pas menacé, répond-il. Mais j'ai quand même été renversé par une voiture, en avril, deux jours après une interview au Spiegel." Sauvé par son "ordinateur portable" qui a limité le choc et par sa bonne condition physique qui lui a permis de sauter sur le capot, il a été blessé au crâne, au bras droit et aux jambes. Après "beaucoup de recherches" sur son accident, il exclut tout "hasard" et pointe la responsabilité du FSB. Malgré l'inquiétude de sa femme, il n'entend pas se taire : "Depuis mes ennuis en 1993, je n'ai plus peur. J'en ai eu ras-le-bol d'avoir peur."
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